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1Le marché de la musique numérique a suscité l’intérêt de la recherche au tournant des années 2000 pour plusieurs raisons. Le développement du peer to peer a laissé croire à l’émergence de pratiques plus collaboratives dans la création et la promotion de la musique, un moyen de contourner tout à la fois les logiques du star-system et le phénomène des vedettes éphémères de type « Star Ac » (Bourreau et al., 2007). La multiplication de l’offre en ligne, légale ou non, a également pu symboliser l’émergence d’une longue traîne dans l’offre musicale, associée à une consommation plus diversifiée grâce aux dispositifs de recommandation, un phénomène prédit plus que démontré par Chris Anderson (2006). Puis les choses se sont progressivement normalisées, notamment après l’arrivée d’iTunes Music Store (Beuscart, 2007). Cette normalisation a conduit à la légalisation progressive des pratiques et à l’émergence d’une intermédiation entre l’offre et la demande acceptée par les acteurs du marché. Il est nécessaire d’en questionner désormais ses effets. Le succès du streaming musical, s’il supporte aujourd’hui la croissance du marché de la musique enregistrée, contribue-t-il pour autant à promouvoir la diversité de la création musicale ? Qu’en est-il de la mondialisation des marchés de la musique grâce au streaming ? Favorise-t-il une meilleure circulation de la musique ?

Brève histoire économique du marché de la musique en ligne

2Le marché de la musique enregistrée atteint un pic en 1999 dans le monde, et en 2002 en France. Ensuite, il s’effondre, principalement sous l’effet du piratage, même si d’autres facteurs expliquent la désaffection progressive à l’égard du CD et du format « album » (Bourreau et Labarthe-Piol, 2004). C’est ce que rappelle le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep) dans son bilan 2018 du marché de la musique enregistrée. Ce dernier représentait un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros en 2002 contre 590 millions d’euros en 2018, une « bonne » année pourtant car le streaming, devenu le premier poste de recettes, se substitue enfin au marché déclinant du CD. Grâce au streaming, « la musique enregistrée a assurément retrouvé un business model en s’adaptant aux nouveaux usages des consommateurs » (Snep, 2019, p. 2).

3Ce constat du Snep, qui efface quinze années de fortes incertitudes, rappelle que le marché de la musique enregistrée a constitué un cas d’école pour la recherche sur les industries culturelles, son renouveau actuel traduisant sa capacité à s’adapter enfin aux logiques propres à Internet. En effet, l’histoire économique du marché de la musique en ligne est celle d’une mutation profonde.

4En 2000, le marché de la musique en ligne n’existe pas et le marché mondial de la musique enregistrée se limite aux quelques pays développés qui disposent d’un circuit efficace de distribution de CD. Il correspond, peu ou prou, aux marchés nord-américain, ouest-européen, japonais et australien. Ces marchés des pays les plus riches subissent en premier le développement du piratage, le tournant des années 2000 étant celui de la bascule progressive vers le haut débit fixe avec les connexions par câble ou par ADSL. Le piratage s’impose alors grâce au peer to peer et contribue au développement des premières pratiques musicales en ligne qui essaiment bien au-delà du cercle restreint de ce que le marketing qualifie d’early adopters. Pour les acteurs du marché, il est donc déjà presque trop tard.

5Si les acteurs historiques sont dépassés, d’autres vont trouver dans la musique numérique le moyen de faire émerger des offres originales. Ce sera le cas d’Apple avec iTunes Music Store, lancé en 2003, deux ans après la sortie de l’iPod dont il est l’indispensable compagnon. Le « marché » de la musique en ligne émerge véritablement à cette occasion. Mais ce sera une occasion manquée.

6Apple conduit les majors à accepter une nouvelle organisation du marché de la musique pour l’adapter aux pratiques numériques d’écoute. Avec la vente de la musique au titre, Apple entérine la mort de l’album obligatoire. Avec une interface unique, il fait émerger un catalogue universel, fédérant l’offre des majors et des indépendants, ce que seul le peer to peer proposait jusqu’alors. Il renouvelle également la politique tarifaire en imposant un prix unique du titre. Enfin, il introduit une double intermédiation entre les majors et les internautes qu’il facturera d’ailleurs sous forme de commission sur chaque titre acheté. C’est iTunes qui permet de composer sa propre bibliothèque musicale : l’interface logicielle favorise l’émergence de playlists adaptées à chaque utilisateur quand le CD était une offre éditoriale contrôlée. C’est iTunes qui gère la distribution des catalogues et leur vente. Un intermédiaire technique prend donc en charge la distribution et une partie de la promotion musicale, Apple reléguant les majors au rang de simples fournisseurs de contenus. Par ailleurs, Apple se rémunère d’abord avec les ventes d’iPod, faisant de la musique un produit d’appel pour du matériel électronique et non une offre autonome.

7Toutefois, le téléchargement de titres ne suffira pas à endiguer le piratage. Incapables de coupler leur service de téléchargement avec un terminal emblématique, les offres alternatives à iTunes ne rencontreront pas leur public. Enfin, le prix unique du titre, aussi attractif soit-il, butera sur la réalité technologique. Un disque dur pouvant stocker des milliers de chansons rend illusoire, parce qu’anti- économique, le recours aux offres légales.

8La rupture viendra du streaming musical. Apparu au milieu des années 2000 avec Deezer et Spotify, au moment même où YouTube se lançait dans le streaming vidéo, le streaming musical a d’abord été perçu par les majors comme un moyen de légaliser les pratiques d’écoute tout en préservant le marché de la musique enregistrée. N’autorisant pas la propriété des fichiers, encore indispensable dans les années 2000 pour stocker ses titres sur ses baladeurs musicaux, le streaming musical ne menaçait pas les dernières ventes de CD et l’embryon de marché numérique initié avec iTunes. D’ailleurs, Deezer et Spotify avaient historiquement opté pour le financement publicitaire, s’inspirant du modèle économique de la radio, un média de prescription qui ne s’est jamais substitué au CD.

9Las, le streaming musical va vite s’imposer comme un mode autonome d’écoute avec l’émergence de l’Internet mobile et surtout l’arrivée de la 4G au début des années 2010. Il réplique pour la première fois dans un univers légal les pratiques que le piratage a banalisées durant une décennie : accès à une offre universelle de titres, possibilité d’écouter sans compter, enfin mobilité absolue avec la 4G qui permet d’emporter avec soi sa bibliothèque musicale idéale, renommée playlist dans les nouveaux univers de la musique à la demande. C’était d’ailleurs le point faible des fichiers MP3 et des sites de peer to peer qui dépendaient des disques durs de leurs utilisateurs, ce qui limitait les possibilités d’écoute en mobilité.

10Pour les majors, l’équation se simplifie. Dès le début des années 2010, la mort du piratage massif est annoncée. Ne reste alors qu’à faire évoluer le marché de la musique en ligne qui, avec le financement publicitaire, a très vite révélé qu’il ne pourra pas générer un chiffre d’affaires comparable à l’ancien marché du CD. C’est d’ailleurs grâce à YouTube que la déception publicitaire sera identifiée en premier, conduisant les majors à tenter de sécuriser leurs revenus sur la plateforme avec le lancement de Vevo en 2009, une sous-catégorie de l’offre de vidéos sur YouTube qui accueille exclusivement des vidéo-clips et garantit aux annonceurs la qualité de l’environnement publicitaire. Avec Deezer et Spotify, totalement dépendants des catalogues des majors, la négociation sera plus musclée et les majors imposeront en grande partie leurs règles au marché du streaming musical.

11Dès le tournant des années 2010, elles vont exiger des minimas garantis conséquents aux services de streaming musical et un mode de rémunération d’abord favorable aux majors, la rémunération dite per stream, donc une facturation à la quantité de titres écoutés. Ces conditions commerciales rendent inadaptés les modèles d’affaires originels des services de streaming qui reposaient principalement sur le marché publicitaire. Après une décennie de musique « gratuite », les majors poussent à un retour du payant qui prendra la forme d’abonnements aux services de streaming musical. Pour ces derniers, c’est toute leur offre commerciale qui doit être repensée, ce qui va modifier en profondeur la distribution de la musique en ligne.

12Dans un premier temps, l’abonnement ne concerne que les gros consommateurs de musique prêts à payer pour une qualité d’écoute améliorée, notamment sur mobile. Moyennant presque dix euros par mois, l’abonné dispose d’un service sans publicité et de la portabilité des titres qu’il écoute, y compris hors connexion. Un abonné rapporte comparativement beaucoup plus qu’un utilisateur financé par la publicité : ainsi, en France, l’abonnement représente 81 % des revenus du streaming en 2018 contre 11 % pour le streaming vidéo et 8 % pour le streaming audio financé par la publicité, quand le seul streaming vidéo représente plus de la moitié du total des écoutes (Snep, 2019). Mais les premiers abonnés, parce que ce sont de gros consommateurs, ne sont pas nécessairement les meilleurs clients. Tant que la rémunération des majors dépend de l’écoute per stream et non de l’écoute per user (à l’usager, donc), les gros consommateurs menacent l’équilibre économique d’un modèle d’affaires reposant sur l’abonnement. En effet, « en cas d’utilisation modérée du service illimité par les auditeurs, le service réalise des profits ; en cas d’utilisation intensive, le modèle est déficitaire » (Beuscart, 2007, p. 169). Les services de streaming musical doivent donc convertir au payant aussi ceux qui écoutent moins la musique pour que les offres par abonnement bénéficient de subventions croisées entre utilisateurs. Tant que cet équilibre ne sera pas atteint, la part de chiffre d’affaires reversée aux majors, actuellement proche de 70 %, restera très élevée. Les services de streaming musical savent ainsi que leur survie passera par la banalisation des offres payantes auprès du plus grand nombre.

13Il en découle deux conséquences majeures pour le marché de la musique. La première est celle de la course à la taille, les services de streaming musical cherchant à attirer le plus grand nombre d’utilisateurs dans leur version gratuite afin de les convertir ultérieurement à leurs offres payantes. Parce qu’il ne s’agit pas des premiers utilisateurs du service, fortement consommateurs de streams, ce sont ces futurs abonnés qui doivent permettent aux services d’augmenter leur taux de marge. Cette course à la taille est également un moyen pour les services de streaming musical de s’imposer comme des intermédiaires essentiels entre les détenteurs de catalogues et les internautes afin de disposer d’un poids renforcé dans les négociations commerciales. Sans surprise, après s’être développés sur les marchés historiques de la musique enregistrée, les services de streaming musical se sont lancés à la conquête de nouveaux marchés pour augmenter encore leur taille. En basculant sur Internet, la distribution de la musique enregistrée ne dépend plus, en effet, de l’existence préalable de réseaux physiques de distribution. Dès lors, c’est à une véritable mondialisation de la distribution que procèdent les services de streaming musical, faisant ainsi émerger de nouveaux marchés. La Chine et le Brésil comptent désormais parmi les dix premiers marchés de la musique enregistrée dans le monde et le potentiel de développement des marchés au Sud mobilise désormais les majors qui licencient leurs catalogues dans des pays qu’elles avaient depuis toujours ignorés (Joux, 2018).

14Associée au retour de la croissance sur le marché de la musique enregistrée, cette mondialisation de la distribution a une seconde conséquence. Elle autorise les grandes plateformes à mobiliser la musique pour l’intégrer au sein de leur écosystème et en faire un levier de fidélisation des utilisateurs et un moyen de diversifier leur chiffre d’affaires, une stratégie retenue notamment par Apple. L’internationalisation des pure players du streaming musical devient à cet égard encore plus essentielle afin de résister aux concurrences nouvelles venues des géants de l’Internet, ainsi d’Apple et d’Amazon aux États-Unis, mais également de Tencent Music en Asie.

15Pour les majors, qui ont perdu en ligne le monopole de la distribution, l’ouverture de nouveaux marchés redonne à l’inverse à la production et à la promotion de l’offre tout leur intérêt. Ainsi, la première d’entre elles, Universal Music Group (UMG, groupe Vivendi), nourrit-elle de grandes ambitions sur les marchés émergents, notamment en Afrique francophone où opère sa filiale Universal Music Africa. Si le marché de la musique en Afrique est presque inexistant, l’équipement progressif de sa population en smartphones ouvre des perspectives commerciales qui pourraient renverser le rapport historique aux artistes africains. Alors que leur réussite se joue encore aujourd’hui en Europe, l’enjeu est désormais de sortir les artistes africains du répertoire de la world music dans les bacs occidentaux pour en faire des acteurs locaux de leurs marchés. En effet, sur le marché de la musique enregistrée, le localisme l’emporte, ce que confirme encore le Snep sur le marché français en 2018 avec 17 artistes français dans le top 20 des ventes. À la mondialisation de la distribution se superposerait ainsi un développement de la production locale.

Une globalisation musicale ?

16Existe-t-il, alors, un marché mondial de la musique ? La mondialisation de la distribution sera-t-elle aussi l’occasion d’une véritable promotion de la diversité musicale et d’une véritable circulation des œuvres ? Mettra-t-elle fin à la bipolarisation de l’écoute constatée en Europe entre, d’une part, les tubes anglo-saxons et, d’autre part, les productions nationales ?

17Les propos les plus enthousiastes tenus notamment par les organismes représentant la profession doivent être nuancés. La distribution musicale a transformé le marché de la musique en l’élargissant à tous les continents. Des acteurs mondiaux ont émergé, comme Spotify, Apple Music ou Deezer, dans la distribution, quand d’autres ont renforcé leur présence planétaire, comme les majors dans la production.

18À l’évidence, l’émergence de nouveaux marchés nationaux est incontestable, notamment en Amérique latine. Les majors y opèrent désormais localement et contribuent ainsi au financement de la production. Parfois, ces productions à vocation d’abord nationale gagnent une visibilité internationale, ce qui confirme, au moins en apparence, l’existence d’une meilleure circulation de la création musicale. Après la K-pop coréenne, la musique latino-américaine connaît ainsi son heure de gloire. Le titre « Despacito » du Portoricain Luis Fonsi est toujours cité en exemple pour s’être imposé comme un tube planétaire à l’été 2017. Mais, à y regarder de plus près, ce succès est loin d’être seulement un produit de la culture portoricaine. Sorti en janvier 2017 et produit par Universal Music Latin, le titre connaît un premier succès international auprès de la communauté hispanique aux États-Unis. C’est son remix avec Justin Bieber, en avril 2017, qui lui donne la visibilité internationale nécessaire pour essaimer massivement sur les réseaux sociaux et intégrer les playlists les plus écoutées. Or Justin Bieber est aussi un artiste UMG, laquelle mobilise ici le featuring, une recette récurrente pour internationaliser l’écoute d’un titre en associant artiste émergent et star planétaire confirmée. Pour les autres productions nationales, les arbitrages ne sont pas toujours aussi favorables.

19La polarisation entre productions nationales et tubes mondialisés semble également moins forte. L’émergence de tubes non anglo-saxons ouvre des perspectives qui diversifient le top des écoutes. C’est ce dont se réjouit le Snep, qui constate le rayonnement nouveau des artistes français à l’étranger. Par ailleurs, le succès international des artistes non anglo-saxons s’étend progressivement à l’ensemble des catalogues. Denis Ladegaillerie, à la tête de Believe en France, confiait ainsi aux Échos que « la plupart des catalogues s’exportaient à hauteur de 10 % lorsque c’était par le biais des ventes physiques en CD. Avec le numérique, on est entre 40 % et 75 % des volumes d’écoute [1] ». La diversité de l’écoute reste toutefois à mesurer plus précisément. Produit-elle un effet de longue traîne qui additionne aux quelques tubes planétaires une véritable diversité dans la consommation culturelle ? Ou au contraire la consommation de titres non nationaux se concentre-t-elle sur une poignée d’artistes dont la promotion à l’international est très bien assurée ?

Une musique déconcentrée ?

20Si nous ne disposons pas ici des données nécessaires pour statuer sur la concentration de l’écoute musicale, ce qui supposerait d’accéder aux chiffres détenus par les services de streaming, plusieurs signaux indiquent toutefois qu’elle est encore importante.

21L’écoute de musique sur les services de streaming repose sur la personnalisation. Dans le domaine de l’information, celle-ci génère des bulles de filtres (Pariser, 2011) que la recommandation musicale ne reproduit pas nécessairement, car son principe est bien d’élargir le panel des titres écoutés. C’est le cas sur Spotify, premier service de streaming musical en nombre d’abonnés qui, grâce à la mobilisation de plusieurs algorithmes, cherche à contrecarrer le risque associé au filtrage collaboratif où les statistiques de satisfaction propulsent immanquablement une poignée de titres parmi les préférences du plus grand nombre. La diversité de l’écoute est alors alimentée grâce aux playlists « découverte » personnalisées qui, par leur efficacité, conduisent même certains utilisateurs à ne plus autoriser quiconque à utiliser leur compte Spotify de peur de voir leurs algorithmes de recommandation se dérégler [2] !

22Ces constats optimistes doivent toutefois être nuancés. Si les playlists sont à l’évidence un facteur de diversification de l’écoute musicale, cette diversification reste relative et ne concerne pas la totalité des titres des catalogues. L’ADISQ révèle ainsi qu’aux États-Unis « 99 % de l’écoute se mobilise sur 20 % du catalogue de la plateforme Spotify » (ADISQ, 2019, p. 47). Le filtrage collaboratif, qui valorise statiquement les titres les plus écoutés, reste donc central dans la logique de recommandation et favorise les goûts d’une partie de l’écoute uniquement. En effet, les gros consommateurs de musique, notamment les plus jeunes, créent des distorsions au profit des artistes qu’ils écoutent en boucle puisque la performance est désormais mesurée per stream. À l’inverse, les tops historiques étaient établis sur les ventes de CD, que ces derniers soient écoutés en boucle ou occasionnellement, donc dans une logique per user qui neutralisait l’importance relative des gros consommateurs de musique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ce qui favorise un renouvellement moins rapide de l’offre musicale dans les tops. C’est ce qu’a constaté la BBC au Royaume-Uni où, au premier semestre 2016, 86 nouveautés faisaient leur entrée dans les charts anglais de singles, contre 230 dix ans plus tôt [3]. La même logique explique le succès important, du point de vue des écoutes, des artistes de RnB ou de rap qui étaient peu valorisés dans les anciens moyens de recommandation, à savoir les médias de masse, au premier rang desquels la radio, mais sont aujourd’hui fortement plébiscités par les plus jeunes sur les services de streaming. La logique du per stream, en structurant les tops, structure donc immanquablement les playlists.

23À cet endroit, les logiques de promotion des majors, les logiques des services de streaming et les habitudes d’écoute des plus jeunes créent potentiellement un effet d’éviction de la diversité musicale. Ainsi, chez Deezer, le concurrent français de Spotify, les programmateurs produisent les playlists aidés des statistiques du service de streaming. La performance de leurs playlists est mesurée en fonction du nombre de morceaux écoutés et de la durée d’écoute. Impossible donc de se passer des tubes et des productions nationales qui génèrent le plus fort engagement ; impossible aussi de ne pas programmer majoritairement les artistes promus par les majors et qui s’imposent dans les écoutes. En effet, si le Snep se félicitait en 2018 d’avoir 17 artistes français dans le Top 20, Universal Music se félicitait également de placer 10 de ses artistes dans le Top 20 des ventes d’album et d’avoir aussi 50 % des titres les plus consommés en streaming [4]. Ce sont ces titres que l’on retrouve en bonne place dans les playlists.

24Par ailleurs, la solution technologique n’est pas une réponse suffisante à l’enjeu de la diversité. Il serait en effet naïf de considérer les algorithmes de recommandation indépendamment des bases de données comportementales sur lesquelles ils travaillent. Or ces dernières intègrent les réactions d’internautes sensibles aussi aux campagnes de promotion ou à la domination de certains genres musicaux. Déjà sur le marché des ventes en ligne, le rôle de promotion des majors avait été identifié. Si la recommandation en ligne, notamment les logiques sociales, favorisait la déconcentration de la consommation de musique sur Internet, en particulier au profit des artistes des labels indépendants disposant de peu de moyens promotionnels, elle favorisait également une concentration des écoutes sur le top de la traîne avec des superstars sur lesquelles les majors concentrent leurs efforts de promotion (Boureau et al., 2011).

25Observable dans l’univers du téléchargement, le phénomène mériterait d’être mesuré dans l’univers du streaming où l’écoute de playlists s’est imposée. Si ces dernières intègrent artistes indépendants et hits, la logique du tube semble encore y dominer. Ainsi, le français Petit Biscuit a-t-il pu se classer en 2017 dans le Top 100 des artistes les plus écoutés dans le monde grâce à son titre « Sunset Lover » [5]. Autoproduit, inconnu au départ, il génère un taux de satisfaction que les algorithmes de Spotify repèrent. Les programmateurs l’intègrent alors dans les playlists de Spotify en France où l’engouement se confirme. Le titre est alors promu dans les playlists internationales. Cette promotion de la diversité est donc toute relative : c’est la performance mesurée à l’origine par les algorithmes qui donne sa chance à « Sunset Lover » parce que le titre a le potentiel pour devenir un tube.

Un enjeu politique ?

26Les logiques décrites ici trahissent tout à la fois l’émergence d’acteurs mondiaux dans la distribution et la promotion de la musique en ligne et un renforcement de l’empreinte territoriale des majors dans la production. Là où ces dernières opèrent, y compris sur les continents où de nouveaux marchés les attirent, les majors favorisent certes la production nationale mais en y appliquant des méthodes qui, grâce à la promotion, reproduisent en grande partie les logiques du marché du CD où stars et tubes mobilisent l’attention. Les labels indépendants ou les artistes autoproduits – à l’instar de Petit Biscuit – arrivent certes à émerger mais ce sont des exceptions qui confirment la règle. Certains accèdent même à une reconnaissance internationale qui remet en question la domination des artistes anglo-saxons sur les tubes planétaires. Toutefois, cette reconnaissance n’est pas indépendante du potentiel commercial de certains titres et des logiques de promotion des majors.

27Ainsi, plus qu’à une véritable mondialisation de l’écoute, la mondialisation des marchés de la musique grâce au streaming musical s’apparente plus à une mondialisation des logiques de marché. Si l’on constate l’émergence de marchés nationaux de la musique sur des continents où ils étaient absents, ces derniers intègrent des logiques héritées du fonctionnement des marchés historiques « occidentaux » : les services de streaming et les majors imposent des règles communes au monde entier pour la production et la distribution de la musique. En revanche, sur les plateformes comme YouTube ou Tik Tok, la logique de la recommandation sociale peut l’emporter et bénéficier à des artistes indépendants. Le phénomène reste cependant exceptionnel, ce dont atteste l’omniprésence d’UMG dans les volumes d’écoute de la musique en ligne en France.

28Si l’on peut se réjouir de l’émergence de nouveaux marchés nationaux de la musique, la question de la diversité de la production et de la consommation doit donc être posée. Cette question est politique et mobilise une réflexion sur les logiques économiques qui sont celles des industries culturelles et sur leur éventuelle régulation au nom de la diversité culturelle, donc en plus des seules problématiques concurrentielles.

29La diversité de l’offre est certes soutenue économiquement, mais quelle est sa nature quand les décisions d’investissement sont prises dans un univers où domine la recommandation ? N’y a-t-il pas un risque lié ici aux effets de réseau qui tendent à exclure les productions alternatives, donc l’existence d’un tissu diversifié de labels que quelques artistes autoproduits ne sauraient remplacer ? Un risque aussi de préférer systématiquement certains genres musicaux à d’autres ? Ce risque n’est-il pas renforcé par l’organisation même de l’offre au sein des services de streaming où la logique du per stream et la performance des programmateurs de playlists sont intimement liées ? De ce point de vue, une réflexion sur des quotas musicaux n’est pas à exclure, comme elle n’a pas été exclue dans les catalogues de films et séries en Europe.

Notes

  • [1]
    « Grâce au streaming, la musique anglo-saxonne n’est plus la seule à s’exporter », Nicolas Madelaine, Les Echos, 11 juin 2018.
  • [2]
    « Sur Spotify, trop de découvertes tue la découverte ? », Mathilde Simon, usbeketrica.com, 23 mai 2018.
  • [3]
    « Le succès d’Ed Sheeran ringardise les Top 50 de singles », Nicolas Madelaine, Les Echos, 15 mars 2017.
  • [4]
    « La production francophone est performante », interview d’Olivier Nusse, PDG d’Universal Music France, par Enguérant Renault, Le Figaro, 11 février 2019.
  • [5]
    « Petit Biscuit côtoie Taylor Swift au sommet des charts », Nicolas Madelaine, Les Echos, 16 novembre 2017.
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Français

Le streaming musical accompagne la mondialisation de l’écoute de la musique en ligne. Il est une réponse, organisée par les acteurs du marché, au développement du piratage dans les années 2000. Il s’apparente ainsi à une mondialisation des à l’ensemble de la production musicale, y compris au « sud » où les majors investissent désormais dans la production nationale. Ses logiques de recommandation, en revanche, ne garantissent pas nécessairement une meilleure circulation planétaire des œuvres, au moins du point de vue de la diversité de la création.

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Références bibliographiques

  • Adisq, Recommandations pour une culture canadienne pérenne et rayonnante, soutenue par un cadre législatif fort, Montréal, Adisq, 2019.
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Alexandre Joux
Alexandre Joux est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, chercheur à l’IMSIC et directeur de l’École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM). Ses recherches portent sur l’économie de l’information et des industries culturelles, en particulier dans les contextes de convergence et d’internationalisation, et sur les évolutions du journalisme dans son rapport aux environnements médiatiques et numériques.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0275
Pour citer cet article
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