CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La musique, devenue un « produit » économique et culturel de consommation plus ou moins large, connaît depuis quelques décennies – si ce n’est depuis plusieurs siècles [1] – une tendance vers un phénomène que l’on appelle génériquement « mondialisation ». Celle-ci permet échanges, interférences, métissages, hybridations, mais permet aussi le départ d’un point d’ancrage local, parfois régional, vers un autre univers de réception plus large, plus lointain, du point de vue culturel ou géographique. La dynamique de diffusion et de circulation du produit culturel, en l’occurrence de la musique, permet ainsi plus facilement la rencontre de « l’autre », notamment par la réception de l’œuvre.

2Pour ce numéro consacré à la « mondialisation » de la musique au niveau de sa création, de sa diffusion et de sa réception, nous nous intéresserons à la manière dont les éléments de la musique traditionnelle roumaine ont été intégrés dans le langage musical de Vladimir Cosma à travers sa filmographie, et comment ils ont accédé ainsi à un statut plus « universel ».

Un compositeur roumain à Paris

3En 2017, le compositeur Vladimir Cosma fêtait ses 50 ans de carrière. Les mélomanes l’ont retrouvé en chef d’orchestre, dirigeant une partie de ses plus belles compositions pour film dans une tournée européenne, dont la ville de départ fut Paris. Une nouvelle série de concerts est annoncée du 24 au 26 avril 2020 au Grand Rex, pour fêter cette fois les 80 ans du musicien. Animant des effectifs impressionnants, Cosma réunit sur scène des interprètes importants, évoquant pour les spectateurs des scènes de films auxquels il a collaboré en tant que compositeur. Cependant, malgré le succès de sa musique, peu d’études biographiques ou d’analyses musicales lui ont été consacrées.

4Vladimir Cosma est né à Bucarest en 1940, dans une famille de musiciens importants, dont la grand-mère paternelle fut pianiste concertiste, ancienne élève de Ferruccio Busoni. Le compositeur évoque sa figure avec nostalgie dans ses entretiens avec Vincent Perrot (Cosma, 2009, p. 11). Il rappelle aussi que son père Teodor fut formé en France dans les années 1920-1930 dans le domaine du jazz et que son oncle Edgar a été chef d’orchestre et compositeur.

5Fuyant le système communiste et l’idéologie instaurée dans les années 1960 à Bucarest, Vladimir Cosma s’installe à Paris à l’âge de 22 ans, alors qu’il commençait à se forger une réputation de compositeur dans son pays. Formé ensuite par Nadia Boulanger dans la capitale française, il se vit confier par Yves Robert en 1968 la composition de sa première partition personnelle pour musique de film. Il enchaîne dès lors les pièces pour cinéma et les thèmes de ses mélodies commencent à conquérir un public de plus en plus large.

6Son style original se forgea à la lumière d’une maîtrise parfaite de la musique savante, du jazz, de la variété, mais aussi de l’intégration des éléments musicaux de provenance traditionnelle de son pays d’origine. Il utilisa thèmes, motifs, rythmes et tournures mélodiques roumains, ainsi que des instruments peu utilisés alors en Occident, traditionnellement pratiqués dans le taraf roumain.

7Qui se douterait que la musique du film Le Grand Blond avec une chaussure noire est inspirée d’une danse traditionnelle paysanne, ou que dans le film Rabbi Jacob, les thèmes et les mélodies juives si envoûtantes se retrouvent dans les airs des ashkenazis pratiquant le style Klezmer dans les faubourgs de Bucarest ?

8Pourtant, la musique de Vladimir Cosma est reconnue en tant que « musique française de film », le compositeur est le musicien français le plus réputé dans ce domaine. Il a composé la bande originale de plus de 400 films, a été récompensé par de grands prix comme des Césars ou le prix Henri-Langlois. Il obtient de nombreux disques d’or et de platine à travers le monde, sa musique est diffusée sur les chaînes de radio ou de télévision de tous les continents, considérée et réceptionnée comme « universelle ». Comment un jeune compositeur roumain a-t-il réussi à conquérir Paris, puis le monde ?

Quelques rencontres fortuites permettant une grande carrière

9Comme tout immigré, qui plus est avec un statut de réfugié politique, le jeune Cosma a rencontré quelques difficultés d’intégration dans le domaine de la musique, une fois arrivé à Paris. Tour à tour correcteur chez Madame Salabert, violoniste dans diverses formations et orchestres, arrangeur pour chansons de variété, il fera quelques rencontres déterminantes pour sa future carrière de compositeur de cinéma.

10Jean Wiener – ancien professeur de son père, et qui avait contribué à l’introduction du jazz en France dans les années 1930 – composait déjà des musiques de film ; il aida le jeune Cosma à s’affirmer. Une autre rencontre très importante fut celle de Claude Bolling, qui lui confia les arrangements pour quelques-uns de ses films. Dans le même temps, Cosma enregistre des compositions pour la maison de disques Polydor, qui lui propose un projet de « musique tsigane, sous prétexte que j’étais roumain » (Cosma, 2009, p. 19) [2]. Mais c’est la rencontre avec le réalisateur Yves Robert qui a propulsé définitivement Vladimir Cosma dans l’univers de la composition de musique de film. En 1967, il signe la musique pour Alexandre le bienheureux, puis en 1969, sa collaboration avec Yves Robert se poursuit avec le film Clérambard. Ce sera pourtant le générique et le leitmotiv du film suivant, tourné en 1972, Le Grand Blond avec une chaussure noire, qui restera à tout jamais dans la mémoire des spectateurs. La collaboration entre Yves Robert et Vladimir Cosma a duré plus de 35 ans. Citons à ce sujet la remarque de Michel Chion :

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La médiatisation de la culture et le corporatisme actuel ont pour effet de valoriser la personne du créateur dans son aspect extérieur social, aux dépens souvent de la vérité intime de son œuvre et de réduire les rapports de la musique et du cinéma à ceux qui existent entre le réalisateur et le compositeur, et à leurs motivations : se sont-ils rencontrés avant le tournage, voire au même moment de l’écriture du scénario ? Se sont-ils entendus ou disputés sur les séquences à traiter en musique ?
(Chion, 2019, p. 19)

12Vladimir Cosma donne une réponse au « cas par cas » dans le livre d’entretiens déjà cité, en faisant référence aux films les plus remarquables, mais aussi à ceux de ses débuts de compositeur pour écran, parmi lesquels figure celui qui l’a propulsé sur le devant de la scène. Il s’agit du Grand Blond avec une chaussure noire, dans lequel Pierre Richard joue le rôle principal.

La création : intégrer des éléments de la musique roumaine

13Si le scénario du film parodie en quelque sorte les James Bond à la mode de l’époque, mettant en scène une affaire d’espionnage, Vladimir Cosma refuse de composer des pastiches, comme les producteurs le lui avaient suggéré. Il cherche au contraire un univers musical original. Tout d’abord, il propose un instrumentarium inédit : la flûte de Pan et le cymbalum. Ces instruments sont pratiqués par des musiciens professionnels, nommés en Roumanie lăutari. Ils interprètent les répertoires de tradition orale, très souvent la musique de danse, au sein d’ensembles instrumentaux hétérogènes de taille réduite, appelés tarafuri[3].

14Pourquoi le choix d’un tel univers musical pour un film d’action ? Dans les Entretiens, le compositeur donne lui-même la réponse :

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Sur le magnifique scénario que Francis Veber avait écrit avec Yves, et notamment pour la séquence où Pierre Richard arrivait à Orly, j’étais supposé écrire une musique pastiche de James Bond. Or, c’était exactement le genre d’idée que je voulais éviter à tout prix ! Le mariage entre la flûte de Pan et le cymbalum était un mélange auquel je pensais depuis longtemps. Et voilà qu’arrivait le film idéal où je pouvais, enfin, utiliser ces instruments quasi inconnus en France à l’époque ! J’imaginais déjà Pierre Richard débarquant à l’aéroport, accompagné par cette sonorité insolite, et j’étais certain que ça provoquerait en même temps un sourire et une interrogation chez le spectateur…
(Cosma, 2009, p. 31-32)

16Après avoir choisi les instruments, (qu’il mélangea à un orchestre type « classique » à cordes), le compositeur se pencha sur le contenu musical. Il inventa de toutes pièces une musique dans l’esprit d’une danse traditionnelle roumaine, qu’il intitule d’ailleurs, de manière générique, Sârba. Cette danse, pratiquée sur un rythme binaire (rythme dénommé par Constantin Brăiloiu giusto-syllabique), a généralement un tempo modéré à rapide, voire extrêmement vif. Sârba est dansée principalement au sud des Carpates, dans les régions de Valachie, de Dobrogea, et parfois en Moldavie.

17Les principales caractéristiques musicales ont été reprises par Vladimir Cosma. Le cadre formel est simple et assez strict. On peut le schématiser ainsi : courte introduction par le cymbalum solo de 4 mesures, réalisant des țiituri, qui sont des formules d’accompagnement harmoniques spécifiques à l’instrument. On entend ensuite 4 mesures au cymbalum, qui prend un nouveau trajet harmonique, sur la simplissime descente tonique – dominante, répétée en boucle par la basse.

18Le thème principal arrive après l’introduction et il est confié au nai[4]. Simple et mémorisable à loisir, il est joué en la mineur. Il est très vif, enjoué, comportant des croches et des doubles croches. Ce thème comporte 8 mesures à 2 temps, découpées en deux phrases – « antécédente » et « conséquente » – de 4 mesures chacune. Chaque phrase est enchaînée à la suivante par une relance ascendante de trois notes conjointes. Ce procédé est utilisé spontanément par les musiciens de tradition orale en Roumanie. Une deuxième grande période est la variation du motif initial transposé à la quarte supérieure et transformé en une marche harmonique descendante, sur 8 mesures.

19La « carrure » rappelle celle de type occidental, alors que la plupart des danses traditionnelles roumaines peuvent être beaucoup plus souples.

20Un thème secondaire, lyrique, « féminin », est confié aux pupitres de cordes de l’orchestre. Il est simple et chantant ; cependant, le compositeur garde l’accompagnement au cymbalum, qui réalise des formules similaires au premier thème. L’orchestration est réalisée tout en finesse. On remarquera l’utilisation d’un éthos spécifique roumain, caractérisé par l’utilisation d’une échelle modale comportant notamment des degrés mobiles (fa et fa dièse). La descente qui fera subtilement entendre une seconde augmentée descendante donne tout son charme à ce thème nouveau (le passage la, sol dièse, si, fa naturel, mi).

21Un rôle très important est accordé à l’accompagnement. Nous faisons ici référence aux travaux de la musicologue roumaine Speranța Rădulescu, qui a étudié et réalisé des publications importantes sur la manière d’accompagner dans la musique traditionnelle roumaine. Par exemple, elle explique comment, dans la musique paysanne, qui est fondamentalement monodique, l’accompagnement par le taraf s’est développé et a évolué, en s’enrichissant au contact de la pratique musicale polyphonique occidentale :

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Le paysan roumain chante et joue selon le principe monodique, que ce soit individuellement ou en groupe […] L’harmonie accompagnatrice est le produit d’une acculturation tardive, mais qui ne porte pas atteinte à l’essence univocale de la musique […] Confié au cymbalum et à la contrebasse, l’accompagnement gagne en complexité, jusqu’à acquérir un vrai discours harmonique, avec des syntagmes stéréotypés enchaînés selon une logique propre.
(Rădulescu, 1993, p. 56)

23Nous entendons effectivement dans l’accompagnement harmonique proposé pour ce film des formules stéréotypées au cymbalum [5], tandis qu’un mode de jeu adapté et présent fréquemment dans les mélodies pour taraf se retrouve lui aussi tout au long de la pièce.

En guise de conclusion

24La réception du film, diffusé à travers les salles de cinéma des pays les plus divers, a assuré la célébrité du jeune compositeur, et la mélodie de la flûte de Pan de Gheorghe Zamfir [6] est restée dans la mémoire des spectateurs. Dans une suite de ce grand succès, Le Retour du grand blond, le compositeur alla encore plus loin dans le métissage musical, superposant le thème du film initial, réadapté, à une rythmique originale de samba, jouée par des musiciens traditionnels brésiliens !

25Vladimir Cosma n’a jamais cessé de composer. Son style est si différent d’un film à l’autre qu’on a parfois du mal à concevoir qu’il puisse s’agir du même compositeur ! Ses expériences musicales, aussi riches que variées, l’ont imposé comme une figure remarquable parmi les compositeurs contemporains et surtout comme une figure incontournable du cinéma français.

Notes

  • [1]
    Voir en ce sens l’excellent article de Molino, 2001.
  • [2]
    Cette anecdote montre à quel point il existait encore à l’époque des confusions entre musique « tsigane » et musique « roumaine », sans parler de la confusion que l’Occident perpétue encore entre les populations et les ethnies en question qui, bien que cohabitant sur un même territoire géographique, ont peu d’éléments culturels en commun.
  • [3]
    L’espace accordé au présent texte étant réduit, nous vous invitons à consulter à ce sujet notre publication (Apostu, 2014) consacrée au taraf, à ses interprètes et au répertoire pratiqué.
  • [4]
    Flûte de Pan roumaine, pratiquée depuis le xviie siècle.
  • [5]
    L’espace réduit ne nous permettant pas une analyse musicologique plus approfondie, nous consacrerons d’autres travaux à cette pièce, ainsi qu’à d’autres compositions pour film de Vladimir Cosma.
  • [6]
    Interprète de la bande originale du film, le jeune Zamfir qui, à l’époque, jouait à l’oreille s’imposa par la suite en tant qu’interprète international, et on fit appel à lui pour jouer dans d’autres films, comme Il était une fois en Amérique de Sergio Leone ou bien Kill Bill de Quentin Tarantino.
Français

Né à Bucarest dans une famille de musiciens renommés, Vladimir Cosma a quitté la capitale roumaine à 22 ans, alors qu’il commençait déjà à se forger une réputation de compositeur. Formé ensuite à Paris, Cosma se voit confier par Yves Robert en 1968 la composition de sa première partition pour musique de film. Il enchaine dès lors les pièces pour cinéma et les thèmes de ses mélodies commencent à conquérir un public de plus en plus large. Son style se forgea à la lumière d’une maîtrise parfaite non seulement de la musique savante, mais aussi du jazz, de la variété et surtout de l’intégration des éléments musicaux de provenance traditionnelle ou folklorique. Il utilisa ainsi des thèmes et des motifs, des rythmes et des tournures mélodiques roumains ainsi que des instruments peu utilisés comme la flûte de pan ou le cymbalum, traditionnellement pratiqués dans le taraf roumain (orchestre de dimensions réduites avec des instruments spécifiques).
Qui se douterait que le générique du film Le Grand Blond avec une chaussure noire par exemple, est une sârba roumaine (danse rapide, binaire, avec des éléments rythmiques spécifiques) ? Ou que dans le film Rabbi Jacob, les thèmes et les mélodies juives si envoûtantes sont inspirés directement des airs des ashkenazis pratiquant leur musique à Bucarest ? Pourtant, la musique de Vladimir Cosma est reconnue en tant que « musique française de film » et le compositeur est le musicien français le plus réputé dans ce domaine. Nous nous intéresserons ici à la manière dont certains éléments de la musique traditionnelle pratiquée en Roumanie ont été intégrés dans le langage musical devenu « universel » de Vladimir Cosma.

  • musique de film
  • mondialisation culturelle
  • métissage
  • folklore roumain
  • réception universelle

Références bibliographiques

  • Apostu, L.-I., La Violonistique populaire roumaine dans les œuvres de Béla Bartók et de George Enescu, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 87-104.
  • Basirico, B., La Musique de film, Paris, Hémisphères, 2018.
  • Brăiloiu, C., Opere (Œuvres), édition bilingue roumain-français, sous la direction d’Emilia Comișel, Bucarest, Muzicala, 1968 (8 volumes).
  • Chion, M., La Musique au cinéma, Paris, Fayard, 2019 [nlle éd.].
  • Cosma, V., Comme au cinéma, entretiens avec Vincent Perrot, Paris, Hors Collection, 2009.
  • Dasnoy, R. et Lejeune, V., Guide des compositeurs de musique de films, Paris, Ynnis éditions, 2017.
  • Lacombe, A. et Rocle, C., La Musique de film – Vladimir Cosma, Paris, Francis van de Velde, 1979.
  • Molino, J., « Technologie, mondialisation, tribalisation », in Nattiez, J.-J. (dir.), Musiques, une encyclopédie pour le xxie siècle, Arles, Actes Sud, 2001, p. 69-86.
  • En ligneRădulescu, S., « L’accompagnement harmonique dans la musique paysanne roumaine », Cahiers d’ethnomusicologie, no 6, 1993, p. 55-67.
Liliana-Isabela Apostu
Liliana-Isabela Apostu intègre le Conservatoire national supérieur de Iasi avant de se perfectionner en 1996 auprès de Stefan Ruha, violoniste international réputé, à Cluj. Docteure de l’université de Nice en 2010, spécialisée dans l’analyse comparée des compositions de Béla Bartók et de Georges Enesco, elle participe à des colloques et des conférences internationales et publie des livres et des articles. Professeur de musique, elle continue à faire de la recherche : son champ s’ouvre progressivement aux musiques actuelles, notamment celles intégrant des musiques métissées roumaines-argentines (publications dédiées aux compositions originales de Gerardo Jerez-le Cam), puis au jazz manouche influencé par la musique folklorique roumaine (surtout aux improvisations et aux interprétations du violoniste Florin Niculescu). Ses recherches actuelles sont centrées autour des compositions pour écran de Vladimir Cosma, ainsi qu’autour des personnalités roumaines rayonnant sur les scènes internationales, comme la soprano Elena Mosuc ou la violoniste Silvia Marcovici.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0207
Pour citer cet article
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