CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La harpe à chevalet des peuples mandingues, appelée kora, était et est toujours un instrument d’utopies tournées vers le passé ou vers l’avenir : des empires passés, des souverains historiques célèbres ou des personnalités influentes d’aujourd’hui et leurs ancêtres étaient chantés au son de la kora. À travers deux processus, elle est devenue de plus en plus l’expression d’aspirations religieuses et d’imaginaires séculiers. Elle a notamment trouvé son chemin sur les scènes de la musique du monde et dans la liturgie monastique catholique.

2Au cours des dernières décennies, l’instrument ouest-africain des griots mandingues – qui a été traditionnellement appris par les hommes de certaines familles de musiciens – est devenu un instrument international à la fois accessible aux hommes et aux femmes, joué dans un contexte autant laïque que liturgique en Afrique de l’Ouest et dans le monde entier. La fondation du monastère de Keur Moussa au Sénégal en 1963 par l’abbaye française de Solesmes, connue pour son travail sur le chant grégorien, fut déterminante pour cette évolution. Dans l’esprit du concile Vatican II, les moines bénédictins y introduisirent la kora comme instrument liturgique. Son utilisation dans le contexte musical populaire en Afrique de l’Ouest, dans la production culturelle de la diaspora africaine, ainsi que dans la World Music constitue un élément essentiel de sa globalisation.

3Notre article aborde la kora comme vecteur de diffusion d’idées religieuses et émancipatrices entre l’Afrique et l’Europe [1]. Notre but est d’examiner dans quelle mesure le concept catholique d’« inculturation » dans le contexte africain a contribué à « féminiser » la kora dans la liturgie en donnant aux femmes la possibilité de jouer cet instrument pratiqué auparavant par les hommes. Dans la première partie de cette contribution, nous décrirons les innovations observées dans la liturgie de Keur Moussa et la diffusion de cette liturgie et de la kora dans d’autres pays d’Afrique et en Europe. Dans la deuxième partie, nous verrons, par les déplacements dans les discours concernant les femmes jouant de la kora, comment celle-ci s’est diffusée en dehors du monde monastique.

La kora à Keur Moussa : inculturation, symbiose et diffusion

4Adapter la musique liturgique au contexte africain et introduire la kora comme instrument liturgique sont deux processus décrits par le Père Catta et les autres fondateurs de Keur Moussa comme « inculturation » dans l’esprit du concile Vatican II. Le contexte historique est alors celui de la décolonisation et des tentatives pour entrer en dialogue avec les colonisés. La musique joue un rôle central à cet égard puisqu’on suppose qu’elle crée des liens sociaux et forme une communauté qui permet de vivre ensemble, de rapprocher les différences et de réduire l’écart entre les idéaux et la réalité (Pasler, 2009). De nombreux monastères africains fondés à cette époque, dont Keur Moussa, se sentaient engagés dans « l’apostolat liturgique » en vue de l’éducation et de l’évangélisation des populations locales. Le chef de chœur de l’époque, Dominique Catta, commença le projet d’« inculturation » sur les instructions du supérieur de Keur Moussa et de l’abbé de Solesmes avec la composition de chants en wolof pour les ouvriers sénégalais du monastère et en français pour les premiers postulants. Après des doutes initiaux sur le maintien du chant grégorien, le Père Catta fut convaincu de l’universalité des rythmes et des mélodies africaines, identifiant une ancienne source commune qui expliquerait une certaine affinité élective entre le chant grégorien et la musique traditionnelle africaine. Pour lui, cette similitude prouve l’universalité des valeurs chrétiennes et du chant grégorien selon la formule du pape Benoît XVI qui reconnaît des « lois constitutives de l’harmonie musicale de la création ». Selon leurs propres mots, le Père Catta et Frère Bayle décrivent le développement de la kora et des chants liturgiques de Keur Moussa comme une « fusion de deux cultures jusqu’alors si impénétrables l’une à l’autre » (Catta et Bayle, 1991, p. 6) ; Olivier-Marie Sarr, actuel abbé de Keur Moussa, parle de « symbiose » (Sarr, 2013, p. 1351). Un principe important de cette symbiose serait son fondement sur l’héritage de Dom Guéranger, refondateur de l’abbaye de Solesmes au xixe siècle, qui entraîne une certaine prépondérance donnée à l’une des deux traditions, en l’occurrence le chant grégorien.

5La liturgie de Keur Moussa et la kora ont acquis une renommée internationale par leur diffusion au-delà de la clôture monastique et des frontières sénégalaises. La vente des koras jusqu’en 2018 indique en effet que plus de koras ont été vendues dans d’autres pays d’Afrique (501) qu’au Sénégal (393). 1 023 ont été vendues en Europe. Les enquêtes de terrain dans des monastères d’Afrique de l’Ouest, au Togo, Bénin et Burkina Faso, montrent l’utilisation par les communautés de la kora et de différents éléments de la liturgie de Keur Moussa. Les communautés visitées utilisent toutes des koras fabriquées à Keur Moussa. L’atelier de Keur Moussa fabrique depuis 1972 des instruments de plus en plus sophistiqués, aujourd’hui équipés de mécaniques de guitare, insensibles aux variations hygrométriques, et de demi-tons composites qui apportent précision et légèreté. Contrairement aux koras traditionnelles, les instruments de Keur Moussa sont faciles à accorder et plus stables. En conséquence de nombreux musiciens et griots achètent aussi les koras de Keur Moussa. La transmission du savoir dans l’exercice de la kora en milieu monastique s’effectue le plus souvent directement par des frères de Keur Moussa invités à l’étranger pour une session dans une communauté ou lors d’un séjour à l’abbaye de Keur Moussa. D’après une trappistine de L’Étoile au Bénin qui a rapporté la première kora du Sénégal, la communauté fondée en 1960 a adopté la kora dès 1970.

6La kora est à l’origine un instrument de Sénégambie qui ne se trouve pas sous cette forme dans ces autres pays. Adopter la kora dans la liturgie au Bénin ou au Togo n’est donc pas a priori une forme d’acculturation à la culture locale mais plutôt à une supposée authenticité africaine. Les religieux insistent sur le fait que la kora est devenue pour eux l’instrument monastique par excellence. Une bénédictine de Toffo au Bénin affirme : « Les moines de Keur Moussa expliquent, l’instrument primitif n’est pas comme ça. Mais ils ont fabriqué l’instrument tel qu’il est aujourd’hui pour accompagner l’office, pour la liturgie, au service de la liturgie. » En ce sens, l’instrument aurait été acculturé au monde monastique par un transfert de la culture traditionnelle mandingue à la culture monastique, ce qui lui permet de dépasser les frontières géographiques par le réseau monastique. Par ce biais, la kora s’exporte aussi en Europe puisque certains monastères français, italiens, belges et hongrois utilisent la kora dans leurs offices. Cet instrument constitue alors une manière de renouveler la liturgie monastique européenne et d’inverser l’image stéréotypée de l’Afrique comme réceptrice et l’Europe donatrice. Toutefois, les communautés ne reprennent pas la liturgie de Keur Moussa comme un tout. L’enquête au Bénin a montré que certains éléments sont repris tels quels (tons de psaumes, antiennes, etc.) mais jamais l’office en entier. Cette liturgie constitue aussi une source d’inspiration pour poursuivre le travail des transferts culturels dans la liturgie. Le réseau Amorsyca (Association monastique de réflexion sur les symbolismes dans les cultures africaines) travaille à l’adaptation de la vie monastique en Afrique de l’Ouest, quand le plus récent réseau Remonaf (Répertoire monastique d’Afrique de l’Ouest) travaille à la constitution d’un corpus de chants liturgiques africains.

7En outre, la vie monastique offre aux femmes la possibilité de développer leur propre liturgie, puisque celle-ci ne concerne pas seulement la messe avec le sacrement de l’eucharistie – qui requiert un prêtre – mais aussi la prière des heures – conduite sans prêtre. Par ce biais, elles accèdent à des instruments traditionnellement masculins, parmi lesquels figure la kora.

La kora et les griots en diaspora et la transgression genrée de la tradition

8Pour retracer l’histoire de la kora et du privilège accordé aux hommes concernant l’utilisation des instruments à cordes, on peut se référer à de riches traditions orales remontant au xe siècle. Dans de nombreuses sociétés d’Afrique de l’Ouest, les chanteuses et chanteurs connus sous le nom de griottes et de griots sont des spécialistes des traditions orales et sont à la fois des musiciens, animateurs, chroniqueurs et généalogistes. C’est grâce à eux qu’il existe des récits anciens sur la fonction des musiciens dans les sociétés de la cour en Afrique de l’Ouest. Apparue dans l’empire du Ghana, probablement au xe siècle, mais aujourd’hui plus souvent associée à l’empire du Mandé, l’institution de la griotte ou du griot s’est répandue dans la partie nord de l’Afrique de l’Ouest musulmane. Ils ont servi comme artistes dans les palais royaux, comme médiateurs dans les conflits et comme opposition institutionnalisée (Dorsch, 2006). Dans le contexte de cette tradition, qui ne permet qu’aux griots hommes de jouer d’un instrument à cordes, que ce soit le ngoni des Bambara, le xalam des Wolof, l’hoddu des Peulh ou la kora des Mandingues, apparaissent clairement les défis que les femmes qui veulent apprendre cet instrument doivent relever. Cependant, il existe des pionnières au niveau mondial et local. Les figures de proue mondiales sont, bien sûr, des femmes européennes qui ont appris à jouer la kora en Afrique de l’Ouest, et des femmes locales : les Mauresques, qui jouent l’ardin, et les Touaregs, qui jouent l’imzad. Néanmoins, il existe une distance ethnique avec les groupes susmentionnés qui empêche les femmes mandingues de revendiquer pour elles la pratique de la kora.

9L’évolution de cette situation est essentiellement due à une koraïste : Sona Jobarteh. Ayant grandi en Grande-Bretagne, mais venant du côté de son père de la célèbre famille de musiciens gambiens Jobarteh, Sona perpétue la tradition de ses aïeuls tout en la rompant puisqu’elle joue en tant que femme la kora en public. Déjà son grand-père, Amadou Bansang Jobarteh, était – comme beaucoup de griots de sa génération – en tournée dans le monde entier, suivant les réseaux de l’industrie de la musique du monde, mais aussi ceux des migrants ouest-africains. De la même façon, Sona Jobarteh se produit aujourd’hui par exemple dans des festivals africains en Europe.

10Même si, dans le cadre de nos recherches, des griottes d’Afrique de l’Ouest nous ont parlé d’autres femmes qui, au Mali, en Guinée ou au Sénégal, auraient joué de la kora de façon sporadique, celles-ci ont rarement joué en public ou produit des albums contrairement à Sona Jobarteh. Elle connaît ainsi un succès international en tant que koraïste et monte sur les scènes du monde entier. Elle a en outre enregistré plusieurs disques reconnus, d’abord avec son frère Tunde Jegede et maintenant en tant qu’artiste solo avec des musiciens divers. Elle produit des vidéoclips en Gambie et célèbre le pays dans ses chansons. Mais surtout, elle s’y implique pour l’éducation musicale de la prochaine génération en fondant une école en milieu rural, la Gambia Academy. L’école offre des cours de musique en plus du programme scolaire complet en prêtant une attention particulière à la formation des filles à la kora ainsi qu’au balafon. Comme nous avons pu l’observer, son engagement pour la Gambie et la jeunesse gambienne est très apprécié ; elle est souvent citée comme étant la première femme à jouer de la kora, ou du moins qui est devenue célèbre en tant que koraïste. Ses vidéos sont souvent diffusées (par exemple dans la première partie des concerts d’autres joueurs de kora) et son école est considérée comme un projet vitrine qui est présenté aux politiciens étrangers lors des visites officielles, par exemple au président allemand.

11Alors que les moines de Keur Moussa ont, par l’utilisation de la kora dans leurs offices et surtout par la fabrication et la vente de la kora moderne, répandu l’instrument bien au-delà de sa région d’origine du mandé ouest-africain, ce sont les griots qui ont amené la kora sur les scènes du monde et l’ont popularisée, et c’est finalement uniquement grâce à Sona Jobarteh que les femmes peuvent désormais être vues et entendues comme koraïstes sur les scènes du monde. Les réseaux monastiques de la kora et ceux du monde s’étendent bien au-delà des frontières de l’Afrique de l’Ouest et suivent les liens de la diaspora. Les femmes européennes et nord-américaines apprennent de plus en plus cet instrument, tant dans la diaspora qu’en Afrique de l’Ouest. Suivre les chemins de la kora et de l’imaginaire musical qui y est lié dans une perspective transnationale, tant au monastère que dans le monde, permet d’observer les processus émancipatoires au sein de l’Église catholique et de la musique du monde.

Note

  • [1]
    Nous remercions la Fondation Mariann Steegmann pour son soutien aimable et généreux.

Références bibliographiques

  • Catta, D. et Bayle, L/, OSB, La kora de Keur Moussa. Histoire et évolution, Paris, imprimerie Téqui, 1991.
  • Dorsch, H., Globale Griots. Performanz in der afrikanischen Diaspora, Hamburg/Münster, Lit Verlag, 2006.
  • Pasler, J., La République, la musique et le citoyen. 1871-1914, Paris, Gallimard, 2009.
  • Sarr, O.-M., OSB, « La musique liturgique en Afrique : l’expérience de Keur Moussa (Sénégal), genèse et évolution (1963-2011) », in Addamiano, A. et Luisi, F. (dir.), Atti del Congresso Internazionale di Musica Sacra in occasione del centenario di fondazione del PIMS Roma, 26 maggio-1 giugno 2011, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 2013, p. 1347-1359.
Hauke Dorsch
Hauke Dorsch est le directeur de l’Archive de la musique africaine de l’université Johannes Gutenberg à Mayence, où il enseigne à l’Institut d’anthropologie et d’études africaines. Il a effectué des recherches sur des musiques africaines et migrations, des relations afro-cubaines, la politique d’intégration en Allemagne, etc. Ses publications récentes incluent « Making Manding in the Concert Hall – Jali Pop in Paris » (Journal of African Cultural Studies, vol. 29, 2017, p. 177-193) et « Yenyengo » (Bloomsbury Encyclopedia of Popular Music of the World, vol. XII : Genres : Sub-Saharan Africa, Bloomsbury, 2019, p. 561-565).
Isabelle Jonveaux
Isabelle Jonveaux est sociologue, chargée de cours à l’université de Graz et membre du CéSor (EHESS, Paris). Elle travaille notamment sur les questions de la vie monastique, Internet et religion, de jeûne et de consommation alternative. Elle développe actuellement un projet de recherche sur la vie monastique catholique en Afrique. Ses nombreuses publications incluent Le monastère au travail (Bayard, 2011), Dieu en ligne (Bayard, 2013) et Monasticism in Modern Times (Routledge, 2017, coédité avec Stefania Palmisano).
Katrin Langewiesche
Katrin Langewiesche est anthropologue avec une spécialisation géographique en Afrique de l’Ouest. Ses intérêts de recherche portent sur l’épistémologie en sciences sociales ainsi que sur la diversité religieuse dans les sociétés africaines modernes, comme en témoignent entre autres La mobilité religieuse. Les changements religieux au Burkina Faso (Lit Édition, 2003) et Rencontres religieuses et dynamiques sociales au Burkina Faso (éditions Amalion, 2019, coédité avec Alice Degorce et Ludovic Kibora).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0203
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