1Tout paysage génère une perception sensorielle que chacun ressent différemment, avec plus ou moins d’acuité, en privilégiant parfois deux ou trois des cinq sens – rarement les cinq. Pourtant nos sens s’accordent et c’est notre cerveau qui traite les informations reçues par nos divers capteurs sensoriels dispersés sur notre corps. Avec l’industrialisation et l’urbanisation, des bruits mécaniques, plus ou moins réguliers, viennent parasiter les sons ordinaires de la vie citadine et des activités agricoles dans les villages. Alain Corbin (1994) a très bien décrit la guerre des cloches qui opposait le carillon des clochers des églises à celui du beffroi de l’hôtel de ville ou de la guilde des marchands. Le temps de la liturgie catholique est alors concurrencé par la discipline usinière, qui l’emportera avec la laïcisation rampante de toute la société…
2Le moteur à vapeur s’impose partout et nul territoire n’échappe aux pétarades des motos, aux accélérations et ralentissements des camions et voitures, aux halètements du train, aux toussotements des tracteurs, aux gémissements des débroussailleuses… Les sirènes des usines, les tintements de certaines machines-outils, le pas cadencé des portillons automatiques, le soufflement poussif des escalators, l’aboiement des annonces ferroviaires, la voix de guimauve des aéroports, les horripilantes musiques d’ambiance des supermarchés, la cacophonie des cellulaires qui additionnent leurs sonneries : jamais la pollution sonore n’a été telle, en quantité, durée, intensité. Les décibels rivalisent, les bruits portent sur les nerfs, la mégalopole s’avère bruyante. Si le silence se fait entendre, un jour de grève générale, par exemple, c’est mauvais signe ! Une ville vivante gémit, crie, vocifère, elle rend gloire aux énergies qui brûlent en elle. Peut-on y puiser une musique ? En extraire une mélodie ? La mélopée mécanique de l’urbain a-t-elle le même rythme partout ? Non, Mumbai n’est pas Chicago, Rio n’est pas Shanghai, Moscou n’est pas Vancouver, Mexico n’est pas Dakar… Chaque site fait ses gammes. Chaque lieu improvise sur des canevas sans frontière. À la globalisation du capitalisme financiarisé répond, comme en écho, la mondialisation des sons, plus ou moins bien accordés, des machines et des habitants.
Murray Schafer et l’environnement sonore
3Musicien, musicologue, compositeur, Murray Schafer (né en 1933) lance à la fin des années 1960 à l’université Simon Fraser (Vancouver) The World Soundscape Project, un programme de recherches sur l’environnement sonore à l’échelle mondiale. Si l’une des premières intentions est la formation des écoliers aux sons, sorte d’éducation à l’« esthétique acoustique », alors embryonnaire, une autre est la collecte des « bruits » dans diverses villes et villages, la mesure de leur perception et l’appréciation que chacun en fait. Il publie The Tuning of the World en 1977, qui sera traduit deux ans plus tard en français sous le titre Le Paysage sonore. Toute l’histoire de notre environnement sonore à travers les âges. L’auteur présente une remarquable fresque des cultures auditives, des relations que les humains entretiennent avec les bruits ordinaires – aussi bien ceux des animaux ou de la nature (eau, vent, tremblements de terre, etc.) que ceux que chaque société génère de par ses activités. Ses approches, à la fois pluridisciplinaires et comparatives, font de cet ouvrage, encore à présent, une indiscutable référence. Il vise bien, comme l’exprime le titre anglais, « à accorder le monde », au sens musical de ce verbe, d’où une incroyable exploration, non seulement des « sons » auxquels les humains sont confrontés ou qu’ils produisent, mais aussi des « bruits » qu’ils ne supportent pas (« pollution sonore ») ou au contraire qu’ils affectionnent (en particulier lors de fêtes).
4En français, le mot « bruit » dérive du verbe « bruire », qui équivaut à « braire » et à « brailler » – c’est dire que « faire du bruit » revient à se faire entendre ! Plus ordinairement, et ce dès le xiie siècle, un bruit est perçu comme un assemblage de sons autres que musicaux, tels des éclats de voix, le fracas d’outils, le tonnerre, etc. Un bruit est aussi une rumeur qui circule de bouche à oreille, s’avère invérifiable et se révèle difficile à contrer. Au xviie siècle, l’on distingue le « bruit » du « son », le premier n’étant pas harmonique tandis que le second participe à une composition musicale qui enchante nos oreilles. En français, « son » vient du latin sonus, dont on ignore l’origine étymologique, qui désigne un « bruit » supportable, ne correspondant aucunement à une agression auditive, qui peut être maîtrisé et accepté. Murray Schaffer s’attarde sur le mot anglais noise (« bruit ») qui provient du vieux français noysa, sans qu’on sache bien ce qu’il recouvrait comme signification. Selon l’Oxford English Dictionary, qu’il mentionne, noise est à la fois un « son non désiré », un « son non musical » (comme le bruissement des feuilles), un « son puissant » (une moto qui accélère, un avion qui décolle, un marteau-piqueur en action), « une perturbation dans tout signal » (un grésillement sur une ligne téléphonique, un parasite sur la fréquence de la radio, etc.). Dans ce très intéressant ouvrage, l’auteur présente, tour à tour, les bruits de la mer, du vent, des activités paysannes, des déplacements à chevaux, et aussi de la ville. Il s’attarde sur le brasseur Michael T. Bass qui publie à Londres en 1864 Musique des rues dans la capitale, réclame l’interdiction des crieurs de rue et obtient l’appui de poètes, romanciers, compositeurs qui avouent être dérangés dans leur travail par ces marchands ambulants et autres colporteurs qui annoncent bruyamment leur venue. Une loi a été votée, mais peu suivie d’effets immédiats, les crieurs de rue ne disparurent qu’à la fin du siècle. La machine à vapeur, puis l’électricité, démultiplièrent l’usage de machines aux bruits plus ou moins contrôlés et puissants et les nuisances sonores qui en accompagnaient le développement. Cela n’échappe pas aux romanciers. Ainsi Dickens, dans Les Temps difficiles (1854) : « Étienne est penché sur son métier, calme, attentif, jamais distrait. Il forme, ainsi que les hommes occupés devant cette forêt de métiers, un étrange contraste avec la bruyante, violente, fracassante mécanique à laquelle il travaille. » Et Zola, dans Germinal (1885) : « […] et l’idée lui était venue de tourner les robinets de décharge pour lâcher la vapeur. Les jets partirent avec la violence des coups de feu, les cinq chaudières se vidèrent d’un souffle de tempête, sifflant dans un tel grondement de foudre que les oreilles en saignaient. » En effet, le bruit industriel peut blesser. La première étude sur la surdité liée à une activité mécanique daterait de 1713 et serait due à Bernardino Ramazzini. Elle ne changera pas la conviction générale des partisans du progrès technique : tout accroissement de bruits industriels est le signe de la croissance, qui rime avec puissance ! Murray Schafer remarque que « si la flûte solo et le cor de chasse évoquent la paysage pastoral, l’orchestre reflète la densité des villes », et de citer Lewis Mumford, qui établit un parallèle entre la division technique du travail à l’usine et la division au sein de l’orchestre : « dans l’orchestre, le rendement collectif, l’harmonie collective, la division fonctionnelle du travail, la collaboration loyale entre le chef d’orchestre et les exécutants produisaient un unisson plus grand que ce qu’on avait pu atteindre, sans doute, dans une seule usine. » Pour lui, la composition musicale et son interprétation, contemporaines de l’extension du domaine industriel, anticipaient le devenir technique de toute la société, les œuvres d’art préfiguraient la culture technique en cours de constitution et de renouvellement. Pacific 231 d’Arthur Honnegger (1924), Ballet mécanique d’Anthieil (1926), Pas d’acier de Prokofiev, Fonderie d’acier de Mossolov, HP (Horse Power) de Carlos Chavez musicalisaient la locomotive, l’avion, le laminoir, le cheval vapeur, etc. Les bruits mécaniques devenaient des sons pour des partitions inédites. La vie industrielle et urbaine entrait dans les salles de concert, qui se fermaient aux bruits du quartier. On venait écouter religieusement une musique imitant le nouvel environnement sonore. Les futuristes applaudirent ces innovations. Luigi Russolo, dans L’Art des bruits (2016 [1913]), est tout heureux d’écrire : « Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous d’eau, d’air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-et-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques et des chemins de fer souterrains. Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne. » Nous retrouvons là l’obsession guerrière, virile, sexiste des futuristes, qui ne peuvent qu’admirer les bataillons partant au front en musique !
5Les bruits-sons de la ville, et de ses activités, deviennent plus familiers aux oreilles de ses habitants, qui néanmoins dénoncent les machines générant trop de décibels. Le bruit ambiant devient une préoccupation pour les citadins qui veulent pouvoir dormir sans être réveillés par l’accélération d’une moto ou le cri d’une sirène d’usine. La lutte contre la pollution sonore fait alors partie des revendications des habitants et trouve dans la loi sa consécration, à défaut de la tranquillité attendue. Murray Schafer indique la chronologie des règlements contre les nuisances sonores de la ville de Berne, en Suisse : 1628, contre les chansons et cris dans la rue les soirs de fête ; 1763, contre le tapage nocturne ; 1784, contre l’aboiement des chiens ; 1886, contre le travail de nuit dans l’industrie du bois ; 1906, pour la préservation du calme le dimanche ; 1914, contre le tapage des tapis ; 1927, contre le bruit des enfants, etc. D’autres villes conseillent de fermer délicatement et sans bruit les volets le soir ou de ne plus écouter la radio après telle ou telle heure. Il y a donc des bruits-sons et des bruits-agressions, les deux méritent notre attention. C’est pour cela que Murray Schafer invente la notion de « paysage sonore ». « L’écologie est l’étude des rapports entre les êtres vivants et leur environnement. L’écologie acoustique se définit donc comme l’étude des influences d’un environnement acoustique ou d’un paysage sonore sur les caractères physiques et le comportement des êtres qui l’habitent. Elle a pour objectif de signaler les déséquilibres qui peuvent se révéler malsains ou dangereux. » Ainsi, le compositeur qui emprunte aux bruits de la ville ne retient que ceux qui « sonnent » bien aux oreilles des auditeurs et participent à une « esthétique acoustique ». Celle-ci valorise les « empreintes sonores » d’un lieu et d’une communauté et fait circuler les « faits sonores » (ou plus petites données d’un paysage sonore). Dans le « jardin sonifère » qu’imagine Murry Schafer, pour chaque quartier, jardin à l’acoustique soignée, des aires silencieuses sont offertes aux promeneurs, comme si la musique des bruits se nourrissait aussi du silence ambiant, propre à la méditation, au repos du corps et de l’esprit.
6Bien sûr, le compositeur peut assembler des « bruits-sons » provenant de sources différentes, par exemple, la nature – certes artificielle… –, la vie quotidienne d’une maisonnée, la production industrielle, les moyens de transport, etc. Murray Schafer a une affection toute particulière pour Charles Ives (1874-1954) qui mêle des thèmes de la musique « classique » (Beethoven en particulier), des chansons populaires américaines, des manifestations sonores du monde vivant et de l’univers machinique. À cause de problèmes de santé, il compose moins à partir de 1918 et effectue une brillante carrière dans les assurances… On le découvre tardivement et il influencera aussi bien John Cage que Frank Zappa. Parmi ses œuvres : Central Park in the Dark (1889-1907), The Unanswered Question (1908), Universe Symphony (1911, retravaillée jusqu’à sa mort) ou encore Concord, sonate pour piano dont chaque mouvement a un nom : Emerson, Hawthorne, Alcott et Thoreau.
Nicolas Frize met en musique l’université d’Amiens
7Amiens : sa tour signée Auguste Perret, tout comme la gare, pourtant honteusement défigurée par une structure métallique surdimensionnée et pesante, a des allures du Havre. Quittant ce lieu reconstruit géométriquement après la Seconde Guerre mondiale, le piéton découvre une ville riche en surprises architecturales et en farandoles de maisons aux façades diversifiées qui épousent le cours du fleuve. Il repère vite la cathédrale gothique, le beffroi médiéval et tout un réseau hydrographique qui fait sa renommée. La Somme la traverse ; un peu à l’écart se trouve l’Avre et au nord-ouest de la ville, la Selle, sans oublier les canaux : tout cela confère aux hortillonnages, jardins urbains, une place de choix. Un peu plus loin encore, en hauteur, la citadelle avec sa muraille. Ce bâtiment militaire est devenu une université par la magie du compas et de l’équerre de Renzo Piano. Comme toute construction publique, l’université bénéficie du 1 % artistique (qui représente 1 % du coût global du bâtiment sans les honoraires de l’architecte, la voirie, le mobilier, etc.). Généralement, il s’agit d’une œuvre visible par tous : une fresque murale, une statue, un ornement en céramique sur la façade principale, une tapisserie dans le hall d’entrée, etc. Depuis sa création en 1951 (sur une idée du Front populaire en 1936), plus de 4 000 artistes ont produit 12 300 réalisations qui, d’après le texte de loi, doivent concerner toutes les « disciplines artistiques », dont les « installations lumineuses, sonores, botaniques ». Ainsi une œuvre immatérielle peut entrer dans ce fameux 1 % artistique. Tel est le cas pour Rhizome de Nicolas Frize.
8Compositeur de musique contemporaine, Nicolas Frize, né en 1950, est aussi un capteur de sons, un cueilleur de sonorités, un dompteur de rythmes, un entendeur de voix. Il crée, en 1975, Les Musiques de la boulangère (Saint-Denis) où il installe son studio et complète sa Voixthèque. Il y compose en partie ses œuvres, qu’il conçoit lors de résidences. Le paysage sonore urbain l’inspire ainsi que les paroles des machines, le télescopage des bruits du quotidien, les rythmiques naturelles (le vent, les branches, l’eau de la pluie comme celle d’un ruisseau, les oiseaux et insectes). C’est dans ce vaste réservoir sonore qu’il puise le thème de ses créations. Il note les notes en une partition qu’il ne jouera pas mais fera interpréter par des voix, des instruments, des objets techniques et aussi, parfois, le vent qui actionne les feuilles en un bruité suggestif. Concentration tendue lors de la création, puis déploiement libérateur lors de l’interprétation. Aucune de ses quelque 200 créations ne se ressemblent : ce sont, à chaque fois, des agencements sonores uniques, fruits d’un travail ardent, sans facilité. Il faut d’abord qu’il s’imprègne du lieu et de tout ce qu’il invitera à contribuer à son œuvre. Ainsi a-t-il arpenté le site de la Citadelle sans trop savoir ce qu’il y cherchait. C’est cette complicité avec un lieu qui déclenche un premier mouvement musical. Là, le lieu combine à la fois des bâtiments clos (une citadelle est rarement ouverte…), des passages, un chemin de ronde, un bois, un amphithéâtre herbeux en plein air, un vaste parvis… C’est dire la variété des usages et la diversité des ambiances. Chaque étudiant a son parcours, il arrive par la passerelle se rend à la bibliothèque ou au restaurant universitaire ou encore dans un des amphithéâtres regroupés dans une même construction. Observer les parcours des uns et des autres, selon les heures de la journée, permet de dessiner une chorégraphie des corps et saisir des moments de forte densité et d’autres de marée basse. Le dessin de ces parcours entremêlés, non hiérarchisés, sans pourquoi, évoque la figure brouillonne, désordonnée, incontrôlable du rhizome. Cette racine prolifère en ignorant somptueusement les points de connexions et autres intersections, pas plus que la destination de ses excroissances. Le rhizome est la face cachée de l’université si bien balisée avec ses disciplines aux délimitations parfaites. Le rhizome sonore vient ici rappeler que la connaissance emprunte souvent des voies inattendues pour rendre intelligible le monde et élaborer des concepts. Le rhizome n’est pas un réseau. Ou alors, il serait au réseau ce que la rêverie est au connaître…
9Le 1 % artistique donne des moyens (pour une fois !) et réclame un ancrage local. Nicolas Frize, qui ne commercialise pas ses « symphonies urbaines » (les impôts participent au financement de son travail, aussi considère-t-il que celui-ci doit être gratuit pour le public), aime à s’entourer de celles et ceux qui, sur place, professionnels ou amateurs, offrent à la musique leur ténacité et aussi leurs rêves. Alors, il travaillera avec l’Orchestre de Picardie, l’Harmonie Saint-Pierre, les chorales de la région, les étudiants en art, les lycées, collèges et écoles et fera appel aux voix individuelles de bonne volonté… Plusieurs séances d’enregistrement (86 heures) de ces collectifs se dérouleront sur plusieurs mois, entrecoupées par des prises de son sur le territoire. C’est plus de 1 500 personnes qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la fabrication et à la réalisation des 775 séquences musicales diffusées dans Rhizome. Ces séquences musicales sont localisées. Les enregistrements spécifiques à chaque lieu (la porte, la caserne, les amphis, la passerelle, le bois, etc.) dépendent pour leur diffusion et leur ordonnancement du logiciel mis au point par Nicolas Frize. Ainsi, de façon aléatoire, les morceaux enregistrés se manifestent sans prévenir et aux heures décidées par l’ordinateur. On franchit la porte de l’enceinte et des sons qui invitent à entrer sans crainte et semblent nous prévenir que les parois des bâtiments résonnent de toute une musique accumulée dans leurs pierres. Le hall du bâtiment des amphithéâtres dissimule dans ses parois des amplificateurs qui chuchotent des voix mêlées à des vibrations de cordes et à des battements sourds de tambours. Des étudiantes discutent en attendant l’heure du cours, Nicolas Frize, incognito, leur demande ce que sont ces « bruits », elles s’en étonnent et trouvent cela « bizarre ». Le déficit de communication est patent : rien n’indique que ce lieu converse avec ses habitants, qu’il s’exprime avec ses instruments et souhaite créer une sonorisation propice à l’attente. La caserne (bâtiment principal) laisse échapper de sa façade en direction du parvis de nombreuses musiques qui la transforment en une sorte d’éponge à sons, comme si la construction était spongieuse et qu’au lieu de retenir de l’eau elle contenait des sons musicalisés. Il faut tendre l’oreille, mais le bâtiment est bavard ! Rassurez-vous, ses propos bien accordés conduisent au silence, qui rebondit en message musical avant de s’imposer à nouveau. Les sons rebondissent sur les murs et font de la façade un clavier géant sur lequel des doigts invisibles composent une partition changeante, aérienne, enchanteresse. Dans le petit bois, derrière ces bâtiments, des arbres abritent des nichoirs sonores et comme le suggère Nicolas Frize, leurs notes tombent comme une pluie bien rythmées. Tout a été fait pour éviter que la musique ne l’emporte sur le vent et les oiseaux ; elle demeure discrète, primesautière, rafraîchissante. Elle façonne un dedans alors même qu’on se trouve dehors, un dedans pour des confidences, des déclarations murmurées, des secrets amoureux… Un peu plus bas, une passerelle relie la Citadelle à un parking et au derrière de la ville. Là, les enceintes ont été dissimulées dans le plancher de la passerelle et le son monte vers les passants, les enveloppe du bas vers le haut et les accompagne le temps de leur passage. Une étudiante s’aventure sur la passerelle, Nicolas Frize lui demande ce qu’on entend, elle répond qu’elle ne sait pas, mais que cela varie selon les jours et les heures… Elle ne nous dit pas si cet accueil musical l’incite à aller en cours ou bien à se réfugier sous les arbres-à-musique !
10Savons encore écouter pour entendre ? Nous savons tous que regarder n’est pas voir. Nous savons aussi que notre ordinateur possède une mémoire à défaut d’avoir des souvenirs. Nicolas Frize, avec ses « moments musicaux » dispersés dans l’espace urbain, assure à l’ouïe une culture singulière, loin des messages téléphoniques, des musiques d’ambiance des boutiques, des annonces sonores dans les lieux publics, du brouhaha généralisé des villes et des transports collectifs, une culture musicale hors-les-murs des opéras, salles de concert, cabarets et autres philharmoniques. Là, dans une université, il rhizome musicalement sans le dire, semant des sons et jardinant les vibrations. Chacun ici entre, ou pas, en écho avec ces musiques. S’il les entend, alors son paysage deviendra sonore, il accordera son tempo à celui des murs, de la passerelle, de la caserne et sera attentif à chaque son qui perle à la surface d’une paroi, qui l’accompagnera au creux de son oreille pour toute une déambulation musicale.
11Peut-être reviendra-t-il sur ses pas, espérant retrouver une brève cascade de tabla, comme des battements de cils, des volets qui claquent, des mains qui applaudissent, des tuiles qui se déhanchent ou bien le doux ruissellement d’une harpe, le souffle d’un cuivre, le grave d’une voix, la répétition de quelques notes de piano, sans autre obsession que le son cristallin des notes, leur beauté sage comme une image. Ne sont-ce pas les surréalistes qui faisaient remarquer que l’anagramme d’image était magie ? Le Rhizome de Nicolas Frize relève de la magie, de la sorcellerie, de l’envoûtement. Après une trop rapide excursion en ce lieu de briques, de terre, d’arbres et de sons, j’ai comme l’impression que je ne peux plus errer dans un paysage muet, que tout paysage est un don des sensations et que mes oreilles m’aident en en percevoir l’intimité : son dedans dehors.