CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’accès généralisé à l’information musicale favorise des mélanges stylistiques qui traversent tous les genres (metal, techno, rock, jazz, etc.) ainsi que toutes les sphères culturelles (populaire/savante/traditionnelle). Si cette hybridation musicale n’est pas nouvelle, elle s’est particulièrement développée principalement grâce aux supports de stockage et de diffusion du son tout au long du xxe siècle (Tournes, 2011), pour prendre aujourd’hui une dimension nouvelle avec les technologies numériques fondées sur la connaissance.

2Cet échange généralisé et mondialisé concerne les musiques mais aussi les connaissances musicales. Le niveau technique des musiciens augmente ainsi de manière exponentielle grâce à un accès immédiat à toutes sortes de ressources très spécialisées. Apparaissent, en effet, depuis peu sur le Web, de nombreuses ressources audiovisuelles dédiées à l’analyse musicale de la musique savante (contemporaine, jazz, etc.). Une des particularités les plus marquantes de ce phénomène est un nombre étonnamment important de vues pour des sujets réputés difficiles et circonscrits habituellement à un cercle restreint d’initiés. Les techniques instrumentales ne sont pas en reste et chaque avancée technique se propage à grande vitesse produisant une émulation inédite chez les musiciens. De nouveaux courants musicaux apparaissent ainsi qui intègrent ces dimensions savantes dans la musique populaire (poly-rythmie et mesures complexes dans le math-rock, micro-tonalité dans le metal ou la musique électronique dansante, etc.). À l’inverse, on ne compte plus les compositeurs « savants » et « institutionnels » prenant leurs inspirations dans les musiques populaires (Fausto Romitelli, Yann Robin, Andréa Cera, etc.). Ce transfert de compétences techniques à grande échelle est favorisé à la fois par les dimensions multimédia que permettent les réseaux numériques (partitions sonorisées et synchronisées, vidéos pédagogiques augmentées par des graphiques et des partitions, etc.) mais aussi par la formalisation de la théorie musicale incluse dans les ontologies musicales et portée par le paradigme numérique fondé sur les connaissances et les métadonnées. Ce paradigme de la connaissance modifie fortement l’accès à la musique mais aussi renouvelle profondément les méthodes de création musicale.

3La notion d’hybridation que l’on cherche à mettre en évidence dans ce texte peut être mise en relation avec deux autres notions proches, qui sont celles de fusion et de créolisation. En effet, si dans l’hybridation les éléments initiaux restent encore distincts dans le résultat final, la fusion suppose la perte de distinction des éléments initiaux dans celui-ci, indépendamment de l’influence de chaque élément dans le résultat final. Ainsi dans la fusion, un élément majoritaire ou plus dynamique peut entièrement phagocyter un autre. À l’inverse, la notion de créolisation suppose que la mise en relation d’éléments disparates produise la création d’une nouvelle forme ou d’un nouveau langage.

4Ce que nous décrivons ici est la mise en place de dispositifs favorisant l’hybridation. Hybridation qui n’est pas seulement le résultat de l’échange mondialisé mais qui est aussi le résultat du substrat technologique dont elle dépend et qui la porte par une logique de fragmentation et de reconstruction automatisée. L’objet de cet article est donc de traiter cette question sur ces deux aspects : d’un côté, celui de l’échange communicationnel et, de l’autre, celui de son infrastructure technique. Enfin, la partie conclusive apportera quelques éléments critiques au phénomène de l’hybridation généralisée.

De l’hybridation musicale mondialisée

L’échange musical planétaire

5Des auteurs comme Georgina Born [Born, 2005] ou Ludovic Tournes [Tournes, 2011] soulignent l’importance centrale, pour tout le xxe siècle, des supports de stockage et de diffusion du son (vinyles, compact discs, fichiers MP3, etc.) dans l’organisation mondialisée de l’industrie musicale ainsi que dans des métissages stylistiques qui ne vont cesser de proliférer. Le jazz étant pris ici comme exemple iconique dans sa capacité à se métisser avec d’autres formes musicales (rock, latino, electro, etc.) mais aussi par son paradigme musical fondé sur l’improvisation soulignant ainsi les limites d’une transmission fondée sur l’écrit (la partition). L’apparition des supports de stockage et de diffusion du son jouera ainsi un rôle déterminant dans l’autodidaxie des musiciens de jazz découvrant par l’enregistrement le son et la capacité de composition par l’improvisation des ténors du genre. C’est aussi la captation du sonore qui donnera selon Roger Pouivet [2010] son ontologie au rock, en déplaçant le statut d’« original » de la partition à l’enregistrement – et ce, d’après l’auteur, à partir de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles (Capitol, 1967) qui poussa à l’extrême les capacités du studio (traitements sonores, multi-pistes, mixage, etc.) pour arriver à un résultat non reproductible sur scène. Renversant ainsi la relation précédemment acceptée, l’enregistrement devient la version « originale » du morceau et celle jouée en concert une interprétation parmi d’autres de cet original. Le rock et la pop music vont eux aussi rapidement faire des emprunts aux cultures du monde (introduction du sitar indien dans la musique des Kinks (« See my Friends », 1965), des Beatles (« Norwegian wood », 1965) ou des Rolling Stones (« Paint it Black », 1966). L’industrie musicale du disque (vinyle puis CD) associée aux radios et télévisions construiront progressivement un marché globalisé qui fait émerger le concept de sono mondiale développé entre autres par David Toop [2004]. Le processus d’hybridation s’accélère mais aussi celui de normalisation sonore via des normes de production audio (comme le niveau de dynamique prérequis à un passage sur une chaîne de radio FM, le processus de formatage sonic du passage de la musique traditionnelle à la World Music [cf. le cas du reggae], etc.). L’album Thriller de Michael Jackson (1982) est un des premiers exemples de disques conçus et réalisés pour le marché mondial fondé sur le métissage (avec un mélange de compositeurs et de musiciens venus d’horizons différents : Stevie Wonder, Paul McCartney, Van Halen, le groupe Toto, le producteur Quincy Jones, etc.).

6Suite à la numérisation de la musique et au passage éphémère du CD-Audio, l’hégémonie du format MP3, à partir des années 2000, marque une étape importante dans l’hybridation en privilégiant la notion d’échange au détriment de la qualité sonore (compression du son). Jonathan Sterne [2018] souligne avec justesse la dimension sociale d’un format technique comme le MP3 qu’il définit comme « technologie récipient » (qui transforme son contenu). Ainsi, par sa conception même, le MP3 façonne un « auditeur modèle » et induit des usages sociaux valorisant la distraction aux dépens de l’attention, l’échange et l’accumulation massive aux dépens de l’usage, ainsi que le partage illégal de fichiers…

7Le phénomène d’hybridation se développe aussi dans les échanges entre cultures « de masse » et cultures « savantes ». Ainsi le compositeur/producteur Brian Eno (1948-) joue le rôle de passeur entre les avant-gardes musicales du xxe siècle et la pop music. Avec Music for airport (1978), il reformule à l’identique le concept de « musique d’ameublement » proposé par Erik Satie dès 1917, en avançant le concept d’ambiant music, musique d’atmosphère conçue non pas pour être écoutée mais pour « colorer » un espace physique. Par ailleurs, Eno s’inspire largement des techniques aléatoires développées par John Cage (1912-1992) pour proposer les Stratégies obliques – jeu de cartes conçu avec l’artiste visuel Peter Schmidt (1931-1980) en 1975 – qu’il applique au processus d’enregistrement et de mixage d’artistes comme David Bowie, Talking Heads ou U2. Le compositeur Glenn Branca (1948-2018) applique les techniques de la musique spectrale ou de l’intonation juste à une instrumentation rock (guitares, basse, batterie), s’inscrivant ainsi dans le courant du « Art Rock [1] ». Le compositeur minimaliste Steve Reich (1936-) fait l’objet d’un disque de remix par plusieurs DJs célèbres de la scène électronique dansante [2]. De son côté, il compose une œuvre orchestrale à partir de mélodies du groupe pop Radiohead [3]. Cette même scène électronique se réfère de plus en plus couramment aux pères de la musique concrète « savante » française (Pierre Schaeffer [1910-1995], Pierre Henry [1927-2017]). La chanteuse Bjork (1965-) cite comme référence majeure le compositeur Karlheinz Stockhausen (1928-2007) et l’interviewe pour un grand magazine musical populaire. Inversement, les nouvelles générations de musiciens « savants » n’hésitent pas à citer l’influence de la musique populaire dans leur travail de composition : le post-spectral Fausto Romitelli (1963-2004) cite le groupe punk The Clash (1976-1986) comme idéal sonic. Les compositeurs Franck Bedrossian (1971-) et Raphael Cendro (1975-) développent une esthétique de la saturation et inventent de multiples manières de bruiter les instruments de l’orchestre. Les compositeurs John Zorn [4] (1953-) ou Jean-Michel Bossini [5] (1963-) mélangent, dans une esthétique post-moderne, des langages musicaux venant de sphères culturelles ou d’époques différentes dans une même œuvre.

Transfert de connaissances généralisé

8La prolifération sur le Web des MOOC et autres blogs spécialisés favorise une démocratisation exponentielle de la connaissance musicale. À côté de contenus classiques de l’apprentissage de la musique (solfège, éléments théoriques, etc.), des contenus plus spécialisés se sont développés – soit sur des aspects technologiques (logiciels, synthèse sonore, etc.), soit sur des aspects théoriques spécifiques (atonalité, polytonalité, micro-tonalité, polyrythmie, harmonie négative, etc.) – qui trouvent sur ces supports un nouveau public élargi. Cet élargissement du public ne va pas sans un effort pédagogique conséquent de vulgarisation soutenu par les innovations audiovisuelles du numérique. La conjonction de l’image, du son, du texte et de l’interactivité permet des stratégies pédagogiques attractives et innovantes. Par exemple, les partitions sonorisées facilitent le rapport au solfège en synchronisant l’image et le son. Elles ouvrent ainsi l’accès à l’écrit musical au plus grand nombre. La jeune société Score Follower [6] édite ainsi en ligne des jeunes compositeurs contemporains « savants » qui passent rarement par le circuit de l’édition classique. L’association de l’œil et de l’oreille accentue fortement les capacités d’analyse de l’amateur de musique. Ces partitions sonorisées jouent un rôle non négligeable dans la diffusion auprès du public mais aussi auprès des professionnels (enseignants des conservatoires, musiciens, etc.). De leur côté, les vidéos augmentées offrent de belles possibilités pédagogiques associant à la vidéo des graphiques et des sons spécifiques (exemples musicaux, visualisation des intervalles, des renversements d’accords, des orchestrations, etc.).

9Dans ces deux cas, c’est l’association de l’œil et de l’oreille, particulièrement adaptée au domaine de la musique, qui dynamise l’apprentissage.

10Les techniques instrumentales sont elles aussi touchées par cette exposition médiatique. Les dispositifs multi-caméra permettent d’analyser au mieux le geste instrumental. Des effets de propagation se produisent. Pour exemple, citons la technique de roulement à une seule main développée par le batteur de jazz Buddy Rich (1917-1987) dans les années 1950 et restée pendant longtemps confinée à un nombre très limité de batteurs. Cette technique (nommée le blast) a fait l’objet de plusieurs vidéos explicatives sur le Web et s’est répandue à grande vitesse pour devenir un passage obligé chez les batteurs de metal extrême.

11Cet accès direct à la connaissance musicale s’inscrit dans le mouvement général de transfert de compétences vers le grand public et l’apparition de nouveaux statuts entre professionnels et amateurs (Flichy, 2010) propres au numérique. Ce mouvement favorise largement l’hybridation esthétique, de nouveaux courants apparaissent comme le math-rock qui insère de la polyrythmie et des combinaisons de mesures savantes dans un rock énergique ou l’Xenharmonic qui défriche les espaces de la micro-tonalité et traverse tous les champs musicaux populaires ou savants [7].

12Ce phénomène d’accès immédiat à la fois aux musiques ainsi qu’aux connaissances musicales au niveau planétaire laisse présager des effets de mutations et de créolisations esthétiques dus à la conjonction de sauts qualitatifs des compétences des musiciens et de l’hybridation généralisée des styles.

De l’infrastructure technique de la musique numérisée

13L’infrastructure technique de la musique numérique porte en elle les germes de l’hybridation par sa logique de la fragmentation, de la déconstruction et de la réorganisation automatisée. Construite à partir de deux faces – le traitement du signal d’un côté et les ontologies musicales de l’autre –, l’infrastructure technique émergente est principalement liée aux technologies de la connaissance et est partie prenante de ce qui est couramment appelé le Web sémantique. Ses principaux apports porteurs de changement de paradigme pour le mélomane et le musicien sont la visualisation des données et les outils d’aide à la composition fondés sur la connaissance.

Traitement du signal, métadonnées et ontologies musicales

14L’évolution du document numérique est intéressante à analyser. En effet, d’un simple fichier contenant des données quelconques (image, son, texte, etc.), le document numérique s’est progressivement transformé, au travers des différentes normes comme la norme Mpeg, en un objet communicationnel multicouches autoréflexif contenant à la fois des données et un ensemble d’informations sur ces données (les métadonnées). Ces différentes couches permettent au document numérique de dialoguer avec des moteurs de recherche mais aussi d’entrer en communication avec des bases de connaissances (les ontologies). L’extraction de ces métadonnées peut se faire de manière manuelle, semi-automatique ou entièrement automatisée. Au vu de l’explosion exponentielle des données numériques, l’enjeu est, de toute évidence, de pouvoir extraire ces métadonnées de manière automatisée et fiable. Pour cela, sont sollicitées les techniques du traitement du signal qui permettent aujourd’hui d’extraire d’un flux audio des informations de hauteur, d’harmonie, de rythmes, de timbre ou de tempo [8]. L’enjeu et la complexité de ce processus d’extraction sont bien de passer de données purement physiques (le flux audio) à des données d’ordre sémantique qui mettent en jeu des questions de perception et de relations esthétiques nécessitant la prise en compte des contextes culturels.

15Voici les différentes strates de ce processus :

  • description physique ;
  • reconnaissance de fréquence, de spectre, d’intensité, de durée ;
  • reconnaissance de hauteur, de timbre, de rythme ;
  • reconnaissance de tonalité, de genre musical, de mesure, d’orchestration.

16Enrichi par ces couches de métadonnées autoréflexives, le document numérique audio peut entrer en dialogue avec des bases de connaissances spécialisées dans un domaine d’expertise particulier : les ontologies. Celles-ci structurent en réseaux sémantiques les connaissances des théories et des styles musicaux et permettent de classifier les morceaux dans un genre donné, d’induire des éléments d’analyse (fonction des accords, détection des gammes, etc.), de repérer des similarités, d’enrichir les connaissances du domaine (De Roure, McGuinness et Rashid, 2018).

17Chaque domaine d’expertise peut faire l’objet d’une ontologie/base de connaissances spécifique. Ces ontologies communiquent entre elles pour répondre à un problème particulier. L’association de toutes ces connaissances distribuées sur le Web permet de couvrir l’ensemble du champ musical, qu’il soit musicologique, technologique, contenus multimodaux (texte, image, clip, etc.), gestion des droits d’auteur.

Visualisation des connaissances

18Ces connaissances musicales permettent d’élargir les critères d’accès aux musiques (recherche par tempo, par tonalité, par thématique des paroles de chansons, par orchestration, par émotions, etc.). Associées aux techniques de visualisation des données, elles produisent des cartographies innovantes de grand corpus et font émerger de nouvelles relations entre les différentes musiques, générant ainsi de nouvelles connaissances.

19La même recherche à partir du groupe new-yorkais Television [9] sur deux moteurs différents (Music-map et Live Plasma) donne des résultats avec des points communs mais aussi des différences sur les artistes proposés et sur les écarts de proximité avec le groupe de référence de la recherche. Les règles de production des liens ne sont pas explicitées et l’utilisateur n’a pas de contrôle sur elles. Un tel dispositif de visualisation associé à la possibilité de définir les critères des liens entre les nœuds (genre, tempo, tonalité, orchestration, similarité, etc.) permettrait pour un large public de mélomanes de construire des relations inédites et serait d’un grand apport pour l’analyse musicale, le repérage des proliférations de schèmes musicaux dans un grand corpus d’œuvres et favoriserait de manière évidente de nouveaux phénomènes d’hybridation.

Nouvelles approches de la création musicale

20Enfin, de nouvelles méthodes de création fondées sur des techniques de composition automatique et le traitement de grandes masses de données (voir le système Flow de François Pachet [10] ou la technique des Midi Freaks d’Andréa Cera [11]) favorisent de nouvelles couches d’hybridation en permettant le croisement des règles de compositions musicales de différents styles.

21Le projet Flow Machines dirigé par François Pachet dans le cadre du Sony Computer Science Laboratory de Paris développe des outils d’aide à la création musicale fondés sur des techniques d’intelligence artificielle et d’apprentissage automatique. Ces outils logiciels intègrent les caractéristiques stylistiques d’un genre musical à partir de l’analyse d’un grand corpus de musiques du style donné. La machine va ainsi analyser ces documents et essayer d’extraire des règles sous la forme de probabilités construisant un objet statistique à partir duquel il sera possible de produire de nouvelles œuvres répondant au modèle initial. Fort de ces compétences, ces outils vont jouer le rôle d’« assistant » à chaque étape du processus de composition dans un dialogue créatif avec le compositeur. Le musicien garde toujours le contrôle de sa création et utilisera l’outil logiciel pour ses capacités d’augmentation de ses idées compositionnelles. Le croisement des genres est bien sûr possible et permet toutes les hybridations imaginables. Il est important de noter que l’objectif des concepteurs du système n’est pas ici de produire de la musique de manière automatique mais bien de construire des outils qui se mettent au service de la créativité du compositeur, augmentant ses compétences par les capacités de calcul, de stockage et de raisonnement de la machine.

22De manière plus artisanale, le compositeur italien Andrea Céra construit des hybrides nommés Midi Freaks, monstres stylistiques issus du croisement de paramètres musicaux de partitions d’époque ou de styles musicaux variés à partir de fichiers MIDI [12] trouvés sur le réseau. Ainsi, les répartitions des dynamiques d’une œuvre de Mozart peuvent être appliquées aux hauteurs de notes d’un morceau de Madonna avec les rythmes d’une pièce de tango ou bien créer des translations progressives (morphing) d’un genre vers un autre…

En guise de conclusion : limites de l’hybridation

23L’objectif de ce texte est de rendre compte du phénomène de l’hybridation musicale contemporaine sous ses différents aspects. L’étendue de la thématique a imposé le parti pris extrêmement synthétique pour un texte final forcément contraint dans sa dimension. Il était primordial pour nous d’aborder les deux faces esthétique et technique de la question et d’en montrer leurs interrelations. Force est de constater que sur ces deux aspects (esthétique et technique), l’échange et l’hybridation sont favorisés au risque d’une certaine normalisation. L’hybridation esthétique est donc portée et favorisée par une infrastructure technique ad hoc qui installe un goût commun mondialisé extrêmement diversifié en surface et normalisé en profondeur. D’autre part, le compositeur Andrea Cera, après quelques années de pratique compositionnelle dans ce sens, souligne les difficultés potentielles du point de vue social et esthétique de ce type d’approche. Du point de vue social tout d’abord, une des fonctions de la musique est le maintien de la cohésion sociale dans l’expression d’expériences ancrées et contextualisées d’une communauté ou d’une tribu sous-culturelle porteuse de valeurs et d’un certain mode de vie. « Or, les tribus n’aiment pas s’hybrider, se libérer des éléments mêmes qui constituent leur identité, se transformer. Les tribus veulent se répandre telles qu’elles sont. Pour cette raison, tenter d’hybrider les mondes musicaux semble être un effort voué à l’échec : quel groupe voudrait secouer les fondements de sa propre identité en embrassant une culture hybride ? » (Cera, 2019)

24Du point de vue esthétique ensuite : « Les mondes musicaux sont construits sur des conventions linguistiques, des attentes formelles, des règles de communication. Lorsqu’un auditeur entre en contact avec deux mondes musicaux forcés à la coexistence, ces systèmes de gestion de l’information entrent en crise. Le produit de cette coexistence devient assez difficile à comprendre, voire incompréhensible. » (Ibid.)

25Sur ces deux aspects (social et esthétique), l’hybridation serait donc plutôt une proposition à la mutation, à la création d’une nouvelle forme, une créolisation d’un langage musical globalisé dont l’hybridation en serait une étape essentielle. Tout laisse à croire en effet que c’est l’utopie portée par la conjonction des choix techniques et esthétiques des industries musicales. Rappelons que des auteurs comme Ludovic Tournes (2011) ont souvent souligné que cette tendance à la concentration, à la globalisation et cette volonté de création d’un marché mondial était présente dès les débuts de l’industrie du disque. Par ailleurs, d’autres auteurs comme Jacques Ellul (1977) ont, en leur temps, aussi rappelé que la tendance à l’unité et à la concentration faisait partie de l’essence même du système technique et que celui-ci impose en final sa propre logique sur les autres aspects de la société. De fait, l’hybridation esthétique et le dispositif technique associé sont à la fois le reflet et les acteurs culturels du processus de mondialisation et de globalisation dans tous leurs aspects complexes et/ou contradictoires, positifs et/ou négatifs.

Notes

  • [1]
    Il ira jusqu’à créer une symphonie de 100 guitares électriques (Hallucination City – Symphony for 100 Guitars, 2001).
  • [2]
    « Remix » (Nonesuch Records, 2006).
  • [3]
    « Radio Rewrite », 2013.
  • [4]
    Dans de nombreuses compositions comme Spillane (Tzadik, 1999), John Zorn utilise des techniques de collages de styles musicaux différents, allant jusqu’à changer de style quasiment à chaque mesure (« Speedball » ou « You Will Be Shot » dans l’album Naked City, Elektra Nonesuch, 1990).
  • [5]
    Dans son cinquième quatuor à cordes, Broken Times (2005), Bossini fait cohabiter de multiples genres musicaux savants ou populaires mais aussi des langages musicaux d’époques différentes.
  • [6]
  • [7]
    Voir le groupe King Gizzard & The Lizard Wizard et son disque Flying Microtonal Banana (2017).
  • [8]
    La fiabilité des résultats obtenus peut grandement varier en fonction de la complexité musicale du flux audio…
  • [9]
    Television est un groupe de new wave new-yorkais qui a existé de 1973 à 1978, puis s’est reformé en 1992.
  • [10]
  • [11]
  • [12]
    La norme MIDI (pour Musical Instrument Digital Interface) est apparue au début des années 1980 et permet de synchroniser toutes sortes d’instruments numériques. Un fichier MIDI est un fichier texte contenant des instructions musicales destinées à un synthétiseur. Ces données musicales correspondent principalement aux informations que l’on peut trouver sur une partition traditionnelle (tempo, instrument, hauteur de note, position, durée, intensité, etc.).
Français

L’accès généralisé à l’information musicale favorise des mélanges stylistiques qui traversent tous les genres ainsi que toutes les sphères culturelles. Si cette hybridation musicale n’est pas nouvelle, elle prend aujourd’hui une dimension inédite avec les technologies numériques fondées sur la connaissance. Cet échange généralisé et mondialisé concerne les musiques mais aussi les connaissances musicales. Ce transfert de connaissances est favorisé à la fois par les dimensions multimédia mais aussi par la formalisation de la théorie musicale incluse dans les ontologies musicales et portée par le paradigme numérique fondé sur la connaissances et les métadonnées. Ce paradigme de la connaissance modifie fortement l’accès à la musique mais aussi renouvelle profondément les méthodes de création musicale.
L’objet de cet article est donc de traiter la question de l’hybridation musicale sur ces deux plans : d’un côté, celui de l’échange communicationnel et de l’autre celui de son infrastructure technique.

  • hybridations musicales
  • ontologies musicales
  • métadonnées
  • technologies de la connaissance
  • esthétique du collage et de la fusion
  • mondialisation
  • composition automatique
  • cultures savantes et populaires
  • pédagogie musicale
  • médiatisation multi-média
  • interactivités

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Hervé Zénouda
Depuis 2007, Hervé Zénouda est maître de conférences à l’UFR Ingémédia de l’université de Toulon où il enseigne le design sonore et l’écriture interactive. Sa thèse est publiée chez L’Harmattan en 2008 sous le titre Les images et les sons dans les hypermédias artistiques contemporains : de la correspondance à la fusion. Il a été précédemment musicien, compositeur et producteur de musique expérimentale.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0267
Pour citer cet article
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