L’amont
1Au moment de sa visite de l’exposition universelle de Paris en 1889, symbole d’une mondialisation déjà bien entamée, le jeune Claude Debussy est pris d’un vertige à l’écoute d’un ensemble gamelan de Java [1]. L’exotisme et la différence radicale de cette tradition inspireront son travail, qui porte en lui l’impulsion d’une musique nouvelle. La tendance en Europe est alors à l’exotisme, à l’orientalisme, et les artistes se fascinent pour un ailleurs fantasmé. Au même moment, Erik Satie se met à penser une « musique d’ameublement », préfigurant par une plaisanterie les changements majeurs de statut et de mode de consommation qu’opérera la musique au xxe siècle. Enfin, toujours à la même période, et au même endroit, le milieu littéraire des symbolistes et des impressionnistes français (avec lequel Debussy et Satie sont en contact) développe le terme d’« ambiance [2] ». Précédé d’autres termes, comme « milieu », « environnement », « atmosphère » ou « climat » qui lui sont proches, il a la spécificité d’insister sur la dimension affective de la perception du milieu qui nous entoure et nous influence, et que nous influençons [3]. Soixante-dix ans plus tard, Brian Eno intitulera son programme musical « ambient », donnant ainsi un nom à un virage musical amorcé au début du siècle, qui envisage de faire de la musique un objet fonctionnel, dont on se sert pour teinter une atmosphère. Ces signes peuvent sembler sans rapport ; pourtant, ils sont annonciateurs d’un changement progressif et profond des représentations du monde moderne, et avec lui des façons de produire et de consommer l’art en général, et la musique en particulier.
2Avec le développement des flux, des moyens de production, de communication et de transport, le monde est devenu pour l’individu moderne un espace frénétique, discordant, saturé d’informations. Au fil du xxe siècle, le sentiment de perdition, de « déracinement », de « décentrement [4] », se développe : « tout ce qui était auparavant solide semble se dissoudre dans l’air [5] ». Le son, et plus particulièrement la musique, rendent compte à la fois de cette ouverture et de cette dilution des représentations. Après avoir fait exploser un cadre de référence (celui de la musique occidentale savante) qui tenait bon depuis des siècles, la musique s’est permis d’explorer toutes sortes de chemins, accumulant les expériences, les métissages et les horizons. Elle constitue désormais un formidable témoignage de la métamorphose des imaginaires. Trois indices relient fortement la mondialisation aux évolutions de la musique dans l’émergence du concept d’ambiance : la découverte de l’Autre et l’appel de l’exotisme, le changement de statut de la musique emmené par l’essor technologique (ou peut-être est-ce l’inverse ?) et le développement dans les esprits d’un nouvel attrait pour le sensible. Ces indices serviront de fil conducteur pour suivre quelques-unes des innombrables pistes, parallèles et interdépendantes, qui mènent aux métamorphoses de la musique contemporaine.
Exotismes en feedback
3Après le choc de Debussy, qui se lance avec une grande radicalité dans la quête d’une musique « autre », la tendance se confirme, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, quand le voyage devient plus facile, que l’enregistrement discographique se démocratise, et que l’on donne des concerts de musique exotique dans les capitales européennes [6]. Pierre Boulez sera fasciné par des instruments d’Asie et d’Afrique, Karlheinz Stockhausen se rendra à de nombreuses reprises en Extrême-Orient, et formulera le projet d’une « musique universelle [7] ». John Cage fonde toute une partie de son œuvre et de sa pensée sur l’aléatoire, mais aussi sur le vide et le silence, à partir de sa lecture du Zen bouddhiste. Steve Reich étudie de façon très concrète les percussions africaines et balinaises, souhaitant éprouver les systèmes de ces traditions musicales et questionnant à travers elles la notion même de composition. Tous ces exemples, issus de la longue liste des compositeurs de musique « savante » occidentale, montrent à quel point cette dernière s’est définie grâce à l’influence des cultures extra-occidentales. Pour Philippe Albèra, ce sont justement ces musiques extra-occidentales, examinées par les compositeurs au gré des modes et des intérêts de chacun, qui ont permis l’explosion des cadres de la musique savante occidentale. On note également qu’au cours de ce processus, les musiques « traditionnelles » ont été en partie détruites, absorbées par un flux inverse qui imposait au monde les canons occidentaux à travers les industries culturelles. Ces évolutions, loin de concerner la seule musique savante, sont visibles également dans les courants « populaires » de la musique occidentale : la vogue de l’exotica par exemple, dans les années 1950, baigne les cocktails américains de ses visions fantasmées du Pacifique, coco et fétiches Tiki en plastique à l’appui. Plus tard, on vendra massivement en Occident des disques sous l’étiquette « World Music », fourre-tout regroupant aussi bien la musique traditionnelle bretonne, un chant de travail Dogon ou un métissage questionnable de jazz orchestré avec des instruments « exotiques ».
4La mondialisation a joué à double sens. Si l’Occident semble s’être fait un devoir de la récupération culturelle des traditions du monde, ces récupérations sont incluses dans une boucle de rétroaction, qui fait naître indéfiniment de nouvelles pratiques à ses périphéries. En témoigne l’album Cochin Moon du Japonais Haruomi Hosono, qui compose dans les années 1970, au milieu de la phase miraculeuse d’expansion économique que connaît son pays, une musique librement inspirée de l’exotica américaine des années 1950. Il réalise, ce faisant, une étrange mise en abîme, réinventant une musique originellement tissée de clichés sur sa propre culture par l’industrie du divertissement occidentale [8]. Citons encore, pour illustrer ce double sens de la mondialisation, Léo Smith, avec ses inventions pour le free jazz dans les années 1970, qui nie, au sujet de son utilisation d’objets bizarres dans son instrumentation (boîtes en fer blanc, planches à laver, fils métalliques tendus sur des clous), l’influence de John Cage sur sa musique (comme Cage nie l’influence du jazz sur ses propres recherches), mais se réclame d’une tradition afro-américaine plus large. Ces convergences évolutives ne sont pas rares, et peut-être témoignent-elles d’une plongée globale dans un grand bain aboli de la géographie, où les influences ne naissent plus seulement des rencontres physiques et des échanges, mais flottent dans le fluide des réseaux mondiaux.
Océanisme sonore
5En parallèle de cette histoire, ici très rapidement effleurée, Erik Satie suit une autre piste avec son concept de « musique d’ameublement », formulé au début du xxe siècle. Quand il invente le terme, il s’agit, dans une de ces blagues arty qui sont la marque de fabrique du compositeur, de proposer une musique « industrielle » et « utile [9] », non pas faite pour être écoutée sérieusement mais pour décorer un intérieur ou une situation particulière ; Satie souhaite désacraliser l’écoute. À la même période, le phonographe, puis le gramophone, posent les bases de l’enregistrement et de la diffusion sur support, qui permettront la reproductibilité à l’infini du son, et qui transformeront tout à fait ses modes d’écoute et de consommation. On connaît la suite de l’histoire : les technologies sonores, dont les concepts sont en gestation depuis le xviiie siècle [10], vont bouleverser le statut de la musique. La fixation du son sur support ouvre un nouvel océan de possibilités et d’objets d’études. Si les premiers groupes capturés en studio sont tenus de hurler dans le cornet de l’enregistreur pour que l’on ait une chance de les entendre à la réécoute, très vite le microphone et l’amplification permettront de capter les moindres détails d’une voix ou du glissement d’un doigt sur une corde, et la question de l’enregistrement devient une nouvelle problématique créative, celle du domptage d’un chaos sonore physique, autrement plus sauvage que celui de l’écriture musicale traditionnelle. L’enregistrement permet de documenter, d’étudier empiriquement le son, d’archiver à l’infini cultures et pratiques sonores. Le son fixé est récupéré par le cinéma muet pour habiller ses images, par la radio qui en remplit ses créneaux, les disques sont produits en masse, les postes de télévision, les walkmans, les baladeurs mp3, les boombox et les systèmes embarqués des voitures, les enceintes de supermarchés, les haut-parleurs de propagande envahissent peu à peu l’espace public, et amplifient une formidable rumeur mondiale : le son est désormais partout. En suspension dans le cloud de la Toile, il est disponible à chaque instant. Il se fait marchandise ou marchand, marqueur de territoire [11], enrobage du quotidien, paramètre de design pleinement intégré dans le marketing, l’architecture et l’urbanisme. Le projet de la musique d’ameublement est achevé, bien au-delà des rêves de Satie. Ses incarnations sont innombrables. Citons pour l’exemple la société américaine Muzak, qui produit de la musique au mètre pour les salles d’attente, les ascenseurs et les supermarchés depuis les années 1950. Désormais déconstruites et assimilées par la pop culture mondiale qui n’en finit plus de muter, on peut retrouver les influences de ces musiques d’ambiance dans des styles apparus récemment comme le Vaporwave, phénomène de musique électronique sur Internet, indissociable d’une étrange imagerie faite de bustes romains, de malls vides et d’horizons rétrodigitaux, qui propose des collages de bouts de sons récupérés d’anciennes annonces publicitaires, de musiques de vieux jeux vidéo filtrées, et expose les souvenirs déchus d’un âge d’or du capitalisme et de la consommation, désormais considéré comme mourant.
Liquéfaction
6Quand Brian Eno propose l’appellation « ambient » à la fin des 1970, il se contente de décrire un mouvement qui existe depuis déjà longtemps : le glissement vers un modèle immersif de la musique et des arts, dont témoignaient déjà les symbolistes du début du siècle. Les « ambiances » exotiques des gamelans, mais aussi, plus métaphysiquement, leur façon « ambiante » de considérer la musique comme un mouvement fluide et infini, jouant parfois des jours et des jours, et de façon à induire des états de conscience particuliers, permettent à l’auditeur de régler lui-même son niveau de concentration, de la transe totale à l’ameublement de l’espace. Ces ambiances se sont ajustées comme par magie aux préoccupations occidentales modernes, ou bien peut-être les ont elles éveillées ? À contre-courant de la musique d’ambiance vendue par la société Muzak, Eno prétend que sa musique ambient doit porter en elle spiritualité et réflexion. Ce changement de statut n’est donc pas une simple désacralisation de l’écoute par le capitalisme pour vendre du son. Au contraire, en se liquéfiant, la musique semble s’être chargée d’un nouveau contenu spirituel. Elle a permis d’exprimer un panel d’émotions et d’expériences modernes variées, soulignant une perception du monde en transformation. La mondialisation moderne, en nous projetant vers l’autre et l’ailleurs, en accélérant les flux et l’essor des technologies, nous a plongés dans un tourbillon liquide, que nous ne nous contentons plus d’observer de l’extérieur, mais qui nous traverse et dans lequel nous baignons comme dans un amnios infini d’expériences.
Notes
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[1]
« Il y a eu, il y a même encore, malgré les désordres qu’apporte la civilisation, de charmants petits peuples qui apprirent la musique aussi simplement qu’on apprend à respirer. Leur conservatoire c’est : le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu’ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder dans de constater que la nôtre n’est qu’un bruit barbare de cirque forain » (Debussy, 1971, p. 223) ; « Rappelle-toi la musique javanaise, qui contenait toutes les nuances, même celles qu’on ne peut plus nommer, où la tonique et la dominante n’étaient plus que vains fantômes à l’usage des petits enfants pas sages » (lettre à Pierre Louÿs de janvier 1895).
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[2]
On retrouve le terme « ambiant » dans les milieux scientifiques au xvie siècle, mais « ambiance » ne s’utilise comme substantif en français qu’autour de 1890 dans le milieu littéraire des symbolistes et des impressionnistes (Thibaud, 2012 ; 2016).
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[3]
L’intérêt pour le sensible qu’illustrent les études de l’ambiance se sont affirmées : les « sensory studies », l’esthétisation grandissante des espaces urbains, le développement des sensibilités écologiques, le marketing sensoriel ou les arts immersifs en sont autant de produits.
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[4]
L’article « Why Minimalism Now ? » de Claire Polin interroge les pratiques des mouvements minimalistes des années 1950 et 1960, en peinture et en musique. En filigrane, on y devine, face à une lassitude des esprits, un besoin de quiétude. Christopher Lasch (1985) va plus loin, affirmant que le minimalisme est une affaire de survie psychique. On peut y lire Carl André s’exprimer à propos de cette nouvelle esthétique : « notre culture contient désormais trop d’objets, et requiert le néant, la tabula rasa ».
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[5]
Cette phrase issue du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx servira de titre pour le livre de Marshall Berman (1982), où il écrit magnifiquement cette sensation de perdition : « Être moderne, disais-je, c’est faire l’expérience de la vie personnelle et sociale comme d’un maelström, c’est trouver son monde et soi-même en permanente désintégration et en permanent renouveau, perpétuellement dans le trouble et l’angoisse, dans l’ambiguïté et la contradiction : c’est faire partie d’un univers où tout ce qui est solide se volatilise. Être un modern-iste, c’est en quelque sorte se trouver comme chez soi dans le maelström, adopter ses rythmes, suivre ses courants à la recherche des formes de réalité, de beauté, de liberté, de justice que rend possible son cours passionné et périlleux. »
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[6]
L’époque voit aussi le développement rapide des études d’ethnomusicologie et d’anthropologie en général.
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[7]
Philippe Albèra met l’accent dans son article « Les leçons de l’exotisme » sur la dimension spirituelle empruntée aux traditions orientales chez Boulez et Stockhausen : « toutes les dimensions de l’œuvre ont été marquées, en profondeur, par la découverte des musiques extra-européennes : les conceptions du rythme et du timbre, celles de l’écriture vocale, le choix de l’instrumentarium, la notion même d’œuvre, la tentative d’effacement de la subjectivité créatrice dans une forme autonome ou transcendante, la disposition des musiciens dans la salle, le rituel du concert, la relation entre compositeurs et interprètes… ».
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[8]
Haruomi Hosono s’exprimera sur le sujet dans le livre de David Toop, Ocean of Sound : « Les Japonais ne peuvent évidemment pas être orientalistes. Nous sommes piégés dans ce que les Occidentaux appellent l’Extrême-Orient. Je dirais que mon propre orientalisme est dû à une vue de mon esprit à laquelle j’ai abouti par une perspective détournée et hollywoodienne. J’ai littéralement fait l’expérience de ce que Brecht appelle “voir à travers les yeux d’un étranger” ».
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[9]
« La “Musique d’Ameublement” est foncièrement industrielle. L’habitude – l’usage – est de faire de la musique dans des occasions où la musique n’a rien à faire. Là, on joue des “Valses”, des “Fantaisies” d’Opéras, & autres choses semblables, écrites pour un autre objet. Nous, nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins “utiles”. L’Art n’entre pas dans ces besoins. La “Musique d’Ameublement” crée de la vibration ; elle n’a pas d’autre but ; elle remplit le même rôle que la lumière, la chaleur & le confort sous toutes ses formes. La “Musique d’Ameublement” remplace avantageusement les Marches, les Polkas, les Tangos, les Gavottes, etc. Exigez la “Musique d’Ameublement”. Pas de réunions, d’assemblées, etc., sans “Musique d’Ameublement”. La “Musique d’Ameublement” n’a pas de prénom. Pas de mariage sans “Musique d’Ameublement”. N’entrez pas dans une maison qui n’emploie pas la “Musique d’Ameublement”. Celui qui n’a pas entendu la “Musique d’Ameublement” ignore le bonheur. Ne vous endormez pas sans entendre un morceau de “Musique d’Ameublement”, ou vous dormirez mal. » (Satie, 2000)
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[10]
Jonathan Sterne considère, dans Une histoire de la modernité sonore (2015), que l’humanité raffine depuis des siècles son rapport avec son sens de l’ouïe : « Entre le milieu du xviiie et le premier quart du xxe siècle, au travers d’un faisceau d’idées, de pratiques et de circonstances diverses, le monde est devenu audible. »
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[11]
Amparo Lasen (2018) détaille les pratiques d’écoute sur les téléphones portables, leur attribuant un pouvoir de marquage de territoire par des groupes urbains.