1Comment imaginer deux expressions plus différentes que celles de world music et de musica mundana ? La première désigne, dans son acception la plus commune – celle adoptée par l’industrie musicale –, un concept marketing destiné à des productions non occidentales [1], la seconde les quotients mathématiques qui régissent l’harmonie des sphères. Et pourtant, ces termes signifient tous deux « musiques du monde ». De toute évidence, les langues latine et anglaise leur confèrent un sens radicalement différent, situé dans le temps au même titre que les linguae francae qui les véhiculent. Mais ce changement de sens n’est-il pas lié aussi à la polysémie des notions de musique et de monde ?
2Si la musique décrit un art, une production et une pratique, elle peut aussi désigner l’un des arts libéraux du quadrivium aux côtés de l’arithmétique, de la géométrie et de l’astronomie. La notion de monde est plus équivoque. Elle s’applique, sur le plan astronomique et planétaire, tant à l’univers qu’au globe terrestre, et tout ce qui s’y trouve et y vit. Socialement parlant, elle qualifie le public, les gens autour de nous (« il y a du monde »), la vie séculaire, la société mondaine et la vie perçue par chacun d’entre nous [2]. Enfin, dans le sens de la grandeur et de la totalité, ce terme indique quelque chose de vaste (« c’est tout un monde »), mais aussi une région ou un milieu pris dans leur ensemble (le monde politique, le Nouveau Monde) [3]. Il en résulte une distinction entre un sens général associé à une globalité et un sens plus particulier qui concerne indifféremment l’individu, le groupe social ou l’aire culturelle.
3La relation monde-musique englobe donc des notions aussi diverses que la mondialisation de la musique, la circulation des musiciens à l’échelle planétaire, la world music, la musica mundana ou l’ensemble des mondes de la musique, y compris ceux des artistes et de leurs œuvres en parti culier. Mais ces notions sont diachroniques, elles apparaissent à différents moments de l’histoire. Comment le lien entre musique et monde se décline-t-il du point de vue de l’histoire des idées ? Le présent article part du principe que la musique a toujours été reliée au ou à des monde(s). Il importe de savoir de quelle musique et de quel(s) monde(s) il s’agit.
4Il sera montré ici le passage progressif d’une vision singulière de la « musique du monde » à une conception plurielle, que résume l’expression : « autant de musiques, autant de mondes ». Cette diversité se traduit, dans l’esthétique de la première moitié du xixe siècle, essentiellement par celle des « grands » compositeurs héroïsés et de leurs « chefs-d’œuvre » originaux. Depuis, l’acception « autant de musiques, autant de mondes » n’a de cesse de s’étendre à d’autres musiques et à d’autres régions du monde.
La musique, reflet de l’harmonie du monde (de l’Antiquité à la Renaissance)
5Selon un proverbe bien connu, la musique adoucirait les mœurs. Son harmonie et son rythme apaiseraient notre âme. Et pourtant, la musique telle que nous l’entendons aujourd’hui n’est pas l’harmonie du monde, elle n’en est que le reflet si l’on en croit la philosophie et les théories musicales de l’Antiquité à la Renaissance. Durant cette longue période de l’histoire, en Europe, la musique représente plus qu’un art : Boèce, dans son De Institutione Musica, adjoint à la musique audible, jouée par les instruments (musica instrumentalis), deux autres musiques : la musique humaine (musica humana) et la musique du monde (musica mundana). Ces dernières ne sont pas audibles, ce qui peut sembler a priori paradoxal pour une notion généralement associée à un art des sons. La musica humana peut être appréhendée via une approche introspective et correspond à l’union entre les parties du corps et de l’âme. Les quotients mathématiques de la musica mundana – comme précédemment évoqué – régissent la profonde harmonie qui sous-tend le mouvement des astres, le cycle des saisons et les éléments. La musique désigne donc une harmonie au-delà de l’audible, celle du cosmos – du macrocosme – ou de son abrégé, le microcosme de l’être humain. De ce point de vue, la musique audible représenterait le reflet d’une harmonie qui la dépasse. Comprise dans son acception la plus large, l’harmonie s’applique ici aux « bonnes proportions » et à la convenance des parties entre elles et avec le tout.
6Liées à la proportion, les vibrations des corps célestes et de la musique sont expliquées de manière essentiellement mathématique : aux quotients les plus simples de forme n+1 / n correspondent les intervalles les plus consonants [4] (octave : 2/1 ; quinte : 3/2 ; quarte : 4/3 ; etc.). Ces quotients représentent les premières divisions de l’un, symboles de l’unité parfaite d’essence divine. Ainsi, dans l’Antiquité, on pensait que les intervalles entre les notes de musique étaient proportionnels à la distance entre les astres. Plusieurs modèles sont proposés parmi lesquels ceux de Cicéron et de Censorinus (Bakhouche, 1997). Les deux associent l’octave à la distance entre la Terre ou la Lune et les étoiles fixes, et situent le Soleil à une distance de quinte de l’une de ces deux extrémités [5]. La musique constitue donc, dans l’Antiquité et au Moyen Âge en Europe, essentiellement un moyen de faire résonner une harmonie du monde, qui régit aussi le positionnement des astres. Cette vision métaphysique n’empêche nullement la coexistence d’une diversité de musiques et de mondes. Ainsi, le Moyen Âge européen, façonné par le christianisme, est aussi le théâtre des troubadours et des trouvères qui, dans leurs poèmes, chantent l’amour. Il n’empêche que cette période de l’histoire privilégie le caractère métaphysique de l’harmonie et de la musique à la singularité du monde de l’artiste et de ses œuvres.
La musique reliant harmonie des sphères et affects humains (Renaissance et débuts du Baroque)
7En Europe, la Renaissance et les débuts du Baroque représentent une nouvelle étape dans les relations entre musique et cosmos : désormais l’homme joue un rôle prépondérant dans son lien avec le divin. Si au préalable le microcosme humain était le reflet d’un ordre du monde immuable, à la Renaissance, microcosme et macrocosme mêlent leurs attributs. Pour l’humaniste Marsile Ficin, l’homme s’unirait à Dieu qui s’humaniserait en même temps que l’humain se diviniserait (Pelegrin, 2000, p. 312).
8Kepler continue de se nourrir de l’harmonie céleste [6], mais il adopte une musique des sphères non plus monodique, mais polyphonique. Selon lui, chaque corps céleste produirait un son éternel, caractérisé par des glissements continus (portamenti) [7] entre deux notes. Ce son peut prendre l’apparence d’un vibrato [8] lorsque les deux notes sont très rapprochées, comme dans le cas de la Terre et de Vénus :
Musique attribuée à chaque planète selon Kepler (1619, p. 207)

Musique attribuée à chaque planète selon Kepler (1619, p. 207)
9La mélodie de chaque planète est déterminée par sa distance par rapport au soleil (plus elle est aiguë, plus elle est proche de celui-ci) et la forme de son orbite (l’étendue de son ambitus est proportionnelle à son excentricité). Le nouveau modèle musical de Kepler est fondé à la fois sur le système héliocentrique copernicien et sa propre découverte – contre toute attente – que les orbites des planètes sont elliptiques et non sphériques, et donc moins à même de symboliser la perfection divine. Ainsi, dans sa nouvelle astronomie, les « mouvements des cieux » sont associés à une « symphonie sans fin », produite par l’entrecroisement de toutes les mélodies des planètes (James, 1997, p. 166 et 176).
10À l’astronomie nouvelle de Kepler s’ajoute un changement radical au sein de la théorie musicale : à partir du xve siècle, en Europe, celle-ci n’est plus fondée sur le nombre et la proportion, mais sur la langue et son expressivité. Ainsi, le compositeur Josquin des Prés accorde une grande importance au contenu émotif des paroles et à l’alternance des consonances et des dissonances. N’étant plus envisagée comme une science mathématique, la musique quitte progressivement la sphère du quadrivium pour s’approcher de celle du trivium, où elle prend l’apparence d’une discipline sœur de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique. Le texte et son expressivité sont désormais appelés à jouer un rôle prépondérant dans le style moderne – ou seconda pratica – codifié par Monteverdi (Heinemann, 2004, p. 108). C’est désormais le lien entre musique terrestre et musique des sphères qui importe : la première exprime des affects et, dans le même temps, « élève l’âme vers l’apaisante harmonie » de la seconde (Pelegrin, 2000, p. 255). Il n’est donc guère étonnant que la période baroque voie la réémergence de la théorie des affects (Affektenlehre) – remontant à l’Antiquité grecque –, selon laquelle la musique fait naître chez l’auditeur des émotions comme la joie ou la tristesse. Cela est d’autant plus vrai que la musique, pensée désormais comme un discours rhétorique, devient un moyen de communication similaire au langage.
Le compositeur et l’œuvre comme mondes (des Lumières au xxe siècle)
11L’empirisme et le rationalisme des Lumières ont permis l’essor des sciences et des techniques modernes, et s’éloignent de la musique des sphères. Cela se manifeste notamment chez Alexander von Humboldt (2004, p. 570) lorsqu’il met en garde de ne pas mélanger le « cosmos idéal » et le « cosmos réel », le caractère poétique de l’harmonie des sphères et les résultats des observations scientifiques. Parallèlement, la notion d’esthétique forgée par Baumgartner (1750) ouvre la voie à l’étude des sensations, de l’imaginaire et des passions. Par ce discours esthétique, l’art s’autonomise et advient.
12Si au Moyen Âge, l’artiste-bâtisseur de cathédrales contribue modestement, par ses connaissances et son habileté, à la réalisation d’un ouvrage qui le dépasse et symbolise le cosmos divin, peu à peu l’artiste est perçu comme un génie et son œuvre se trouve canonisée. Le génie et son univers constituent désormais un monde en soi, dont il convient de s’imprégner. La musique n’est donc plus le reflet de l’harmonie du monde, mais des chefs-d’œuvre comme les Variations Diabelli de Beethoven ou la Tétralogie de Wagner représentent tout un monde. Cette conception emphatique de l’œuvre puise ses sources dans la religion de l’art et vient en complément de la rationalité croissante des sciences et des techniques. Le « modèle des deux mondes » de Wackenroder, tel qu’il a été théorisé par Hans Heinrich Eggebrecht (1996, p. 595-621), permet de comprendre un aspect important du romantisme musical, celui de la sacralisation de l’art et de son lien avec la réalité prosaïque. La négation du monde réel en constitue le point de départ. Elle permet d’accéder au monde de la musique. Loin de s’isoler dans un univers parallèle, l’artiste et sa musique relient ces deux univers et permettent d’agir en retour sur le réel. Ainsi, Wackenroder (1991, vol. 1, p. 205), en 1797, dans les « Miracles de l’art musical » (Wunder der Tonkunst) :
oh, alors je ferme les yeux sur toutes les guerres du monde – et je me retire en silence dans le monde de la musique, comme dans le rayonnement de la foi, où tous nos doutes et nos souffrances se perdent dans une mer de sons, – où nous oublions tous les croassements des êtres humains, où ni le caquetage des mots et des langues, ni la confusion des lettres et de monstrueux hiéroglyphes ne nous donnent le vertige, mais où un simple affleurement guérit toute la peur de notre cœur [9].
14À l’infini des mondes de la musique et du réel s’ajoute une multitude d’autres, plus singuliers, au fur et à mesure de l’héroïsation des compositeurs et de la canonisation de leurs chefs-d’œuvre. Cette situation persiste au xxe siècle comme en témoigne la vision cosmique exprimée par Gustav Mahler au sujet de sa Huitième Symphonie dans sa lettre à Willem Mengelberg du 18 août 1906 :
J’ai terminé ma 8e symphonie. – C’est la plus grande chose que j’ai faite pour l’instant. Et elle est si originale de contenu et de forme que je ne peux pas la décrire. Imaginez que l’univers entier se mette à chanter et à résonner. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes, des soleils en rotation…
16L’émergence de ces mondes s’accompagne de notions nouvelles : celles de la structure (Hoffmann, 1810) et de la forme musicales (Schumann, 1835 ; Gathy, 1840). Appliquée à la forme sonate [11] où elle est régie par le principe de symétrie, la forme musicale est, selon Robert Schumann (1835), le « réceptacle » (Gefäß) de l’esprit qui insuffle la vie à l’œuvre, pensée désormais comme « force vivante et vivifiante, âme d’un Univers organique où tout est vie » (Schaeffer, 1994). On passe ainsi du microcosme de l’humain face à l’ordre immuable du cosmos au microcosme de l’œuvre musicale, unique et originale, continuellement en quête de formes renouvelées. Cet intérêt pour les formes musicales est contemporain de la construction du « classicisme viennois » (Wiener Klassik) autour de la triade Haydn-Mozart-Beethoven, à qui l’établissement de ces formes est attribué a posteriori. Les romantiques auraient donc créé le classicisme viennois et ses formes, afin de mieux s’en démarquer.
Musique du monde vs mondes musicaux
17Les relations entre musique et monde sont multiples, voire contradictoires. En effet, deux idéaux-types opposés peuvent se dessiner : le premier, celui d’une musique au sens très large, englobant à la fois une harmonie du monde inaudible (musica mundana) et une musique fonctionnelle et audible (musica instrumentalis), fonctionnelle dans la mesure où elle demeure au service d’un monde social et religieux ; le second, celui d’une musique audible considérée comme « absolue » ou « pure » [12], où l’auteur et son œuvre sont à même de constituer des mondes en soi. Dans ce second modèle, la sphère de l’harmonie est réduite puisqu’elle ne s’applique plus à l’harmonie du monde, mais seulement à la science des accords, qui étudie leur construction, leurs enchaînements et les principes qui les régissent. Le premier modèle privilégie l’harmonie du monde, dont la musique est le reflet ; le second une vision emphatique des œuvres et de leurs créateurs. Historiquement, on passe du premier au second modèle de l’Antiquité à la Renaissance, puis de la Renaissance au xixe siècle, seule période de l’histoire occidentale à avoir délaissé la musique des sphères si l’on en croit Jamie James (1997). Toutefois, à partir de la fin du xixe siècle, et tout particulièrement au xxe siècle, la musique européenne remet de nouveau à l’honneur la musique des sphères, notamment avec la vision astrologique de Gustav Holst dans Les Planètes et l’opéra de Hindemith, Die Harmonie der Welt, fondé sur un livret qui retrace la vie de Kepler.
La diversification des mondes musicaux (depuis la fin du xixe siècle)
18Mais la fin du xixe siècle est aussi marquée par les débuts d’une mondialisation musicale plus active, au-delà de la circulation des chansons et de la vente de partitions : celle des voyages intercontinentaux de musiciens. Paganini et Liszt, malgré leur propension aux tournées répétées, n’ont jamais quitté les confins de l’Europe [13]. La situation va changer progressivement à partir de la seconde moitié du xixe siècle avec la multiplication des tournées de musiciens entre les aires culturelles. Il en est ainsi de celles mentionnées dans la contribution de Zélia Chueke, entre l’Europe et le Brésil, limitées notamment en raison des difficultés inhérentes aux traversées transatlantiques. La situation est différente dans la mondialisation contemporaine, avec des musiciens globe-trotter comme les DJs néerlandais Tiesto et allemand Paul van Dyk, et l’auteur-compositeur-interprète Bob Dylan qui, en 2017, ont parcouru chacun plus de deux millions de kilomètres, ce qui équivaut à environ cinquante tours du monde ou six voyages jusqu’à la lune [14] ! La question est de savoir si la croissance fulgurante des flux de trafic aérien est encore soutenable à l’heure où des questions liées à l’environnement et des pandémies comme la Covid-19 constituent des enjeux planétaires majeurs. Il est à se demander si nous ne nous situons pas actuellement à la fin d’une phase de mondialisation intense.
19Parallèlement au développement des voyages transcontinentaux, la seconde moitié du xixe siècle voit aussi l’émergence des écoles nationales en Europe et la volonté de construire des musiques nationales, notamment en empruntant à la « tradition folklorique ». Mais souvent mondialisation et création des identités culturelles vont de pair. Il en est ainsi de la construction de la musique française chez Debussy s’inspirant d’un ailleurs dans l’espace et le temps. Cet ailleurs spatial s’exalte chez lui dans une forme d’orientalisme, incarnée par les musiques espagnole, russe et javanaise – cette dernière qu’il découvre lors de l’Exposition universelle de 1889. Il se saisit de l’ailleurs temporel en puisant dans l’histoire de la musique en France à l’époque baroque (Couperin, Rameau, etc.). Le fait de s’inspirer d’un ailleurs n’est pas sans rappeler l’attrait des surréalistes pour les objets d’art africains. Si, à première vue, cette attention semble aller dans le sens d’une communication interculturelle, elle relève toutefois d’une vision primitiviste à l’encontre de ceux qui « ont en commun, pour des raisons diverses, d’incarner l’inverse de l’homme moderne, urbain, savant, industrialisé », à savoir les « sauvages », les enfants, les fous, les préhistoriques et les rustiques (Dagen, 2019). Il en est ainsi de la tradition folklorique et des musiques des contrées lointaines, sources d’inspiration pour les compositeurs occidentaux, mais au service d’une musique jugée savante.
20La situation change avec le développement des cultural studies nées dans les années 1960 dans l’entourage de l’École de Birmingham, transgressant les limites de l’enseignement de la culture académique par la prise en compte de la culture des médias, des classes populaires et contestataires, des minorités, mais aussi des postcolonial studies qui, dès les années 1980, entreprennent une critique du colonialisme et de son héritage culturel. À la même époque, la world music quitte la sphère de l’ethnomusicologie aux États-Unis, où elle désignait l’étude de tous les types de musiques dans le monde, pour devenir un concept marketing visant à établir sur le marché des mélanges de musiques (populaire) occidentale et « ethnique [15] ». Théoriquement, la world music aurait pu s’inscrire dans l’hybridation tant prônée par les études postcoloniales, si ce n’est que cette notion a fini par désigner de manière trop unilatérale le champ du « non-occidental [16] ». Comme formes accomplies d’une musique mondiale, il reste encore ces rencontres, parfois fortuites, qui produisent de véritables mélanges interculturels et concourent à la construction d’une mondialité musicale [17].
Pour conclure
21Globalement, on note le passage d’une vision singulière de la musique du monde, avec une musique fonctionnelle reflet de l’harmonie des sphères, à une pluralité de mondes et de musiques. Si la vision emphatique du compositeur et de l’œuvre au xixe siècle se situe aux antipodes de l’harmonie des sphères, depuis, la mondialisation n’a de cesse d’apporter de la diversité à ces musiques et à ces mondes. Même la musique des sphères se trouve réhabilitée.
22Cet article n’a pas la prétention d’écrire l’histoire des liens entre musique et monde, mais de présenter brièvement quatre situations historiques, qui, à l’exception de la première, correspondent sensiblement aux phases de mondialisation accélérée définies par Ottmar Ette (2019) : l’expansion coloniale de l’Europe à la Renaissance, les voyages d’exploration du milieu du xviiie au début du xixe siècle, les luttes néocoloniales et la montée en puissance des États-Unis dans le dernier tiers du xixe siècle et au début du xxe siècle, la phase actuelle de la mondialisation depuis les années 1980. Ces périodes que l’on pourrait qualifier de « transitoires » sont essentielles dans l’histoire des idées et des arts. Qu’il suffise de penser à la Renaissance, aux Lumières, au temps des avant-gardes ou à la postmodernité qui ont partie liée avec ces phases. La musique a toujours circulé (au sein des grandes régions du monde, le long des routes de la soie, etc.), mais sa mondialisation n’a commencé à se généraliser qu’à partir de la seconde moitié du xixe siècle, au moment où se développent les voyages intercontinentaux des musiciens. Elle atteint un niveau jamais égalé durant cette dernière phase de la mondialisation, en raison principalement du rythme effréné des voyages dans le monde et des nouveaux systèmes de communication qui couvrent le globe en temps réel. Mais cette situation est-elle tenable ? D’un côté, Internet dispose d’un nombre impressionnant de données musicales, mais dont seule une extrême minorité est consultée quotidiennement [18], sans oublier les difficultés inhérentes à une utilisation problématique des nouvelles technologies. D’un autre côté, les enjeux actuels liés à l’environnement et à la sécurité sanitaire vont dans le sens de la réduction des voyages et donc de la présence des musiciens sur les scènes de différents continents, ce qui tend malheureusement à réduire ces « moments de communion » où les artistes jouent face au public [19]. Comment combiner avantageusement le monde virtuel au monde réel ? C’est l’une des questions essentielles du monde (musical) de demain, qui mérite toute notre attention.
Notes
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[1]
Au pluriel dans sa traduction française : « musiques du monde ».
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[2]
D’où les oppositions mondes intérieur / extérieur ou sensible, et mondes terrestre / idéal ou intelligible.
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[3]
À cela s’ajoute de manière paradoxale l’expression « petit monde » apparaissant comme un oxymore.
-
[4]
D’une manière générale, une consonance désigne un intervalle ou un ensemble de sons considéré comme agréable à l’oreille. Mais chez Boèce, la notion de consonantia se réfère surtout à une combinaison de sons caractérisés par des proportions numériques simples (Beiche, 2001).
-
[5]
Cicéron associe la proportion de quinte juste à la distance entre le Soleil et les étoiles fixes ; Censorinus à la distance entre la Terre et le Soleil.
-
[6]
Il propose aussi des échelles de notes correspondant à la position des astres, mais certaines notes intitulées fere y sont considérées comme approximatives, Field 2003 : 34.
-
[7]
Il s’agit ici d’un glissando que peut produire la voix humaine et non celui qui peut être réalisé au piano. Dans le premier cas, la transition entre les notes se fait sans discontinuité, dans le second cas, on perçoit le passage entre les différentes notes.
-
[8]
Légère ondulation du son dans la musique vocale ou instrumentale.
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[9]
Original en allemand : « oh, so schließ’ich mein Auge zu vor all dem Kriege der Welt – und ziehe mich still in das Land der Musik, als in das Land des Glaubens, zurück, wo alle unsre Zweifel und unsre Leiden sich in ein tönendes Meer verlieren, – wo wir alles Gekrächze der Menschen vergessen, wo kein Wort- und Sprachengeschnatter, kein Gewirr von Buchstaben und monströser Hieroglyphenschrift uns schwindlich macht, sondern alle Angst unsers Herzens durch leise Berührung auf einmal geheilt wird. »
-
[10]
Original en allemand : « Ich habe eben meine 8. vollendet. – Es ist das Größte, was ich bis jetzt gemacht. Und so eigenartig in Inhalt und Form, daß sich darüber gar nicht schreiben läßt. – Denken Sie sich, daß das Universum zu tönen und zu klingen beginnt. Es sind nicht mehr menschli[che] Stimmen, sondern Planeten und Sonnen, welche kreisen. »
-
[11]
Le premier mouvement d’une sonate ou d’une symphonie est généralement de forme sonate, forme composée d’une exposition, d’un développement et d’une réexposition.
-
[12]
D’emblée, la notion de « musique pure », exempte de tout élément « extra-musical », s’oppose à la musique à programme, musique instrumentale fondée sur un sujet évoqué ou précisé à l’aide d’un titre ou d’un texte complémentaire (programme). À première vue, la musique instrumentale peut être appréhendée dans son autonomie. Le romantisme allemand ne l’a-t-elle pas privilégiée parmi les autres arts comme l’expression d’une « nostalgie infinie » (unendliche Sehnsucht) libérée de la précision des affects (Dahlhaus, 1980) ? Il n’empêche que le caractère extra-musical apparaît comme une construction limitée sur le plan historique, en raison de l’alliance de la musique et des paroles durant une grande partie de l’histoire de la musique occidentale. Ainsi, au sein de la polyphonie médiévale, les instruments de musique se bornent le plus souvent à doubler, à compléter ou à remplacer une ou plusieurs voix. Et même au xixe siècle, la notion de musique absolue ou « pure » semble moins évidente qu’il n’y paraît. Certes, Franz Brendel, membre du cénacle de Liszt à Weimar, reconnaît l’autonomisation de la musique instrumentale à l’époque classique – l’ère de la « musique absolue » –, mais il aspire à la fusion des arts, qui se révèle tant dans le Gesamtkunstwerk wagnérien que dans la musique à programme lisztienne.
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[13]
Cf. la carte des voyages de Liszt : <hal.archives-ouvertes.fr/medihal-01761199/document>, page consultée le 30/03/2020.
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[14]
Liste établie par l’agence de voyage en ligne TravelBird, reproduite notamment dans l’article de Robin Cannone, « Et les musiciens les plus voyageurs sont… » (<www.lefigaro.fr/musique/2017/02/16/03006-20170216ARTFIG00249-et-les-musiciens-les-plus-voyageurs-sont.php>, page consultée le 14/03/2020).
-
[15]
Cf. <www.people.iup.edu/rahkonen/ilwm/WMBI.htm>, page consultée le 13/04/2020.
-
[16]
Voir, dans le présent numéro, la contribution de Herom Vargas, Nilton Faria De Carvalho et Roberto Chiachiri.
-
[17]
Cf. les contributions de Darbon et de Lethurgez dans ce volume.
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[18]
Voir à cet égard l’entretien avec Laurent Petitgirard.
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[19]
Voir l’entretien avec Jérémie Fontaine.