« Les musiciens romantiques en firent un symbole de leur art. Bakounine rêvait de détruire le monde bourgeois, en n’épargnant que l’Ode à la joie de la table rase. Les nationalistes allemands ont admiré la puissance héroïque de cette musique, les républicains français ont reconnu en elle la triple devise de 1789. Les communistes y ont entendu l’évangile d’un monde sans classes ; les catholiques, l’Évangile tout court ; les démocrates, la démocratie. Hitler fêtait ses anniversaires avec l’Ode à la joie ; on lui a pourtant opposé cette musique, jusque dans les camps de concentration. L’Ode à la joie résonne régulièrement aux jeux Olympiques, elle résonnait, il n’y a guère longtemps, à Sarajevo. Elle a été l’hymne de la république raciste de Rhodésie, elle est aujourd’hui l’hymne de l’Union européenne. »
2On peut ajouter à cette liste des emplois politiques de la Neuvième Symphonie de Beethoven ce flashmob improvisé devant la porte de Brandenburg le jour du Brexit. Plus qu’un thème musical, cette œuvre est un discours. Un discours politique, une rhétorique engageante. La musique entretient des rapports privilégiés avec le pouvoir en place, à l’époque de Beethoven, mais peut-être aujourd’hui encore, et Esteban Buch a raison de parler de la place de Beethoven et de ses œuvres dans l’espace public – et même dans l’espace de la communication politique, aimerions-nous ajouter.
Musique politique
3Si L’Instant glorieux est certainement une création idéologique, avec un emploi à la gloire de l’Europe lors du congrès de Vienne, en est-il de même pour la Neuvième ? En 1814, Vienne, le centre de l’Europe, accueille tsar, princes, rois pour ce que Metternich, le chancelier autrichien, appelle le concert de l’Europe. Une solidarité européenne est créée autour de sa particularité : « Par leur situation géographique, par l’analogie de leurs mœurs, de leurs lois, de leurs besoins, de leur genre de vie et de leur culture, les États de ce continent, pris dans leur ensemble, constituent une grande fédération politique, qui a été nommée à bon droit la république européenne. » Ce sont les mots de Friedrich von Gentz, secrétaire du congrès (apud. Buch, 1999, p. 92-93). Beethoven y triomphe : Fidelio, Septième Symphonie, et surtout L’Instant glorieux, mise en scène pour solistes, chœur et orchestre, et pour l’Europe.
5Longtemps, on a considéré que la réception mitigée de cette œuvre était due à son caractère idéologique. Tout le contraire de la Neuvième Symphonie. Une instrumentalisation politique serait-elle moins à dédaigner qu’une construction idéologique ? Car bien que totalement dépourvue d’empreinte européenne, la Neuvième reste une œuvre politique. E. Buch (Ibid., p. 103) semble trouver le point commun des deux œuvres, en rompant avec quelques théories sur le sujet : « En dépit d’évidentes différences, l’imaginaire politique déployé dans l’Ode à la joie, loin d’être aux antipodes de L’Instant glorieux, comme la tradition exégétique l’a établi, intègre l’expérience de Beethoven comme compositeur de musique d’État pour le congrès de Vienne. »
6Dans la foulée de cet événement politique, Beethoven reprend un projet de mise en musique de l’Ode à la joie de Schiller. Le point de départ est la version de 1785 du poème (« Les mendiants deviennent frères des princes ») et non celle de 1803 (« Tous les hommes deviennent frères »). La précision a son importance pour la compréhension de l’engagement politique de Beethoven, lui-même ambigu. Son image révolutionnaire et républicaine posthume est doublée d’une aspiration à un poste dans les institution habsbourgeoises de son vivant. Mais il n’a jamais entretenu de liens directs et forts avec l’empereur et les Cahiers de conversation imposés par sa surdité contenaient « les attaques les plus grossières et les plus effrénées contre l’empereur », selon Schindler, qui les détruisit aussitôt (Ibid., p. 106). La Neuvième sera d’ailleurs dédiée au roi de Prusse, Frédéric Guillaume III.
7Dix ans pour le génie musical à surdité grandissante, colérique, généreux, violent, virtuose pour achever ce chef d’œuvre. La création de la Neuvième en concert a lieu le 7 mai 1824, en même temps que la Missa solemnis, autre exemple de l’excentricité du compositeur, « un type d’articulation de la musique politique moderne avec la tradition monumentale baroque » (Ibid., p. 109). La Neuvième et l’Ode de la joie méritent lecture en parallèle pour en comprendre les différences. Dans le poème de Schiller, la souffrance permet d’atteindre la joie. La souffrance de l’humanité est la rédemption du monde meilleur. L’approche de Beethoven est purement utopique, un monde de « Joie où la douleur n’a pas laissé de trace » (Ibid., p. 118).
Hymne européen
9Triomphe absolu à Vienne, cinq fois des applaudissements et l’intervention de la police pour arrêter la foule enthousiaste. Beethoven meurt trois ans plus tard. Après le centenaire de 1927, après la Seconde Guerre mondiale, le besoin d’un référentiel commun s’impose. Les institutions européennes rêvent d’un hymne, à l’image des hymnes nationaux. Est-ce que la Neuvième, « chimère musicale », saura devenir le symbole qui unit les Européens ? « Beethoven est un authentique lieu commun de chaque côté du rideau de fer » (Ibid., p. 255). Mais Beethoven entre aussi dans la culture populaire : un roman, A Clockwork Orange, d’Anthony Burgess (1962), son adaptation au cinéma par Stanley Kubrik, L’Orange mécanique (1971), une interprétation en version pop de l’Ode de la joie par Miguel Rios dans les années 1970 et d’autres expressions encore. Simple marchandise, comme l’avertissait Adorno en 1950 ? Non, dit-on au Conseil de l’Europe. Seule musique digne de représenter l’Europe unie après la guerre, « à condition de choisir dans son œuvre, non pas “L’Europe de commande” de L’Instant glorieux, écrivait André Maurois dans Le Figaro, mais l’“Europe de cœur” de la Neuvième » (Ibid., p. 272).
10En choisissant le prélude à l’Ode à la Joie, 4e Mouvement de la IXe Symphonie de Beethoven, le Conseil de l’Europe élude le texte de Schiller, les langues et la voix humaine. Malgré les propositions de textes qui commencent à affluer, la décision officielle de choix d’hymne européen arrive le 19 janvier 1972 et il y est seulement question de « la réalisation musicale confiée à M. Herbert von Karajan ». La première présentation publique se fait le 5 mai 1972, fête de l’Europe certes, mais aussi concours Eurovision. Beau panachage de classique, politique et populaire. Ce que nous écoutons aujourd’hui est dans un tempo plus ralenti, peut-être solennel – « réducteur » diraient les musicologues (Ibid., p. 278) – que ce que les Viennois ont écouté en 1824.
11Entendons-nous aujourd’hui le silence de la voix ou la force de la musique ? Les controverses ou le discours commun ?
« Musique d’attente »
12En marge du numéro actuel de Hermès, nous avons souhaité vérifier à une échelle bien plus réduite, mais non moins chargée d’enseignements, cette étude de Harvard citée en introduction du numéro (Mehr, Singh, York, Glowacki et Krasnow, 2018). Qu’est-ce que les jeunes étudiants français entendent et comprennent en écoutant des morceaux connotés politiquement ? Entendent-ils le message qui est censé être transmis ? En cours de « Communication et politique », à CY Cergy Paris Université, nous leur avons fait écouter l’hymne européen et un cœur d’enfants sorti des archives des pays communistes des années 1980 avec une seule question sur ce que le morceau musical leur inspirait.
13Pour le premier exercice d’écoute, une petite moitié des trente-deux étudiants a trouvé la trace de l’hymne européen précisément. Presque scolairement organisées, les réponses parlent du signe : « musique classique », « danse classique », « orchestre », « chef d’orchestre », « violon ». Notons que Beethoven n’est cité que trois fois sur trente-deux ; cela aurait pu jouer le rôle du signifiant-métaphore pour ceux qui ne lisent pas les notes musicales.
14Du côté du signifié, le caractère solennel, patriotique, glorieux, symbolique est catégoriquement présent. Les étudiants parlent de « cérémonie », de « grandeur », « nation », « fierté nationale », « historique », « marche militaire », « prestige », de « progrès ». La contextualisation est claire, car pour les jeunes de vingt ans, il s’agit aussi de « Macron », « Louvre », « pyramide », ou encore « libéralisme », « élection présidentielle », « vote », « passation ». Plus éloigné mais non déconnecté, nous avons « les années ’20, ’30, avant-guerre », « royauté, Versailles », « défilé militaire », « bal royal » ou « révérence ».
15Mais presque la moitié des réponses abordent les idées ou les sentiments décontextualisés. Les connotations seraient « joie », « gaîté », « élégant », « classe », « chic », « beauté », « poésie », « sublime », ou encore « passivité », « la tristesse », « l’amour perdu ».
16Et ensuite, complètement déconnecté, nous avons ces réponses qui peuvent faire sourire : « musique d’attente », « parkings Vinci », « musique d’attente des appels téléphoniques », « une publicité ». Et ce sont ces réponses peut-être qui conjuguent au mieux tout ce qui est connu et retenu de cette symphonie. Elle est devenue l’espace commun, l’espace public au sens littéral, elle fait partie de notre communauté et n’aurait même pas besoin d’interprétation, tellement elle est connue. N’est-il pas ici la preuve que cette musique est devenue universelle, à tous, presque neutre, tellement elle fut instrumentalisée dans son histoire.
17Ne trahisons pas notre plaisir de regarder aussi les réponses au sujet de l’autre morceau écouté par les étudiants. Les enfants de la chorale patriotique chantant les louanges au parti communiste ont été moins évidents à identifier, mais le flair a correctement joué son rôle. Le caractère patriotique et idéologique a été presque unanimement trouvé : « cérémonie », « officiel », « chant de propagande », « chant patriotique », « glorification », « jeunesse hitlérienne », ou directement « URSS », « régime », « gloire », « autorité », « communisme », « guerre », « pays de l’Est », « militaire », « 1930 », « jeunesse embrigadée, jeunesse italienne ? russe ? », « marche de gloire », « défilé ». Quelqu’un tente même une identification. « Hymne d’un pays : allemand ? Autriche ? Suisse ? Italienne (sic) ? ». Ou alors une relation directe : « La Russie – communisme ».
18Du côté des sentiments, seul le registre positif est sollicité : « cohésion », « motivation », « beauté », « chant qui réunit », « émotion », « harmonie », « un peu rêveur, hors de la réalité », « solidarité au sein d’un groupe », « joyeux », « pas violent ». L’imaginaire en est aussi cohérent et engageant : « main sur le cœur », « la tradition », « chant des histoires imaginaires », « cheval au galop », « retour de guerre », « retour à la vie normale », mais aussi « chant folklorique », « vieux film », « costume traditionnel », « chant de Noël », « chants religieux ».
19Et pour finir, pour mieux contextualiser, trouver la cohérence et intégrer dans une réalité connue, nous avons ces réponses : « musique de manège », « dessin animé », « Disneyland » (à de multiples reprises).
20Si la Neuvième peut être une « musique d’attente », tellement le morceau est connu dans l’espace fréquenté par les jeunes étudiants français, comment se fait-il que les jeunes enfants chantant dans une langue méconnue soient assimilés à un univers de dessin animé. Trouver une signification commune à travers le globe, comme ce fut déjà trouvé par les chercheurs de Harvard, serait ainsi indissociable d’une insertion dans un imaginaire, une réalité et une fonction connue par l’auteur. Comprendre la même chose par une musique serait presque immédiatement accompagné d’une mise en relation avec les fonctions sociales de cette musique. C’est ce que mes étudiants ont fait et c’est peut-être ce qui est arrivé à la symphonie de Beethoven – un suremploi, à la limite de la trivialité, d’un chef-d’œuvre de la culture classique.