1Anne Lehmans : Dans ce numéro d’Hermès, nous nous demandons dans quelle mesure la mondialisation peut être heureuse parfois, permettre des dialogues entre les cultures, mais aussi poser problème pour un vrai dialogue entre les musiques.
2Jean Bauer : Cette manière de présenter les choses me pose problème, dans le fait de parler de dialogue des cultures. Il faut parler des hommes d’une culture. Pour moi, ce qui est important, c’est le fait qu’un artiste, un créateur, est bien sûr issu d’une culture, mais qu’il apporte son individualité, sa curiosité, sa soif de connaissances, pour nous proposer d’autres choses.
3La mondialisation, ce qu’on met sous ce terme, a existé depuis le début de l’histoire de la musique. Bien sûr à une autre échelle, mais quand on pense aux xive, xve siècles, en Occident, en Europe et en Angleterre, il faut savoir que quand on habitait sur le continent, on ne supportait pas ce que les musiciens anglais se permettaient. Ils utilisaient des tierces et des sixtes, mais surtout des tierces, dans leurs œuvres, alors que pour les musiciens parisiens, c’était inacceptable, ça faisait mal aux oreilles. Un merveilleux manuscrit, Le Champion des dames, parle de la « contenance anglaise », qui montre bien qu’à partir de la fin du xve siècle, sur le continent, il y a eu assimilation. Guillaume Dufay, par exemple, a adopté, introduit peu à peu des tierces dans la musique.
4Voilà donc, du point de vue technique, une mondialisation qui est là depuis les origines. Plus près de nous, au cours des années 1960, je m’amusais à dire à mes amis : pourquoi n’accepterions-nous pas la Turquie au sein de l’Europe ? Peut-on oublier la marche turque de Mozart ? Peut-on manger des croissants, sans penser qu’ils sont symboles des rapports entre Turquie et Occident ? Dans tous les siècles – au xviiie siècle, si l’on pense à Mozart, et bien sûr au xixe siècle –, orientalisme et exotisme ont joué un rôle d’une certaine importance. Ce n’est pas de cultures qu’il s’agit, mais d’individus, d’artistes qui font avancer les choses et qui introduisent dans leur langage des éléments qui remettent en cause un certain équilibre auquel est arrivé, à un moment donné, le langage musical. Ce ne sont pas les cultures mais certains créateurs qui dialoguent.
5En tant qu’élève de Messiaen, j’aimais faire écouter à des amis musiciens indiens ses utilisations de rythmes de leurs traditions (Messiaen disait « hindous », faisant erreur en utilisant cet adjectif inapproprié d’ordre religieux, réducteur pour l’indianité de cette musique). Mes amis souriaient d’entendre l’utilisation musicale de ces rythmes : dans la conception indienne, les Talas, sont des éléments qui se déroulent dans le temps ; ce ne sont pas des formules, mais des structures qui se développent progressivement alors que Messiaen, lui, énonce tel ou tel rythme indien. J’ai eu la chance d’être son élève au conservatoire de Paris : il nous disait qu’un musicien, comme tout artiste, fait des prélèvements et, en les introduisant dans son œuvre, crée un autre « tissu musical ». Le prélèvement peut être placage ou alliage. Or chez lui, la plupart du temps, les rythmes indiens étaient plutôt de l’ordre d’un objet déplacé.
6La marchandisation dans la mondialisation a toujours existé, et dans les arts aussi. Pour moi il y a l’art, et le marché de l’art, mais il est exceptionnel d’associer à une marchandise la catégorie d’art. La question, c’est la pensée d’un créateur. Dans les arts plastiques contemporains, très souvent l’œuvre disparaît derrière le discours, et le discours c’est l’œuvre. Il y a là toute une remise en cause de ce qu’est l’art, mais pas en termes de marchandises. C’est autre chose dans la vie de l’histoire de l’art qui, pour moi, n’est pas une histoire anecdotique des compositeurs, mais l’histoire des œuvres tressée en réseaux. Ce ne sont pas les musiciens qui créent la musique ; c’est la musique qui précède qui engendre de nouveaux musiciens : ce sont les œuvres écrites par les musiciens qui les forment et les obligent à évoluer avec des apports extérieurs.
7Anne Lehmans : Tu dis qu’à un moment donné, en France ou en Europe, on accepte la technique anglaise qui était jusqu’alors choquante pour les oreilles. Comment peut-on expliquer ce moment de bascule ?
8Jean Bauer : C’est l’accoutumance. On apprend à nager en se baignant dans différentes eaux. C’est la même chose : il y a eu des mouvements de populations, des musiciens et d’autres artistes qui se rendaient dans les suites royales sur le continent, des mélanges, des pérégrinations ; il y a des vagues d’immigration pour des raisons politiques, comme dans le premier tiers du xve siècle quand la cour de Bourgogne devient un lieu de confrontations culturelles, avec l’opposition entre Bourguignons et Armagnac, ou plus tard, en 1520, la fameuse rencontre du Camp du Drap d’or entre François 1er et Henry VIII.
9Anne Lehmans : Et justement, comment la musique indienne est-elle parvenue jusqu’en Europe ? Quelle place tient-elle aujourd’hui, dans ce qu’on entend ici en Occident, en France ? Comment a-t-elle été reçue ? Est-ce qu’elle a eu une influence ? Est-ce que des musiciens l’ont soit plaquée, soit assimilée ?
10Jean Bauer : Les musiques indiennes ! Vu l’étendue du pays, il n’y a pas une musique indienne, mais des musiques indiennes : par exemple les musiques du Nord et du Sud sont de traditions tout à fait différentes avec, pour les musiques du Sud, une « originalité », en termes historiques de langage, alors que le Nord a été influencé par des musiques persanes, arabes, etc. C’est une synthèse, et en général nous avons tendance à plus facilement accepter les musiques du Nord que celles du Sud, qui sont un peu austères pour nos oreilles.
11Prenons un exemple de mélange, pas lié à l’Inde : durant la Révolution française, Gossec a utilisé, parce que c’était un musicien révolutionnaire – et donc un musicien de plein air –, beaucoup de percussions. C’est l’un des premiers qui, dans l’histoire de la musique française, a utilisé des gongs dans l’une de ses symphonies. C’est très souvent par des instruments de musique que la musique circule : au Moyen âge, le rebec venait du rebab, qui est un instrument d’Afrique du Nord. Ce sont des instruments qui ont été apportés à l’occasion de l’invasion des Sarrasins, et puis il y a l’influence de l’instrumentarium. Bien sûr, l’utilisation peut être au départ liée aux musiques originelles et suivie de l’incorporation à des musiques locales par certains instrumentistes.
12Pour revenir à quelque chose que nous connaissons tous, c’est l’importance qu’a eue pour les Beatles quelqu’un comme Maharishi Mahesh Yogi – et bien sûr, il n’y avait pas que la musique, il y a aussi la spiritualité, une certaine manière d’envisager la vie, qui a fait que les musiciens sont allés en Inde. Ils ont trouvé des gourous, et puis ils ont introduit des instruments indiens. Et puis dans des groupes comme Gong ou Mahavishnu Orchestra, Shakti, avec John McLaughlin. Je dirais qu’en jazz et pop, contrairement à la musique classique « moderne », il y a une assimilation plus rapide. Ce serait le bon côté du marché : pour renouveler l’intérêt de la marchandise, il faut introduire d’autres ingrédients, et donc il y a comme ça, par contamination progressive, une accoutumance des oreilles des auditeurs à d’autres sonorités musicales, processus lent et très long.
13Anne Lehmans : Ça veut donc dire qu’à travers une forme d’industrialisation caractéristique du xxe siècle, nos oreilles se sont ouvertes sur d’autres sonorités, ce qui est plutôt signe d’une ouverture, d’un dialogue ?
14Jean Bauer : Oui, mais ça a toujours existé. Le processus s’est élargi, accéléré, dans tous les domaines ; nous avons l’impression que dans les temps précédents il y avait une infusion plus lente, et que de nos jours au contraire c’est torrentueux. C’est peut-être ça qui est difficile, de voir la vitesse à laquelle les choses se passent. On n’a pas le temps de s’accoutumer à quelque chose qu’il y a déjà autre chose. Et je dirais que c’est aussi le mauvais côté : on reste souvent au niveau du placage, car on ne comprend pas en quoi les musiques d’autres contrées sont insérées, ce qu’elles signifient pour ces sociétés, et donc on n’en prend que l’habillage sans voir le corps qui est dessous, et on transpose et nous mettons cela sur nous. Ce serait le folklorisme pour aller vite, pour trouver des catégories.
15Anne Lehmans : Quand ça se passe comme ça, il n’y a pas de vraie communication, de véritable dialogue. Est-ce qu’il y a quand même des moments ou des artistes chez qui existe ce vrai dialogue, cette véritable attention à ce qui est derrière les sonorités ?
16Jean Bauer : Je pense que oui. Pour parler de mon cas personnel, mes amis ne comprenaient pas pourquoi moi, élève de Messiaen et de Boulez, donc dans le contemporain le plus actuel, je pouvais m’intéresser aux musiques indiennes. Des musiques traditionnelles, de tradition orale, donc à l’opposé de ce que je vivais en tant qu’homme du xxe siècle. C’est bien plus tard que j’ai compris pourquoi, et pu expliquer mon intérêt pour les musiques indiennes. J’ai été élève au conservatoire de Strasbourg, d’abord organiste et claveciniste – et à Strasbourg, merveilleux lieu de culture, de rencontre des cultures germanique et latine, il y avait deux classes d’orgue au conservatoire : la protestante et la catholique. Les juifs allaient plutôt chez les protestants. La grande différence musicale, c’était, du côté des catholiques, les cours de chant grégorien, et du côté des protestants, le choral. Deux mondes qui n’étaient pas antinomiques, mais différents. Le conservatoire de Strasbourg a été un des premiers conservatoires où il y a eu des classes de grégorien. Puisque j’étais d’origine « bouffe-dieu » pour parler comme les protestants, donc catholique, j’ai fait du grégorien. Le grégorien, qui n’est pas une musique à proprement parler, est quand même l’une des bases de notre musique occidentale. Ayant vécu un certain temps dans ce monde du grégorien, pour l’accompagner et le diriger, j’ai compris qu’en fait, dans mes pratiques de la musique contemporaine, je n’avais plus cette possibilité de m’épanouir dans ce langage, dans ce qu’on appelle le langage modal. Et que mon intérêt pour les musiques indiennes, c’était ça : retrouver quelque chose du grégorien. Dans ce merveilleux monde sonore des musiques indiennes, celui des modes, il n’y en a pas huit ou plus comme dans notre musique grégorienne, mais des dizaines, et ça c’est quelque chose d’unique, une subtilité du langage musical des musiques indiennes que nous avons perdue, pour trouver autre chose qui est la tonalité, une autre manière de vivre la musique, une autre dialectique que celle du monde modal.
17Pour prendre une image, la musique modale, c’est en fait entendre la musique comme si c’était des superpositions de guirlandes de fleurs. On a une guirlande de fleurs, et puis une deuxième, une troisième, et quand on écoute ces musiques, on entend des superpositions de lignes. Et peu à peu, la perception évolue, c’est très important en parallèle à cette question de la mondialisation. Dans les débuts de l’histoire de la musique occidentale écrite, l’attention était portée sur une mélodie grave, la voix qui tenait la mélodie, c’était le ténor. Le mot ténor vient de tenet, qui tient, et on composait par rapport à ce fondement. L’école de Notre-Dame de Paris prenait une mélodie que tout le monde connaissait, qui était issue du corpus de ce qu’on a appelé plus tard le chant grégorien, et on écrivait (ou improvisait encore en ces temps-là) une mélodie par rapport à cette base. Et puis, une troisième, puis une quatrième voix. Donc on contrepointait – le contrepoint, parce que les notes étaient comme des points et des virgules sur la partition – pour pouvoir mémoriser. Peu à peu, l’intérêt, au départ porté sur la ligne de basse, s’est porté vers les mélodies plus aiguës, et c’est la voix de soprane qui est devenue la ligne principale. Il y a eu ce premier phénomène. L’autre phénomène, c’est que de plus en plus, on a entendu la musique de manière verticale, et non plus horizontale. Le contrepoint, c’est le triomphe de l’horizontalité ; l’harmonie, celui de la verticalité. Dans notre perception des choses, on a commencé à entendre le début, la fin, le milieu, des respirations, des espèces de colonnes de sons qui soutenaient ce langage. Et peu à peu, cette perception s’est mise en place et là, les Anglais, dont je parlais, s’autorisaient des tierces dans le dernier accord et donc ont introduit une autre coloration de superpositions de mélodies. Et peu à peu, on est passé de l’horizontalité à la verticalité. C’est ce qui a amené la tonalité, c’est-à-dire l’harmonie. « Harmonie », ce n’est pas être « harmonieux » : harmoniser, c’est mettre ensemble. Être harmonieux et être agréable, ce sont deux choses différentes, c’est en fonction justement de la civilisation dans laquelle l’oreille a été formée et accepte telle chose, ou non. Ce qui est abstrait, arbitraire, qui module la dimension naturelle de l’oreille, de la perception.
18Anne Lehmans : Justement, les musiques indiennes manquent probablement d’harmonie pour beaucoup de gens…
19Jean Bauer : Il n’y en a pas, ça n’existe pas. Ce qui est formidable, c’est que dans les musiques indiennes, il y a ces merveilleux instruments qui forment ce qu’on appelle le bourdon, il y a une référence, un son fondamental, d’où tout est issu et d’où tout surgit. Mais dans une mélodie, et donc si tu veux avoir une oreille harmonique, il faut entendre ce bourdon et l’éloignement des notes du mode par rapport à ce bourdon. Et toute la force des musiciens indiens, c’est d’abord de savoir établir dans le début d’un raga, qu’on appelle l’allap, le prélude, mettre en place les notes de cette échelle, qui est le mode, sorte de gamme : un ensemble de sons. Et ce sont ces rapports entre ces sons qui vont créer chez l’auditeur un sentiment, en fonction de l’heure, de la journée, de la saison, de l’environnement, etc. C’est cette dimension d’improvisation des musiques indiennes qui est extraordinaire. Il n’y a pas d’harmonie, mais il y a une conception de ce que j’ai appelé tout à l’heure des guirlandes de fleurs, cette guirlande qui est extraordinaire, et qui est un ensemble de vibrations sonores, dans lequel on va privilégier certains sons, selon le mode, selon ce qu’on appelle le raga, qui signifie « couleur » en sanskrit, rouge, la couleur rouge, la couleur de la vie, tout ce qui est musique est rouge. Et à ce cycle mélodique s’ajoute subtilement la rythmique. Les talas. Joués donc par les percussions, habituellement dans les musiques du Nord, les fameux deux tambours, aigus et graves, qu’on appelle les tablas. Là aussi, ce sont des cycles, et la chose très belle, c’est la concordance du cycle mélodique et du cycle rythmique. Et on a ce moment, qu’on appelle le Sa, où la fin de la phrase mélodique correspond à celle de la phrase rythmique, et là c’est le summum, les musiciens ont en général un geste de toute beauté… J’en frissonne rien que d’y penser.
20Anne Lehmans : Que penser des productions très commerciales, comme celles de Bollywood, qui influencent l’ensemble de la production mondiale ?
21Jean Bauer : C’est le côté merveilleux des musiques indiennes populaires, où tout est donné, cette démarche où l’on déballe tout, rapidement, à la différence de la musique savante. Dans la musique traditionnelle savante, on prend le temps de passer d’un état à l’autre, alors que dans les musiques populaires, tout est vite fait. Mais c’est magnifique les musiques de Bollywood, surtout avec le timbre de ces voix féminines, et puis cette envie immédiate de danser que l’on retrouve dans nos musiques traditionnelles, ou quand on écoute les suites de Bach, des suites anglaises, des suites françaises, qui sont aussi des suites de danses. Il ne faut pas oublier que c’est une des origines des musiques savantes, ces musiques populaires, cette dimension rythmique, d’évolution dans l’espace et le temps de chorégraphies, et donc des éléments musicaux en rapport avec des gestes, danses savantes et danses populaires. Se souvenir de cet extraordinaire film de Satyajit Ray, Le salon de musique, film romantique musical exceptionnel…
22Anne Lehmans : Ce rapport de la musique avec le corps à travers la danse, est-ce que ça permet finalement une espèce de langage universel ?
23Jean Bauer : Non, surtout pas. Cette idée humaniste que la musique est universelle est une erreur fondamentale. Par contre, ce qui est universel c’est le besoin de musique. Si on pense au terme d’émouvoir, avant d’être ému, il faut être mû. Les musiciens sont les premiers qui ont peur des pouvoirs de la musique, et qui ont peur de ce que ça remet en cause, toute une dimension rationnelle. Le son a quelque chose de subversif, il te fait perdre tes limites. Il y a un côté aquatique, un côté liquide originel dans la musique qui est, je crois, très important. La musique n’est pas universelle, parce qu’on n’est pas ému si on n’a pas été mû avant. Mon idée fondamentale, c’est que tout homme ne peut pas ne pas vibrer lorsqu’il y en face de lui un instrument, en particulier un instrument grave, qui fait vibrer tous ses organes, estomac, boyaux, car on n’écoute pas que par les oreilles, on écoute par la peau, par les os, ça c’est très important. Quand on voit les musicothérapies, c’est un autre problème, très délicat : comment on fait mettre, par exemple, aux enfants autistes la main sur les instruments de musique pour qu’ils enregistrent les vibrations, parce que c’est par les vibrations que nous percevons la musique. C’est bien un phénomène réflexif de bouger notre orteil quand on écoute certaines musiques. La musique nous entraîne dans son rythme, et pour moi la musique est avant tout rythme. Le rythme, c’est le côté liquide, c’est le flux du fleuve ; cette notion est fondamentale, dans la vie et donc dans la musique. Elle nous gouverne absolument à tous les niveaux. Si on veut la définition la plus basique du rythme, ce sont des rapports de longues et de brèves, de sons longs et de sons brefs, et quand on combine ces deux éléments, on est très proche de l’idée du numérique : c’est « 1 » ou « 0 ». En musique aussi, c’est long et bref. On est gouverné comme ça, il y a des lois, à tous les niveaux, qui nous gèrent. C’est effectivement notre corps qui est mis en branle, véritablement. On admire toujours les enfants, de n’importe quelle civilisation, qui bougent, dansent tout de suite avec la musique. C’est notre dimension de cerveau reptilien qui se laisse mouvoir par la musique.
24Anne Lehmans : Tu parlais du pouvoir de la musique, et du fait que ça fait peur parfois. Est-ce qu’il y a des régimes politiques justement qui utilisent particulièrement bien la musique ?
25Jean Bauer : C’est un autre problème, que je trouve très intéressant et qu’il faudrait développer, mais c’est tout un chapitre immense. J’ai la chance d’être un peu alsacien, et à Strasbourg, j’ai écrit de la musique pour un groupe qui s’appelle les Schalmei, un groupe qui utilise des instruments à vent très particuliers à toute la vallée du Rhin. Quand Hitler est arrivé au pouvoir, il a interdit ces instruments, parce qu’ils étaient ceux des mouvements ouvriers qui défilaient lors des grandes fêtes pour faire valoir des revendications. On connaît une autre histoire, c’est celle du régime chinois, qui a, pendant un certain temps, celui de la révolution culturelle, interdit le piano parce que c’était le symbole des classes et du régime honni. Les instruments de musique, et la musique, sont quelque part le reflet d’une société. Mais ce qui est plus important encore, c’est le langage musical. Et quand je parlais de la modalité et de la tonalité, c’est le passage de la féodalité à la monarchie. La tonalité, c’est le pouvoir de la tonique, appelé le premier degré, et le premier degré, c’est le roi. Et ensuite, il y a la reine. C’est d’ailleurs ça qui est intéressant dans les musiques indiennes, en termes de modes : on parle aussi de « son roi » et de « son reine », et puis il y a d’autres types de sons. Le langage musical est le reflet d’un système social. Dans la façon de classer les instruments selon les matériaux, on retrouve cette dimension matérialiste des Chinois, dans la musique comme à d’autres niveaux.
26Anne Lehmans : Et justement, s’il y a une matérialité de la musique à travers les instruments, comment se produisent les échanges d’instruments ?
27Jean Bauer : Un des instruments occidentaux qui a voyagé comme ça a été l’ancêtre du piano, le clavicorde, que nos ancêtres envahisseurs ont apporté avec eux. On le retrouve en Chine, en Amérique du Sud. C’est un instrument à cordes, avec un clavier, et au bout de la touche il y a ce qu’on appelle une tangente, qui vient frapper la corde. C’était un instrument de petite taille, donc pratique, comme le violon pour certains, je pense aux Tziganes bien sûr, où le violon est l’instrument roi. Le format de l’instrument fait qu’il peut voyager facilement.
28Anne Lehmans : Tu as un clavecin qui a voyagé
29Jean Bauer : C’est mon ami Scanreigh qui a peint mon clavecin, un ami peintre qui peint presque toujours en écoutant de la musique contemporaine dans son atelier. Il a accepté assez vite, comme un défi, de peindre le couvercle du clavecin que j’ai construit. J’ai offert à Scanreigh, qui écoutait toujours de la musique, des disques de clavecin, et en particulier du Couperin, qui est pour moi un des plus grands compositeurs pour cet instrument. Il a peint en écoutant du Couperin, pour s’imprégner comme ça, de manière plus ou moins consciente, sinon inconsciente, de cette musique. Pour moi, il a retrouvé cette fluidité de Couperin, ses couleurs assez particulières et cette dimension onirique. Ça a été pour moi une réussite, ce qui fait que j’ai voulu d’abord le présenter en tant qu’objet d’art, pas en tant qu’instrument de musique. C’est quelque chose qui se retrouve souvent dans l’histoire de la musique. Des instruments très enjolivés, peints et décorés, sont offerts à des personnes de haut rang, non pas pour être joués, mais pour qu’on les regarde en tant qu’œuvres d’art. Ce fut une aventure de dix ans que de construire cet instrument, une aventure unique. Ainsi, je suis devenu un « musicien primitif ». C’est une catégorie ethnomusicologique : le musicien primitif est celui qui construit son propre instrument. Donc, j’ai construit mon instrument, un grand clavecin à 2 claviers. Dans la tête des gens ce n’est pas possible, parce que les instruments de musique sont produits par l’industrie. Là non, ce sont des facteurs très particuliers, pas des usines, comme le deviendront les facteurs de piano justement.
30Anne Lehmans : Est-ce que l’industrialisation des instruments, et ensuite la diffusion de la musique, appauvrissent la diversité ?
31Jean Bauer : Non, ça n’appauvrit pas, ça en fait autre chose. On gagne quelque chose, mais on perd autre chose : comme ce que l’on perd entre le piano et le clavecin, qui ne sont pas du tout des instruments de la même famille, puisque la corde du piano est frappée, et celle du clavecin pincée, ou pulsée comme par un plectre de guitare. La corde du clavecin est moins tendue, ce qui permet une expression des harmoniques du son ; celles du piano étant très tendues, cela représente plusieurs dizaines de tonnes un piano, c’est une bombe atomique à côté d’un clavecin, qui n’est qu’une petite chose, sans beaucoup de force, mais il y a cette richesse du spectre sonore dans le clavecin, qui n’existe pas dans le piano. Dans le piano, la richesse vient notamment de la possibilité de faire des forte et des piano. Les premiers pianos s’appelaient pianoforte, justement à cause de cette possibilité de moduler l’intensité, ce qu’on pouvait déjà faire avec l’ancêtre du piano, le clavicorde, grâce au rapport direct avec la corde avec peu d’intermédiaires mécaniques. Dans le piano moderne, on a des intermédiaires extraordinaires, et c’est une riche histoire de la facture instrumentale que celle de l’évolution des moyens de frapper la corde dans un piano.
32Anne Lehmans : Et avec l’électronique ou le numérique ? Est-ce qu’on est passé dans une autre dimension ?
33Jean Bauer : Bien sûr, c’est magnifique, mais c’est autre chose. C’est un autre instrumentarium, et donc si on perd une certaine richesse sonore, on en gagne d’autres. Il n’y a pas d’appauvrissement, ce sont vraiment les grincheux qui disent que la musique s’est arrêtée au xive siècle. Parce qu’à partir du moment où l’individu, et donc le rythme binaire, intervient, tout est fichu. Avant le xive siècle, ce qui gouvernait le monde, c’était le ternaire, la trinité, le monde de la perfection, Dieu, le cercle. Mais à partir du moment où on a mis un trait sur le cercle, on est passé au binaire. Tempus perfectus et tempus imperfectus.
34Anne Lehmans : Alors qu’est-ce qu’on a gagné avec le numérique ?
35Jean Bauer : On en est tous abreuvés… Que ce soit en ville ou dans le fin fond de la brousse, la musique est partout. Et c’est ça qui est extraordinaire, les populations qui ne sont pas passées par tous nos stades intermédiaires adoptent les nouveaux moyens de manière plus libre et singulière. Si on veut trouver une utilisation originale du numérique, il faut aller en Afrique. Dans les années 1960, les appareils nécessaires occupaient une ou deux pièces entières d’appartement ; désormais, tous tiennent dans une tablette, c’est prodigieux ! De plus en plus de gens, avec une volonté d’approfondissement, peuvent faire de la musique. On peut créer des papiers peints, c’est la plupart du temps le cas. L’industrie produit des papiers peints. Je ne veux pas dire par là qu’il n’y a pas eu d’artistes, je pense à Zuber, au xviiie siècle à Mulhouse, qui ont fait du papier peint des œuvres d’art. La plupart du temps – pour parler comme Erik Satie de musiques d’ameublement –, il y a des différences entre musique d’ameublement et musique de meublement, comme entre marchandises et œuvre d’art. Quand on pense en particulier à tout le travail de l’Ircam avec ces machines uniques (auxquelles on reproche de coûter très cher) qui nous ont apporté des œuvres musicales nous plongeant dans d’autres situations de perception, de motions et d’émotions inconnues jusqu’alors… Le numérique ne tue pas du tout la créativité, il en suscite d’autres formes : c’est toujours la même démarche, mais d’une nature de créativité différente.
36Anne Lehmans : Est ce qu’il y a des temporalités pour réunir les gens autour de la musique ?
37Jean Bauer : Bien sûr. Pour les musiques indiennes, historiquement, et d’un point de vue social, Ravi Shankar est venu en France dans les années 1930 pour accompagner des troupes de danseurs et de musiciens. C’est Gandhi qui m’a introduit au monde indien et par conséquent à la musique, à cause de l’idée de non-violence. Il y a eu, depuis les années 1960 ou 1970, un moment où l’Inde et les musiques indiennes ont été très importantes, et puis maintenant nous sommes dans une période de reflux ; il suffit de voir les programmes des grandes institutions parisiennes, où les musiques indiennes furent très présentes et le sont de moins en moins ! Quel dommage, c’est le mauvais côté de la mondialisation. Il y a eu les musiques indiennes ; avant, il y avait eu les musiques d’Amérique du Sud, et maintenant les musiques africaines, qui sont extrêmement prégnantes dans le marché de ces musiques « du monde ». Il y a des vagues, et une vague pousse l’autre.
38Anne Lehmans : Du point de vue des espaces physiques, est-ce qu’on peut reprocher au numérique de faire se replier les gens sur une forme d’individualisation de la pratique et de l’écoute au détriment des salles de spectacle ou des salles de danse ?
39Jean Bauer : Mais c’est un mouvement qu’on retrouve partout, il suffit de regarder l’évolution des danses : avant on dansait ensemble, ensuite en couple, et maintenant on danse seul. On le retrouve aussi dans la consommation de la musique. C’est bien dans la mesure où tout semble accessible. Mais en fait, dans ce foutoir, que trouve-t-on vraiment ? Il faut avoir quand même une volonté, une connaissance des choses. C’est là que se situe une certaine faillite de notre système éducatif : apprendre aux jeunes générations comment utiliser au mieux ces nouveaux instruments, et non pas juste appuyer sur un bouton. C’est terrible, cette espèce de facilité, de non-formation, de non-apprentissage, mais c’est aussi extraordinaire, parce qu’on le voit, les jeunes générations utilisent ces appareils avec une facilité déconcertante. Mais y a-t-il une pensée derrière ?
40Anne Lehmans : Il y a pourtant quand même des jeunes qui apprennent la musique seuls, de façon relativement savante, ou en tout cas de façon concentrée, suivie, par rapport à autrefois, quand la connaissance et la pratique de la musique étaient très élitistes.
41Jean Bauer : Il y a toujours cette espèce de balance. La musique était très élitiste, mais parce qu’on ne connaît pas les pratiques qui n’étaient pas élitistes, il n’y a pas de traces. De nos jours, on sait qui fait quoi, grâce entre autres aux enquêtes menées par le ministère de la Culture. Il y a beaucoup de jeunes qui se retrouvent ensemble. Et puis il y a plein de vieux comme moi qui se retrouvent, avec des amis pour musiquer, tous les mercredis. Je suis optimiste.
42Anne Lehmans : Pour terminer, peut-on revenir sur cette idée d’une universalité impossible : est-ce qu’on peut dire qu’il y a des formes d’incommunication ?
43Jean Bauer : Il n’y a pas de musique universelle, mais une universalité du besoin de musique. J’aime Mozart, j’aime Bergman, mais je déteste la séquence de son film La Flûte enchantée, cette caméra qui se balade sur le public de ce merveilleux théâtre xviiie, et où on voit un public bigarré, blanc, noir, jaune… Pour moi, c’est une idée faussement humaniste. Bien sûr, on peut faire écouter des musiques aux gens, et ils sont certainement mus par cette musique, mais sont-ils émus ? Bien sûr, tout le monde peut écouter du Mozart, tout le monde peut écouter des musiques pygmées. C’est une musique extraordinaire, qui a une valeur de pensée musicale aussi forte que chez les plus grands musiciens du xvie siècle chez nous. Simha Arom, l’ethnomusicologue, le montre, lui qui a fait un travail sur ces musiques pygmées. Mais qui chez nous, en Occident, écoute des musiques pygmées et est ému par ces musiques ?
44Anne Lehmans : Il y a donc une forme d’incommunication dans la musique ?
45Jean Bauer : Bien sûr ; fort heureusement, la musique ne communique pas.