CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1S’intéresser à la mondialisation de la musique, ce n’est pas seulement s’intéresser à la diffusion planétaire d’un art quelconque sous la poussée du phénomène d’ouverture des frontières et de circulation des biens inhérent à la modernité. La musique, en effet, porte en elle, depuis ses origines, un idéal de transculturalité qui la pousse à vouloir franchir les limites nationales. On ne peut donc guère évoquer ses adaptations et ses hybridations à travers le monde sans interroger préalablement l’idéal universaliste qui lui est attaché.

2Nous montrerons que la musique poursuit une forme d’utopie. Sa nature particulière lui permettrait de dépasser les clivages socioculturels et de rapprocher les hommes. Si cet art exprime une quête de communication, de compréhension et de concorde universelles, il est indispensable de revenir sur les représentations symboliques qui l’entourent, sur les présupposés philosophiques qui sous-tendent le pouvoir d’expansion pacificatrice qu’on lui prête, mais aussi sur le bien-fondé et les limites de cette harmonie contagieuse qu’il prétend réaliser.

À la recherche d’un langage universel…

Par-delà les mots : la musique, remède à l’incommunication ?

3Face aux morcellements en tous genres, aux particularismes identitaires, au pluralisme ethnique, aux barrières langagières et aux conflits qui en résultent souvent, l’humanité n’a cessé de caresser un rêve d’universalité et de convoiter une unité qu’elle imagine avoir connue par le passé, dans une sorte d’âge d’or qu’il lui faudrait retrouver. Nombre de mythes y font référence.

4Le mythe de l’androgyne primitif relaté par Socrate dans Le Banquet de Platon, par exemple, raconte que l’homme, ayant été scindé en deux, se sent désormais incomplet et cherche son autre moitié afin de reconstituer son unité originelle. Ce que ce mythe grec évoque au niveau individuel, à savoir l’angoisse de la division et la nostalgie de la plénitude perdue, le récit biblique de la tour de Babel l’exprime à un niveau intercommunautaire ou international, dirions-nous en osant un anachronisme. « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots », est-il écrit dans le livre de la Genèse. Mais parce que ses créatures tentèrent d’égaler la toute-puissance divine en élevant une tour jusqu’aux cieux, Yahvé punit les hommes. Il introduisit la confusion dans le langage et dispersa les habitants sur toute la surface de la Terre. La multiplicité des idiomes entraîna l’incompréhension entre les peuples et la nécessité de la traduction. Ce mythe illustre symboliquement le drame d’une communication impossible entre les individus ou à tout le moins entre les cultures.

5Le double inversé du mythe babélien se trouve dans le Nouveau Testament. Il s’agit de l’épisode de la Pentecôte, où quelques disciples de Jésus se mettent à parler en d’autres langues que la leur et s’entendent les uns les autres après avoir reçu l’Esprit saint. Ce récit témoigne d’une obsession humaine : surmonter l’incommunication. Il insiste également sur le fait que le dépassement de l’incommunication ne peut que s’apparenter à un acte divin.

6La poésie a pu être considérée par certains comme le moyen le plus sûr d’établir une communication universelle. Pourtant, même épuré des « mots de la tribu » selon le souhait de Stéphane Mallarmé, et fût-il empreint de symbolisme et de musicalité grâce aux éléments analogiques et rythmiques qu’il privilégie [1], l’art d’Érato et de Calliope ne demeure-t-il pas lesté des lourdeurs et des insuffisances de la langue humaine ? Cette dernière est comme empêchée par son caractère conventionnel, dont témoigne l’aspect arbitraire ou non motivé du rapport nouant le signifiant et le signifié constitutifs des signes qu’elle mobilise, comme l’a souligné Saussure. Par ailleurs, peinant à s’extraire du corset rigide de la phrase et de l’étroitesse réductrice du mot, elle se montre impuissante à dire certaines réalités, de nature métaphysique par exemple.

7C’est donc en se tournant vers un langage affranchi des mots et des concepts qui leur sont attachés que d’aucuns espèrent accéder à un mode de compréhension universel. Or la musique n’est-elle pas précisément apte à exprimer ce qui est de l’ordre de l’indicible ? Elle seule semble parfois capable d’atteindre le monde des essences, de déployer un lien cratylien entre les objets et les sons, d’exaucer le vœu que Charles Baudelaire formule dans le poème « Correspondances » des Fleurs du mal : « comprendre sans effort le langage des fleurs et des choses muettes »…

8La musique serait donc une sorte d’espéranto sans paroles. À tel point qu’on a pu y voir un art sacré et d’origine divine : la « musica divina » d’Origène ou encore la musique menant à la contemplation chez saint Augustin [2]. Mais pourquoi lui prête-t-on ce pouvoir de communication et d’intercompréhension ante-babélien dont on aimerait à croire qu’il va jusqu’à approcher une connaissance gnostique ?

Un art spirituel et sensible à la fois

9Outre qu’elle ne semble pas prisonnière du conventionnalisme des mots et qu’elle évoque plus qu’elle ne signifie – en ce sens, ce n’est sans doute que de manière impropre qu’on la qualifie de « langage », ainsi que le fait très justement remarquer Monique Philonenko (2007), laquelle note que « le langage articule des signes, la musique organise des sons » –, la musique apparaît comme un art désincarné, par comparaison avec la peinture ou la sculpture ; ne retenant que le caractère éthéré et fuyant de ses airs, on en oublie d’ailleurs la matérialité des instruments qui lui donnent jour et sur laquelle revient Antoine Hennion (1993) dans La Passion musicale : une sociologie de la médiation. Sa dimension spirituelle lui permettrait de s’adresser directement à l’âme, et par conséquent d’être comprise ou appréhendée par tous. On se souvient de la réflexion de Vassily Kandinsky (1989) qui, dans son ouvrage Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, recommande aux peintres de s’inspirer de la musique, jugée éminemment spirituelle parce qu’elle n’imite pas les formes naturelles et s’élève au-delà des contraintes matérielles. Préfaçant cet ouvrage, Philippe Sers précise que pour Kandinsky « la valeur n’est pas esthétique » et qu’« une œuvre est bonne lorsqu’elle est apte à provoquer les vibrations de l’âme, puisque l’art est le langage de l’âme et que c’est le seul ».

10Néanmoins, n’en déplaise à Kandinsky qui rejette l’approche aïsthésique de l’art, la musique réjouit également les sens, et là réside l’un de ses paradoxes les plus intéressants. Elle charme autant le corps que l’esprit, étant perçue par l’ouïe et susceptible de provoquer des émotions très fortes. Ce constat fait dire à Arthur Schopenhauer (2014, § 52, p. 332) qu’« on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison ». On notera toutefois que partant d’une position inverse à celle de Kandinsky, puisqu’il accentue la dimension sensible et émotionnelle de la musique plutôt que sa dimension spirituelle, le philosophe aboutit à une conclusion assez similaire dans la mesure où il insiste également sur la vocation qu’elle a à embrasser l’universel, dans un autre passage du Monde comme volonté et comme représentation. Là encore, l’art musical toucherait directement le cœur de tous les hommes parce qu’il parlerait le langage commun des émotions, que l’on suppose être naturel et semblable partout. D’où la prétendue facilité de la musique à s’exporter au-delà des frontières nationales ; d’où aussi les adaptations et hybridations spatio-temporelles qu’elle subit (on pense par exemple à la réinterprétation moderne de la musique baroque analysée par Antoine Hennion, 1993).

11Cependant, un tel présupposé mérite d’être soumis à la critique. Si des études ont été récemment menées, notamment dans un laboratoire de recherche rattaché à Harvard, qui tendraient à prouver le caractère universel des émotions ressenties à l’écoute d’une musique, d’autres études nuancent ce point de vue universaliste, mettant en évidence le caractère parfois subjectif et variable de ces expériences, en particulier lorsqu’il s’agit de musiques autochtones. Par ailleurs, la sociologie de l’art, en son approche bourdieusienne, rappelle l’importance des normes sociales et du capital culturel dans l’interprétation et le jugement des œuvres. Il y a également beaucoup à dire sur l’éducation du goût musical (la musique classique en est l’exemple le plus significatif) ou même sur l’évolution du goût en fonction des époques. La sociologie des émotions, elle aussi, sait que ces dernières sont socialement et culturellement construites, et que par conséquent elles peuvent s’exprimer différemment d’une culture à une autre, ainsi que l’a souligné David Le Breton (2004).

Une reliance verticale et horizontale

12S’il convient de relativiser la réalité de l’universalisme attribué à la musique, il faut pourtant accorder à cette croyance ou représentation symbolique toute l’importance qui est la sienne tant il est vrai qu’elle influence le rapport que les individus entretiennent avec cet art. En outre, la question consistant à déterminer si la musique flirte avec l’universel grâce à l’esprit ou grâce aux sens n’est guère pertinente puisque d’une part, cette dichotomie ne trouve sa raison d’être que dans une conception dualiste du monde, et que d’autre part, la voie sensible et la voie spirituelle ne sauraient être exclusives l’une de l’autre : le sensible peut mener à l’intelligible, dans le sillage de l’idéalisme mallarméen. Paul Valéry, qui s’efforça de développer la musicalité de la poésie à l’instar de Stéphane Mallarmé – après tout, le poète Orphée n’était-il pas également musicien ? – se confie ainsi :

13

J’ai observé, quelquefois, en écoutant de la musique […] que je ne percevais plus, en quelque sorte, les sons des instruments en tant que sensations de mon oreille. La symphonie elle-même me faisait oublier le sens de l’ouïe. Elle se changeait si promptement, si exactement, en vérités animées et en universelles aventures, ou encore en abstraites combinaisons, que je n’avais plus connaissance de l’intermédiaire sensible, le son.
(Valéry, 1960, p. 105-106)

14Tout en étant immanent, l’art musical viserait une transcendance, un absolu. Aussi Marsile Ficin, qui différenciait les arts visuels et les arts relatifs à l’ouïe, considérait-il ces derniers comme les plus immatériels et propres à imprégner l’esprit de l’homme [3]. Quant aux théoriciens médiévaux, identifiant quatre degrés dans la musique, ils définissaient la Musica humana comme « l’accord de l’âme et du corps, de la raison et de la sensibilité, de l’objet connu et du sujet connaissant, la prise de conscience par le sujet qu’il “coïncide” avec le monde » (Mainguy, 2006, p. 268).

15La fonction médiatrice de la musique serait donc double : verticale, en tant qu’elle relierait le sensible et l’intelligible, l’homme et le cosmos (un cosmos dont il n’est pas inutile de rappeler que pour Pythagore et sa théorie de la musique des sphères, il était réductible à des nombres sonores, harmonieusement agencés et proportionnés) ; horizontale, en tant qu’elle rapprocherait les hommes par ce langage commun qu’elle leur offrirait. C’est ce dernier point que nous allons approfondir.

Vers une concorde planétaire ?

L’harmonie sonore comme métaphore de l’harmonie humaine

16L’universalité supposée du langage musical, grâce auquel tous les hommes pourraient communiquer et se comprendre (« entendre » a d’ailleurs d’abord signifié « comprendre », puis a remplacé « ouïr » à partir du xviiie siècle, comme si la faculté d’entendement et la perception auditive possédaient une relation privilégiée), n’est pas l’unique raison des effets socialisateurs et cohésifs attribués à ce dernier.

17La musique paraît investie d’un pouvoir pacificateur, favorisant le rapprochement des individus. Les Grecs ne pensaient-ils pas qu’Orphée charmait avec sa lyre « les bêtes féroces » et « les rochers », ainsi que l’écrit Quintilien au chapitre XI de son Institution oratoire ? Stésichore, Pindare et Diogène de Babylone racontent également que le musicien Thalétas de Gortyne parvint à réconcilier les deux blocs hostiles des Locriens à l’aide d’une simple mélodie [4]. De nos jours encore, un célèbre proverbe affirme que « la musique adoucit les mœurs »… On pourrait ainsi croire qu’elle apaise les êtres par une sorte de charme magique.

18Mais les philosophes de l’Antiquité donnent de ce phénomène des éclairages complémentaires. Selon eux, la musique possède des vertus éducatives. À l’instar de la géométrie, elle forme l’esprit en lui apprenant le sens de l’ordre et de la régularité, de la mesure et des justes proportions, en aiguisant le goût du beau, du bon et du vrai, ternaire indispensable pour bien penser et gouverner. Aussi Socrate inscrit-il la musique au programme éducatif du futur philosophe-roi de sa cité idéale, dans La République de Platon. Le stoïcien Diogène de Babylone, lui aussi, est convaincu des bienfaits de la musique, de son rôle éducatif et de son utilité morale, ainsi que le rapporte Philodème de Gadara (2007) dans son ouvrage Sur la musique.

19En outre, la musique est censée symboliser mais aussi susciter la concorde entre les hommes parce qu’il y a analogie entre l’art musical et le fait de faire société (on notera qu’au Moyen Âge, le terme « concorde » s’appliquait également au registre musical, tout comme « accord » et leurs antonymes, « discorde » et « désaccord »). Cette analogie repose sur une quête d’harmonie. En effet, la musique transforme des bruits ou sons épars en notes savamment combinées, la cacophonie en mélodie et symphonie, elle poursuit une harmonie sonore de la même manière que la communauté poursuit une harmonie humaine en créant de l’unité à partir de la diversité, un bien collectif transcendant les intérêts individuels, de l’ordre là où règnent le désordre et « la guerre de chacun contre chacun » selon l’expression de Thomas Hobbes.

20Ce n’est pas un hasard si Gregory Bateson (1977) utilise une métaphore musicale pour évoquer le nœud de toute relation interpersonnelle, déclarant que « communiquer, c’est entrer dans l’orchestre ». La communication, consubstantielle à la vie en société, implique une posture interactionnelle et systémique, l’utilisation de codes communs et la mise au diapason des divers émetteurs et récepteurs, de la même manière qu’un orchestre réalise la coordination des partitions jouées par chaque musicien, grâce à l’action régulatrice et fédératrice du chef d’orchestre, qui évite les jeux individuels sources de discordances.

De la communauté à la communion

21Une illustration concrète de cette convergence entre harmonies sonore et humaine nous est donnée par la franc-maçonnerie, dont les textes fondateurs établissent un projet de « concorde [5] » entre les hommes en vue d’une « fraternité universelle ». Les loges maçonniques, en effet, mettent en place une « colonne d’harmonie », expression qui renvoie aux morceaux musicaux joués durant les tenues et censés favoriser l’apparition d’un « égrégore » ou esprit de groupe. Un rituel d’instruction datant de 1762, relatif au douzième degré du Rite de Perfection et au grade de Grand Maître Architecte, est tout à fait explicite :

22

D- Qu’est-ce que la musique ?
R- C’est une science qui par l’accord des différents sons inspire à l’âme les sentiments qu’en donne le sujet.
[…]
D- Qu’entendez-vous par musique ?
R- De même que différents sons alliés méthodiquement forment un concert charmant, de même une loge de maçon sera unie autant que les frères qui la composent auront un même penchant, un même Esprit et une même volonté, ce qui ne se conserve que par une mutuelle condescendance les uns pour les autres [6].

23L’exemple de la franc-maçonnerie et de l’usage qu’elle fait de la musique est intéressant parce que cette organisation n’ambitionne pas seulement de forger une communauté harmonieuse : elle veut aussi offrir de véritables moments de communion entre ses membres, que manifeste le fameux égrégore. Il en va de même avec bon nombre de religions, de courants révolutionnaires et de mouvements sociaux, qui s’efforcent de produire ce qu’Émile Durkheim nomme « l’effervescence collective ». L’Église se conçoit difficilement sans sa musique solennelle et ses orgues, qui contribuent au sentiment d’appartenance à une même ekklesia. Pendant la Révolution française, puis dans les années qui suivirent cet événement, la musique joua un rôle officiel dans l’entretien du sentiment national (création du Corps de musique de la Garde nationale en 1789 et du Conservatoire de musique en 1795), tout comme le chant, dont la Marseillaise est un symbole.

24C’est donc naturellement que certains ont pu rêver de musiques internationales pour une paix universelle. Ainsi l’Union européenne, que nombreux, dans la lignée cosmopolitique de l’abbé de saint-Pierre, ne se résignent pas à considérer comme une simple union économique, a-t-elle son Ode à la joie… Cependant, il ne faut guère oublier que la musique peut aussi inciter à la haine, que les musiques révolutionnaires accompagnent des effusions de sang (la Terreur n’est jamais bien loin de l’idéal de justice à tout prix…) et que les hymnes nationaux sont souvent des chants de guerre, comme la Marseillaise, composée par Rouget de Lisle en 1792, après la déclaration de guerre de la France contre l’Autriche. Il est d’ailleurs parfois difficile de distinguer élan belliqueux et rêve d’unité planétaire tant les deux aspects peuvent être mêlés. L’Internationale, par exemple, incite à lutter contre l’oppression et les oppresseurs, avec les dérives possibles que l’on connaît, tout en déclarant : « Groupons-nous et demain, L’Internationale sera le genre humain ».

Musique et utopie

25On touche là à l’une des caractéristiques essentielles de la musique, qui a quelque chose à voir avec l’utopie et son rêve d’universalisme. Les utopistes eux-mêmes ne s’y sont pas trompés. Comme l’a montré Joël-Marie Fauquet (2019) dans Musique en utopie, nombre de sociétés idéales ont mis cet art au centre de leurs activités, de Cyrano de Bergerac à Jacques Cazotte, Saint-Simon et Étienne Cabet. La société harmonienne de Charles Fourier et Euphonia, la ville musicale d’Hector Berlioz, sont sans doute les exemples les plus représentatifs du lien existant entre musique, communion du genre humain et utopie.

26Qu’elles proposent des contrées imaginaires comme chez Thomas More ou qu’elles se veuillent concrètes comme dans le cas de certains socialismes du xixe siècle, les utopies mobilisent volontiers la musique pour instaurer un nouvel ordre social et espèrent étendre au monde entier – même lorsqu’elles sont initialement déclinées sur le mode du lieu clos ou de l’insularité – l’union communautaire dont elles sont le modèle.

27Ajoutons que si l’art musical se trouve au cœur de l’univers utopique, c’est parce qu’il est, comme l’utopie, l’une des voies privilégiées de la révolte mais aussi de l’espérance, ce dont témoignent parfaitement les musiques ou chants révolutionnaires. Ernst Bloch l’explique bien dans L’Esprit de l’utopie, proche en cela de Theodor W. Adorno, qui déclarait dans le second volume de ses Écrits musicaux, intitulé Quasi una fantasia (1982), que « si la musique ne peut garantir que ce qui serait différent existe, aucune note ne peut non plus se dispenser de le promettre ». Bloch va même plus loin, pensant que la musique est utopique parce qu’elle tend à faire disparaître toute distinction entre le sujet et l’objet, l’âme humaine et le monde, l’humain et le divin, l’impossible et le possible. En elle semblent s’abolir les contraires et l’on comprend alors que la communion humaine que promet de réaliser la musique n’est peut-être pas si différente de la contemplation divine à laquelle elle invite :

28

Nous, cependant, ne pouvons plus vouloir autre chose qu’aller vers l’indicible ; quand l’expression du visage et le verbe se figent, le son est commis. […] L’impossible de la musique se conjugue avec l’impossible, le caractère visionnaire de l’action, et qu’ainsi tous deux deviennent possibles. Mais à la fin, sitôt que sur terre, dans l’action terrestre, tout se tait, la musique – se passant totalement de texte, et même du monde de rêve shakespearien, du monde dansant, masqué, enivré, enchanté – assemble les signes de l’autre verbe, le verbe jailli d’une autre gorge, d’un autre logos, la clé du rêve intime dans la tête des objets, leur expression propre devenue signifiante, l’expression dernière, une dans la multiplicité, de l’ultime. […] Elle est ce qui n’est pas encore, ce qui est perdu, pressenti ; elle est la rencontre de soi, du Nous, cachée dans l’obscur, dans la latence de chaque instant vécu ; invoquée par la bonté, la musique, la métaphysique, sans être cependant réalisable sur terre, elle est notre utopie. De sorte que, plus le son pénètre en lui-même profondément, sans dévier, plus s’y élève audible la voix du muet originel qui se raconte la plus ancienne des légendes. […] La musique, cet art transparent qui accomplit des miracles, qui accompagne par-delà la tombe et la sortie de ce monde aura réussi la première composition de l’image divine, l’énonciation toute différente d’un nom divin, aussi perdu qu’introuvable.
(Bloch, 1977, p. 191-192)

29La mondialisation de la musique, à laquelle nous assistons de nos jours, sonne donc un peu comme un pléonasme au regard des présupposés philosophiques et des représentations symboliques attachés à cet art. Car il faut bien en convenir, aux côtés de Frédéric Louchart (2001) rendant compte de l’ouvrage d’Armant Mattelart sur l’Histoire de l’utopie planétaire : « la mondialisation n’est pas seulement une extension des échanges sous la domination culturelle et économique occidentale. C’est également le rêve d’une unification de toute l’espèce humaine ». Or nul art, peut-être, n’a jamais porté aussi haut ce rêve d’unification, cette utopie de communion par-delà les frontières socioculturelles.

Notes

  • [1]
    « La Poésie, proche l’idée, est Musique, par excellence », dit ainsi Stéphane Mallarmé (1945, p. 381), qui pour cette raison même accorde une importance capitale à la rime du vers.
  • [2]
    Sur ce point précis, voir Corbin, 1962.
  • [3]
    C’est, dit-il, « dans les arts du discours, des chants et des sons que l’âme se manifeste à la lumière » (Ficin, 1964, livre X, p. 69-70).
  • [4]
    Rapporté par Philodème de Gadara (2007, colonne 47 notamment).
  • [5]
    Voir les Constitutions d’Anderson de 1723 et le discours de Ramsay de 1737, par exemple.
  • [6]
    Rituel d’instruction au 12e degré tiré du manuscrit du général Hahn, datant de 1762 (reproduit dans Mainguy, 2003, p. 325-326).
Français

La musique semble porteuse d’un idéal de transculturalité. On considère volontiers cet art comme exprimant un langage universel, affranchi des particularismes linguistiques et des clivages socio-culturels, capable de s’adresser directement aux sens et à l’âme de tous les hommes. Celui-ci s’inscrirait donc presque naturellement dans une quête de communication et de compréhension absolues, mais aussi de concorde planétaire puisque l’harmonie sonore, métaphore de l’harmonie humaine, aurait des vertus pacificatrices et favoriserait un esprit de communion. Le présent article se propose d’étudier les différents aspects d’une telle utopie ainsi que le bien-fondé et les limites des présupposés philosophiques qui la sous-tendent.

  • musique
  • utopie
  • langage universel
  • concorde planétaire

Références bibliographiques

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  • Bloch, E., L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977.
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  • Valéry, P., « Eupalinos ou l’architecte », in Valéry, P., Œuvres II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960.
Céline Bryon-Portet
Céline Bryon-Portet est professeur des universités à Montpellier. Ses recherches portent sur les médiations symboliques, les pratiques rituelles et les récits mythiques dans la société moderne, les séries télévisées et les organisation fermées (armée, franc-maçonnerie, sectes, etc.).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0019
Pour citer cet article
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