CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Anne Lehmans : Vous vous définissez comme un représentant de l’afro-futurisme. Pouvez-vous définir ce courant, ses influences, et la façon dont vous le traduisez dans votre musique ?

2Ibaaku : Même si ce n’est pas un hasard qu’on m’associe à ce courant de par mon esthétique visuelle et sonore qui fait référence à l’anticipation (science-fiction), aux mythologies et philosophies africaines, j’ai tendance à soigneusement éviter les étiquettes. Je me suis récemment acclimaté à ce courant à cause du regain d’attention qu’il suscite. Mais j’y étais familier à plusieurs niveau sans porter forcément la bannière de l’afro-futurisme. Très jeune, mon père m’a exposé à des musiciens de free jazz et spiritual jazz tels que Pharoah Sanders, Sun Ra, John Coltrane et Don Cherry. Ces artistes ont aiguisé ma sensibilité par leurs sons atypiques et hypnotisant, et aussi par le fait qu’ils transforment le bruit en harmonie. À travers ces courants du jazz, j’ai réalisé la dimension mystique et presque magique de la musique qu’on retrouve aussi dans les musiques africaines. Je me suis reconnu dans cette facette expérimentale de la musique qui permet de voir la beauté hors des normes établies.

3Peut être parce que son histoire et mon origine ont fait que ce concept résonne plus chez les Afro-américains et la diaspora noire qu’en Afrique même, mon questionnement a été de comprendre comment rebondissent les idées dans les caisses de résonance africaines/sénégalaises. Comment nous dé-programmons et redéfinissons nos imaginaires. Beaucoup d’éléments de la science-fiction occidentale ne sont pas du tout fictionnels dans certaines réalités africaines. Par exemple l’idée d’autres vies, du monde invisible, les processus d’invincibilité face à certaines armes, la divination font partie du quotidien au Sénégal ou au Bénin. Du coup notre rapport à la science-fiction, la technologie, le futur est autre.

4Anne Lehmans : Qu’est-ce qu’une « musique noire » ?

5Ibaaku : Musik noire c’est le nom de l’album réalisé en 2009 avec Still, mon ancien groupe de hip-hop. L’idée était de revenir musicalement aux différentes mutations musicales des peuples noirs : le blues, le rock, le reggae, jusqu’au hip-hop. Nous ne pouvions pas prétendre donner une définition des « musiques noires » (car lorsqu’on en écoute, elles parlent par elles-mêmes), mais nous pouvions rendre hommage aux émotions, aux luttes auxquelles elles font référence, ainsi qu’aux métissages culturels subis à travers leurs déplacements. C’est très éclectique. Avec Still, nous avons voulu mêler notre hip-hop à ces genres musicaux qui forcent le respect en les retranscrivant au travers de beats que je produisais en travaillant à partir de banques sonores ou en modulant certains sons proposés par les logiciels Cubase, Fruity Loops et Reason pour leur donner des teintes de blues, de reggae, etc.

6Anne Lehmans : Les vidéos associées à votre musique font référence à l’Afrique et plus particulièrement au Sénégal. Considérez-vous votre musique comme un vecteur de communication des réalités africaines contemporaines dans le monde ? Est-elle porteuse d’un message politique ?

7Ibaaku : Oui, complètement. Ma musique est mon apport au monde. Il s’agit de proposer une autre narration sur le continent, de s’éloigner des clichés tels qu’ils sont trop souvent véhiculés. Bien sûr, le message politique sera toujours récurrent et intrinsèque à ma création car il s’agit de réappropriation et valorisation d’un héritage culturel, spirituel qui se perd ; cela a une portée très politique car le manque de considération pour cet héritage décourage la jeunesse de s’investir dans le pays et entretient l’effet de mirage de l’ailleurs. Alors en effet, c’est important de travailler sur la question. J’espère que ma musique est une force de proposition dans ce sens.

8Anne Lehmans : Vous mélangez des influences mais aussi des modes d’expression dans votre musique – la poésie, les arts visuels, la mode, le design – et des techniques avec des références à la musique traditionnelle dans une musique électronique. Comment expliquer cette attention à la transversalité et aux mélanges des genres et des modes d’expression et de communication ? Quelles formes prend-elle dans votre travail ? Est-elle essentielle ?

9Ibaaku : Le mélange d’influences musicales est quelque chose qui m’a toujours entouré, et qui a très tôt orienté mes expérimentations sonores. Mes parents, qui ont une très grande sensibilité artistique et qui ont longtemps habité aux États-Unis, m’ont très vite initié à des genres musicaux aux provenances multiples : des chorales religieuses, des classiques de jazz et de rumba zaïroise, du reggae et bien évidemment de la variété sénégalaise comme le Mbalax. Mes premiers pas de solfège se sont faits sur un clavier Yamaha PSR 200 que mon père m’a offert à son retour de New York en 1993 lorsque j’avais 11 ans. À cette époque, j’habitais à Thiès, où j’ai fait la rencontre du groupe d’afro-fusion Waflash. Ils m’ont pris sous leur aile et j’ai beaucoup appris à leurs côtés, c’est comme cela que j’ai commencé mes premières expérimentations. Mon clavier était un clavier amateur, une version moins performante du classique Yamaha DX7, mais dans lequel étaient intégrées des sonorités de marimbas et de balafons qui permettaient une grande liberté de composition. J’ai ainsi commencé à créer des remixes pour des DJ’s ; je reprenais des morceaux de dance des années 1990 qui passaient dans les clubs du monde entier en les rejouant avec des techniques de percussion Mbalax, des rythmiques sénégalaises. Jusqu’à ce que je déménage à Dakar pour entrer au collège en 1996, ces DJ’s m’ont passé commande de nombreux remixes, car il était assez rare pour eux de pouvoir jouer dans les boîtes de nuit des versions réappropriées des hits internationaux de l’époque. C’était assez nouveau comme façon de faire, et ça leur apportait une certaine originalité. Tous les DJ n’avaient pas la possibilité d’avoir une touche plus « sénégalaise », en tout cas à Thiès. Je n’avais pas l’âge d’aller dans les boîtes de nuit pour écouter les morceaux que je devais remixer, alors les DJ’s me les faisaient découvrir quand je venais leur rendre visite dans leurs kiosques. À la radio, j’écoutais les émissions de hip-hop, mais aussi la radio Nostagie qui passait de la variété française, du jazz et un peu de musiques africaines. À la télévision, c’étaient des grandes stars sénégalaises comme Youssou N’Dour, Ismaël Lô, Baaba Maal ou Omar Pène que l’on pouvait écouter. C’est à partir du début des années 2000 que mon parcours artistique s’est tourné vers le hip-hop et m’a permis d’explorer d’autres champs artistiques, comme celui de l’art visuel et de la vidéo. En effet, la culture hip-hop est en ce sens transversale, car elle mêle poésie, mode, art visuel et danse.

10Alors que je n’étais qu’adolescent, j’ai appris à marier et à m’approprier les sonorités diverses qui m’environnaient. Avec le recul, je me rends compte que cette conscience de l’ailleurs à travers la musique, qui est arrivée très tôt dans ma jeunesse, a jalonné mon parcours artistique d’adulte et a profondément marqué le rapport que j’entretiens aujourd’hui avec le monde, et plus spécifiquement avec le monde musical. Je suis aujourd’hui traversé d’une multitude de références, et la curiosité constante qui m’habite me pousse à découvrir chaque jour davantage d’expressions artistiques musicales et visuelles dans lesquelles puiser de l’inspiration (comme par exemple récemment le courant vaporwave né sur Internet, ou encore la Singeli tanzanienne). Tout comme un écrivain qui aurait des livres-univers, je conçois mes œuvres dans le même esprit : des expériences immersives ou des voyages aventureux.

11Toutefois j’observe également que cette ouverture musicale en grande partie tournée vers le monde dans sa globalité est autant bénéfique pour mon travail qu’elle peut être fâcheuse. En effet, j’ai grandi entouré de nombreux genres musicaux en dépit de ceux bien particuliers de mes deux ethnies d’origine, Sérère et Diola, qui demandent une connaissance approfondie des techniques et rythmiques traditionnelles pour être maîtrisés. Ces ethnies sont très riches musicalement, et il me semble aujourd’hui nécessaire d’en faire l’apprentissage, de me réapproprier ces techniques et de les intégrer dans ce patrimoine hybride qui me façonne.

12Anne Lehmans : Votre création doit-elle passer d’abord par des rencontres entre les hommes, des collectifs ?

13Ibaaku : Les rencontres ou les collectifs sont formateurs et sont à l’origine de chaque tournant décisif dans mon apprentissage artistique et parcours créatif. Ma rencontre avec les musiciens de Waflash au début des années 1990 m’a très tôt plongé dans les coulisses d’une jeune scène sénégalaise dans la lignée des illustres Xalam 2 et Touré Kunda. En 2001, j’ai participé à la création du premier collectif hip-hop panafricain au Sénégal, LZ3 ; sûrement une des rencontres les plus charnières jusqu’à aujourd’hui en termes de créations, de collaborations et d’expériences. De ces rencontres est né l’album Musik noire avec mon groupe de rap Still, ainsi qu’un millier de morceaux diffusés à travers les différents réseaux de diffusion classiques (CD, radio, télévision) ou restés silencieux dans les disques durs des membres du collectif.

14En 2010, je forme I-Science, un band à forme variable dans lequel j’étais instrumentiste, chanteur et compositeur. J’ai rencontré la lead vocal Corinna à Trinaïn, le studio d’enregistrement de Still. Nous avons combiné nos répertoires pour déboucher sur un album éponyme aux influences reggae, hip-hop, funk, afrobeat, sorti en 2013. C’est à ce moment-là que le collectif Les petites Pierres s’est créé, et que j’ai rencontré d’autres artistes de la scène alternative dakaroise, dont la créatrice de mode Selly Raby Kane. Ce collectif m’a donné l’opportunité d’aborder d’autres formes artistiques comme la performance et la mode, mais surtout de travailler dans une dynamique du « créer ensemble » sensiblement différente de celle des groupes musicaux. Cela demande à la fois une écoute de soi et une empathie.

15Anne Lehmans : Dans quelle mesure les créateurs dans les courants musicaux comme le vôtre sont-ils dépendants des représentants des grandes industries culturelles ? Doivent-ils faire avec, les contourner, les intégrer, lutter contre elles pour trouver leur public ? Vous êtes vous-même producteur : comment considérez-vous votre rôle par rapport à la globalisation de la musique ?

16Ibaaku : Les créateurs d’avant garde (hip-hop, musiques électroniques, afro) prouvent constamment leur capacité à influencer et changer les règles établies par l’industrie. Le cas récent de la scène Naija Pop ou Afro-pop est assez édifiant. Ce style popularisé au début des années 2000 par les artistes nigérians fusionne des sonorités pop avec le sacro-saint afro-beat de Fela Kuti et domine les clubs sur le continent. Je pense qu’aujourd’hui, avec Internet, nous avons les moyens de ne pas dépendre des grandes industries, ou en tout cas, des schémas anciens qui vont à l’encontre des désirs de l’artiste. Les scènes alternatives ou de niches commencent à trouver leur public en marge des grandes industries, à l’instar du festival Nyege Nyege. Nous sommes davantage partie prenante des enjeux et questions qui se présentent : droits d’auteurs, droits humains, mobilité sur le continent et dans le monde (visas), modèle économique pour les industries culturelles et créatives sur le continent, etc.

17Anne Lehmans : Peut-on dire que votre musique est totalement globalisée, qu’elle n’a pas de frontières ? L’identité culturelle est-elle un concept pertinent pour vous dans le cadre de votre création ?

18Ibaaku : De ce que j’ai pu observer en Afrique, et notamment au Sénégal, les musiques électroniques et expérimentales sont encore réservées à une élite et considérées comme des musiques « occidentales ». Ma propre direction artistique me positionne un peu comme un outsider sur la scène sénégalaise, mais à une échelle continentale, il y a une vraie scène très vivace. Aujourd’hui, en Afrique du Sud (Okzharp & Manthe Ribane, tout le courant Gqom Music), en Éthiopie (Ethiopian Records, Mikael Seifu), en Tanzanie, en Ouganda (Nyege Nyege Tapes, Faizal Mostrixx, Hibotep), en Angola (Nazar), au Kenya (EAWAVE, Blinky Bill), au Ghana, au Congo ou au Nigeria, des artistes redéfinissent les genres avec brio. Donc, en effet, l’identité est un concept pertinent dans le cadre de ma création, puisqu’il s’agit de s’affranchir des frontières imposées. Elle est aussi un moteur pour la recherche et l’expérimentation. Quelle est l’identité culturelle des musiques contemporaines au Sénégal aujourd’hui ou dans un futur proche ? Des questions auxquelles j’ai tenté de répondre avec l’album Alien Cartoon. Il fallait repousser les limites atteintes dans mes projets musicaux précédents et imaginer de nouvelles propositions.

19Anne Lehmans : Dans quelle mesure les instruments que vous utilisez pour jouer, et les outils comme le synthétiseur, qui sont produits industriellement, à la différence des instruments « traditionnels », sont-ils porteurs de sonorités culturellement situées qui contraignent ou au contraire ouvrent les possibilités de création ?

20Ibaaku : Du fait de leur coût, les hardwares (synthétiseurs, boîtes à rythmes, etc.) sont encore très peu accessibles pour la nouvelle génération de beatmakers, producteurs. Beaucoup de productions se font avec le strict minimum : un software (logiciel) installé sur un ordinateur (fixe ou portable). Les sons et fonctionnalités du logiciel sont réappropriés par les artistes pour créer de nouvelles déclinaisons. C’est le cas du Singeli en Tanzanie, un tout nouveau genre hybride et effréné créé avec Virtual Dj ou la Gqom en Afrique du Sud, sous-genre de la house essentiellement produit sur le software Fruity Loop. Les logiciels sont aussi équipés de banques avec des sonorités traditionnelles authentiques. Le beatmaker sénégalais Primus Beat a créé et commercialisé en avril 2019 une librairie sonore dédiée au son marimba du DX7. Une sonorité incontournable dans la musique la plus populaire au Sénégal, le mbalax. Le sampling ou le field recording sont aussi des techniques qui permettent aisément de contextualiser les sonorités. Pour moi, les instruments que j’utilise sont juste des moyens de matérialiser mes intentions. Ils sont comme un trousseau de clés destiné à ouvrir les portes de mon imagination. Les machines ont des possibilités créatives infinies, mais c’est à l’homme de leur donner vie.

Ibaaku
Curieux du monde et de ce qui s’y révèle aujourd’hui de neuf dans les arts, mobilisé à dynamiter les murs et bornes dressés dans la musique par le marché, Ibaaku est de ces milléniaux qui forment l’avant-garde de la création contemporaine sur le continent africain. Ibaaku, dernier des noms qu’il s’est donnés, est un artiste en mouvement, éthéré, propulsé par un éclectique et insatiable appétit du son. Son itinéraire créatif commence très jeune à Thiès par la pratique du clavier et de la clarinette, puis l’a progressivement mené vers différents genres comme le hip-hop, la soul, le jazz ou le folk.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0257
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