CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Durant l’ère Edo (1603-1868) au Japon, le shakuhachi a été l’outil spirituel exclusif de moines zen itinérants. Suite au bannissement de cette secte à la fin du xixe siècle, cette flûte est « devenue » un instrument de musique. Depuis les années 1980, elle est l’instrument japonais qui a pris le plus expressément le tournant de la mondialisation, étant utilisée dans des genres de musique les plus hétéroclites partout à travers le monde.

2Je trace ici un bref portrait de l’histoire du shakuhachi depuis la fin du xixe siècle, suivi des grands points de sa popularité actuelle. Sa mondialisation se situe à deux niveaux. D’une part, elle a été modernisée afin de se mettre au pas des musiques issues de l’Occident et, d’autre part, de nombreux musiciens non japonais lui attribuent une « aura » de spiritualité du fait de ses antécédents bouddhistes.

Un peu d’histoire

3Durant l’ère Edo, un édit shogunal accorde à une secte de moines zen itinérants l’usage exclusif de cette flûte de bambou. Seuls les samouraïs sans emploi (rōnin) pouvaient en être disciples ; nombre d’entre eux étaient en fait des gangsters, même des espions du shogun se travestissant en bonzes. Ceux qui optaient pour une vie d’itinérance et de mendicité utilisaient le shakuhachi comme outil spirituel. Ces moines jouaient de cette flûte au lieu de méditer. Le gouvernement Meiji (1868-1912), suite à l’effondrement du régime shogunal, a banni cette secte à l’automne 1871. Ces ex-bonzes enseignèrent et jouèrent devant le public pour survivre. Un changement majeur est survenu à cette époque, sous l’influence de la musique venue d’Occident : sa fabrication fut modernisée afin qu’elle puisse jouer plus juste aux côtés d’autres instruments, tant japonais qu’occidentaux, ce qui n’était pas le cas auparavant. Apparaissent alors des facteurs professionnels, alors que ces bonzes la fabriquaient eux-mêmes de façon rudimentaire.

4Au début du xxe siècle, des écoles sont formées, de nouveaux styles sont créés, des compositeurs écrivent des œuvres nouvelles. On reconnaît aujourd’hui deux principales écoles de shakuhachi : l’école traditionnelle Kinko et l’école Tōzan, école se voulant moderne, créée à la fin du xixe siècle et dont le jeu a été largement calqué sur la musique occidentale. Durant la première moitié du xxe siècle, quelques maîtres japonais se sont fait entendre à l’extérieur du Japon et quelques rares étrangers l’ont appris. À partir des années 1960, des maîtres japonais commencent à l’enseigner à l’extérieur du Japon, et des Occidentaux séjournent au Japon afin de l’apprendre ; quelques-uns d’entre eux deviennent facteurs. Vers la fin des années 1970, le shakuhachi commence à se faire connaître internationalement parallèlement à l’avènement des phénomènes World Beat et, à la fin des années 1980, des musiques du monde. Un nombre croissant de musiciens se rend aujourd’hui au Japon pour l’étudier auprès de maîtres reconnus ; ils obtiennent leur titre de maître pour ensuite l’enseigner dans leur pays d’origine et octroyer à leur tour de tels titres. Ils donnent des concerts et produisent des CD, tant du répertoire d’œuvres solos composées par ces moines bouddhistes que de répertoires solos modernisés. Par ailleurs, la plupart de ces musiciens, tant japonais qu’étrangers, fusionnent les sonorités du shakuhachi au jazz, au rock, aux musiques du monde, incluant les musiques d’avant-garde, entre autres genres.

Aujourd’hui

5La popularité du shakuhachi peut se résumer à ces quelques points :

6– Nous retrouvons des élèves et maîtres de shakuhachi un peu partout à travers le monde, que ce soit en Europe, en Amérique, en Australie ou en Asie, dont Taïwan et la Chine.

7– Un nombre croissant de musiciens obtiennent leur titre de maître, shi-han, ainsi qu’un nom d’artiste japonais. Quelques-uns deviennent grands maîtres, daï shi-han.

8– Une Société internationale du shakuhachi ainsi qu’une Société européenne du shakuhachi ont été formées. Des ateliers et des festivals sont régulièrement organisés, invitant des maîtres tant japonais que non japonais.

9– Depuis 1992 est organisé le World Shakuhachi Festival, qui s’est tenu à Tōkyō en 1992 ; à Boulder, Colorado, en 1998 ; à New York en 2004 ; à Sydney, Australie, en 2008 ; à Kyōto en 2012 ; à Londres en 2018.

10– Nous retrouvons des facteurs non japonais au Japon, aux États-Unis, au Canada, en France, en Chine, à Hong Kong et à Taïwan. Quelques facteurs utilisent des techniques d’acoustique moderne.

11– Plusieurs facteurs japonais vendent surtout à l’international. La clientèle du magasin Mejiro à Tōkyō vient majoritairement de l’extérieur du Japon.

12– Se retrouve sur Internet un marché du shakuhachi d’occasion, ainsi qu’un large nombre de sites relatant son histoire, sa spiritualité, ou donnant des instructions sur les techniques, le jeu, l’interprétation et sa fabrication.

13– Cette flûte est aussi fabriquée dans divers bois, différents bambous, en PVC, en résine ou encore en un composé de résine et de sciure de bambou. Le modèle en bambou est le plus usité.

14– Originalement à 5 trous, des modèles à 7 et 9 trous ont été développés dans l’après-guerre, ainsi qu’une embouchure que l’on place sur la tête d’une flûte traversière. Le modèle à 7 trous est principalement utilisé en musique folklorique, celui à 9 trous n’est utilisé que par les élèves de l’école de son créateur. L’embouchure de bambou est peu usitée. L’ensemble des adeptes de cette flûte préfère le modèle à 5 trous.

Une tradition réinventée

15Du fait que cette flûte a été pendant plus de 250 ans le privilège d’une secte bouddhiste zen, un large nombre de ses adeptes étrangers d’aujourd’hui s’approprient ce symbole de spiritualité, souhaitant utiliser le shakuhachi aussi comme outil spirituel. Toutefois, cette spiritualité dérive en grande partie d’un discours orientaliste qui laisse entendre que les pièces composées par ces bonzes constituent une musique bouddhiste et que la pensée zen est la source même de cette spiritualité. Bien que le zen ait profondément imprégné la pensée japonaise à son introduction au xiiie siècle, son acceptation par la classe guerrière et les artistes est liée au fait que le zen proposait un dogme et un formalisme semblable à la pensée native de l’époque.

16La plupart des adeptes actuels du shakuhachi, en plus de prendre des leçons avec des maîtres lors de séjours au Japon, visitent des lieux historiques où la tradition de ces bonzes est maintenue, ainsi que d’autres hauts lieux de la spiritualité japonaise que ceux-ci soient bouddhistes ou shintoïstes (le shintō étant la religion native du Japon). Par exemple, le musicien canadien Alcvin Ryūzen Ramos organise tous les deux ans ce qu’il appelle le Shakuhachi Roots Pilgrimage, lors duquel les participants visitent des lieux historiques, tant bouddhistes que shintoïstes, prennent des leçons avec des grands maîtres, font la collecte de bambou afin de fabriquer leur propre shakuhachi, en plus de jouer dans des temples bouddhistes ou sanctuaires shintoïstes, participent à un rituel shintoïste, le misogi, sous une chute d’eau glacée, entre autres choses. La spiritualité que des musiciens attribuent à cette flûte et à sa musique est une réinvention orientaliste. Elle ne prend pas la forme d’une appropriation à proprement parler, mais plutôt de ce que nous pourrions appeler une « transpropriation ». Ces musiciens s’approprient l’instrument et sa musique, les fusionnant aux musiques de l’Occident. Interpréter les pièces solos composées par ces moines sous-entend alors faire leur, même si ce n’est que fragmentairement, la spiritualité zen japonaise. Quelques-uns de ces musiciens suggèrent même que le shakuhachi ne devrait être pas être utilisé aujourd’hui comme un instrument de musique, mais uniquement comme outil spirituel (Jay Keister, 2004 ; 2005), alors que chez les musiciens japonais, il est un instrument de musique comme tout autre.

17Nous pouvons constater un paradoxe chez les musiciens non japonais. Il existe deux principaux modèles de shakuhachi : le jiari, le modèle moderne accordé selon la gamme tempérée, et le jinashi, le modèle traditionnel qui, durant l’ère Edo, n’était pas accordé selon une gamme ou un mode particulier. Ce dernier, ignoré pendant un certain temps dans l’après-guerre, a refait surface récemment. Cependant, les fabricants l’accordent aujourd’hui selon la gamme tempérée ; il le sera selon l’accord traditionnel seulement sur demande. Le paradoxe ici est que ces musiciens qui désirent faire du shakuhachi un outil spirituel dans l’esprit de cette secte bouddhiste défunte, utilisent soit la flûte moderne soit la flûte traditionnelle, les deux accordés selon la gamme tempérée venue d’Occident.

18Outre ses antécédents religieux, l’attrait du shakuhachi se retrouve aussi dans sa très grande difficulté d’apprentissage. Elle est considérée par certains musiciens comme la flûte la plus difficile à jouer au monde. Cette difficulté se retrouve en grande partie dans ce qu’elle exige de produire des mouvements aucunement naturels des muscles orofaciaux. Ces muscles n’ayant pas à proprement parler de mémoire musculaire, ce n’est qu’au prix de longues années d’apprentissage que ceux-ci prennent le pli. Son apprentissage prend en quelque sorte la forme d’une discipline quasi ascétique. La mondialisation du shakuhachi n’est pas liée à sa modernisation à proprement parler. Elle est plutôt maillée à ce mythe zen emblématique de son passé religieux que quelques disciples de cette flûte cherchent à faire revivre selon des prémisses modernes et orientalistes.

Références bibliographiques

  • En ligneDay, K., « Zen Buddhism and Music : Spiritual Shakuhachi Tours to Japan », in Brunn, S. D. (dir.), The Changing World Religion Map, Dordrecht, Springer Science + Business Media, 2015, p. 2815-2831.
  • Deschênes, B., Le shakuhachi japonais, Une tradition réinventée, Paris, L’Harmattan, 2017.
  • Deschênes, B., « A Spiritual Journey in Music in Japan », Canadian Folk Music, vol. 50, no 1, 2016, p. 26-30. En ligne sur : <www.canfolkmusic.ca/index.php/cfmb/article/view/750/734>, page consultée le 28/02/2020.
  • En ligneKeister, J., « The Shakuhachi as Spiritual Tool : A Japanese Buddhist Instrument in the West », Asian Music, vol. 35, no 2, 2004, p. 99-132.
  • Keister, J., « Seeking Authentic Experience : Spirituality in Western Appropriation of Asian Music », The World of Music, vol. 47, no 3, 2005, p. 35-53.
Bruno Deschênes
Bruno Deschênes est chercheur, compositeur et musicien. Sa recherche porte sur la pensée esthétique traditionnelle du Japon et la « transmusicalité », en référence aux musiciens maîtres de la musique d’une culture dont ils ne sont pas natifs. Il publie en 2017 Le shakuhachi japonais, Une tradition réinventée (L’Harmattan), premier livre en français consacré à cette flûte. En 2018, il publie Une philosophie de l’écoute musicale (L’Harmattan), dans lequel il met en parallèle les pensées esthétiques japonaise et européenne.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0199
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