1Les répertoires rassemblés sous le vocable générique de « hard rock », « heavy metal », puis « metal » (Hein, 2003) se sont affirmés comme genre musical spécifique dès les années 1970. Ils étaient alors associés aux mouvements sociaux contre-culturels de cette époque, avant d’être opposés, dès la fin des années 1970, aux avant-gardes du punk et du rock indépendant. Ils sont, quoi qu’il en soit, restés en marge de l’attention médiatique mainstream, et ceci pour de nombreuses raisons souvent liées à leurs spécificités musicales et culturelles. Nous tenterons de les expliciter ici.
Un genre minoritaire
2Un premier élément qui caractérise les musiques metal, c’est la répulsion qu’elles provoquent pour la majorité. Cela avait été la conclusion d’un article souvent cité, « Anything but heavy metal », écrit par le sociologue américain Bethany Brison en 1996. Mais ce constat fut partagé par la plupart des chercheurs (Brown et al., 2016), y compris en France. Le metal n’est pas aimé, il est même l’un des genres les plus massivement détestés à la fois par les jeunes et les personnes plus âgées, les cadres et les ouvriers, les hommes et les femmes, les ruraux et les urbains (Donnat, 2009) – à la fois parce que la musique agresse, mais aussi parce que l’imagerie dérange ou est perçue comme ridicule, vide de sens ou inutilement violente (Guibert et Hein, 2006). Mais pour mieux comprendre la musique et la culture metal, il faut d’emblée compléter cette première remarque en ajoutant que cette grande majorité de détracteurs du metal est accompagnée d’une minorité de supporters qui apprécie cette musique, ses artistes, son histoire et/ou ses évènements musicaux. Les enquêtes en sciences sociales montrent qu’ils sont d’autant plus attachés à « leur » musique (temps d’écoute, argent dépensé, sociabilité) qu’ils doivent assumer leurs goûts face à une détestation hégémonique, se retrouvant fréquemment entre amateurs (Guibert, 2018). Ne pouvant apprécier leur musique dans l’espace public, car celle-ci apparaît trop agressive, trop noire ou bruyante, ils n’ont d’autre choix que de l’écouter en solo (par exemple au casque) ou bien avec ceux qui l’aiment également. Deena Weinstein a parlé à cet égard de « proud pariahs » (Weinstein, 1991). Les adeptes du metal partagent des moments qu’ils considèrent comme intenses, et nouent entre eux des liens forts, via les cérémonies associées au metal, notamment les concerts et les festivals, lors de moments spécifiques. Ils construisent des liens « communautaires » via la pratique quotidienne de partage d’information ou d’opinions sur les réseaux sociaux, l’achat de disques, de place de concerts, de vêtements ou d’objets associés au metal. Les tee-shirts, sweat-shirts ou vestes arborant des noms de groupes ou d’évènements particuliers (associés à la tournée d’un artiste par exemple) constituent des moyens de communication relatant le positionnement de chacun dans la culture. Historiquement, la fin des années 1970 est ainsi associée à la naissance des « vestes à patches » qui sont le plus souvent des vestes en jeans sur lequel les amateurs arborent des écussons de groupes cousus à la main qui donnent à voir leur rapport au metal, aux groupes qu’ils apprécient. En concert, les subcultures metal ont développé des manières de bouger et des techniques du corps spécifiques, comme le headbanging, le slam, le stage diving, le crowdsurfing, le wall of death, ou ont adapté des techniques provenant d’autres genres musicaux comme le moshpit ou le circlepit [1]. Les amateurs de metal sont aussi nombreux à pratiquer un instrument de musique, plus nombreux que les amateurs d’autres musiques ayant des caractéristiques sociales similaires (Guibert et Guibert, 2016). Leur présence est remarquée dans la presse et les manuels de technique musicale. Les musiciens, qu’ils soient guitaristes ou batteurs, associent leur nom à des modèles d’instruments et la pratique « d’endorsement [2] » est courante dans le metal. Les chiffres divulgués par les plateformes de streaming ces dernières années montrent aussi que les usagers qui écoutent du metal ont un comportement particulier : ils sont souvent moins volatils, plus fidèles dans les titres et les artistes qu’ils écoutent (Van Burskirk, 2015). Ils passent aussi relativement plus de temps que les autres à écouter la musique qu’ils apprécient (Guibert, Lambert et Parent, 2009). Chez les amateurs, les discussions d’experts sur l’évolution des courants musicaux, les jugements sur la qualité des albums ou d’un nouveau titre et la place des groupes sont particulièrement intenses. Le foisonnement des sous-genres et des discours complexes sur l’histoire du metal a été souligné par de nombreux chercheurs. Hein (2003) recensait ainsi plus de 50 sous-styles associés au hard rock, heavy metal et metal. Il existe depuis les années 1980 des médias spécialisés autour de cette musique. Ils furent créés d’abord parce que les médias musicaux généralistes, mais aussi les médias rock, ne les abordaient qu’à la marge, les considérant peu pertinents ou peu originaux (Pirenne, 2019).
3Étant donné leur situation isolée de la majorité, parce que leur musique apparaît « clivante [3] », les amateurs de metal mettent d’abord en avant, lorsqu’ils se définissent socialement, l’intérêt qu’ils éprouvent pour « la musique elle-même » (plutôt que des postures ou des éléments extra-musicaux), (Weinstein, 2000). Cela fait du metal une subculture musicale particulière où se côtoient des personnes aux préférences politiques ou religieuses très hétérogènes. Certains ne s’intéressent pas à la politique, d’autres votent à gauche ou à droite, sont modérés ou radicaux. Certains sont croyants, d’autres sont agnostiques ou athées, parfois anticléricaux (Guibert, 2018). Tous ne voient aucune contradiction entre leur intérêt pour le metal et leurs convictions. Ils peuvent partager leur attachement pour ce genre et échanger sur la spécificité de cette musique et le parcours des groupes qu’ils apprécient (la vie des musiciens ou les conditions d’enregistrement d’un album et le son de la batterie par exemple). Tous n’arborent pas le look spécifique du fan de metal auquel sont associés les fameux tee-shirts de groupes, les cheveux longs ou des références à l’heroic fantasy ou à la science-fiction dans les bijoux ou les marquages corporels. Mais on a pu montrer qu’un look marqué est corrélé avec l’ancienneté de l’investissement dans la culture (Guibert et Guibert, 2016).
Une visibilité croissante
4Cependant, dans l’espace public la place accordée à la musique et à la culture metal change depuis une dizaine d’années. Le metal devient visible. On le voit à la télévision, on utilise même parfois ses codes dans la publicité ou la mode. On peut esquisser deux raisons expliquant ce changement. La première est une raison structurelle. Depuis au moins la fin des années 1970, soit plus de quarante ans, 10 à 15 % des collégiens et des lycéens déclarent écouter du hard rock, du heavy metal ou du metal et l’apprécier. Or on sait que la musique écoutée dans sa jeunesse garde une place importante pour la très grande majorité des auditeurs (Guibert, 2006). Il y aurait ainsi aujourd’hui plusieurs centaines de milliers de personnes, voire plusieurs millions de « metalleux » (en 2008, 7 % des Français de 15 ans et plus déclarent écouter du « hard rock, metal » selon Donnat, 2009). Dans toutes les branches de la population active, on trouve ainsi des amateurs de ce style. On en arrive ainsi à une situation paradoxale : de par sa position minoritaire, la musique metal a souvent été sous-estimée (elle passait sous la barre du perceptible, du significatif, du pertinent) aussi bien par les politiques publiques que par les médias généralistes ou les études marketing. Mais « l’effet masse » des effectifs de supporters de cette musique qui s’accumulent depuis plusieurs décennies provoque des changements dans les représentations, les jugements et l’intérêt qu’on lui porte – ce qui n’est pas toujours désintéressé évidemment, parce que la valeur économique du metal apparaît au grand jour.
5Cet effet structurel est complété par des évènements qui révèlent l’importance prise par le metal dans la société. Ainsi en France, le Hellfest (et dans une moindre mesure une longue traîne d’autres festivals plus petits), depuis 2006, rend le metal visible d’abord parce qu’il comptabilise près de 200 000 entrées sur trois jours et vend environ 150 000 « pass 3 jours » en quelques heures, et ensuite parce qu’une partie des concerts qui s’y déroulent (plus de 200 groupes chaque année) sont proposés en streaming via des captations officielles dans le cadre d’un partenariat avec Arte Concert et via des extraits filmés de manière amateur par les fans qui les mettent en ligne sur des plateformes de streaming ou via des réseaux sociaux. Les spectateurs des principaux médias découvrent ainsi cette musique et une partie de ceux qui s’en étaient éloignés avec les années s’en rapproche à nouveau. Même s’ils sont rares, certains groupes atteignent même une notoriété internationale. Parmi les Français, on peut citer Trust à l’aube des années 1980 (Guibert, 2016) ou encore Gojira aujourd’hui qui a notamment été deux fois nominés aux Grammy Awards américain (en quelque sorte l’équivalent des Victoires de la musique) en 2017 dans la catégorie « meilleur album rock de l’année » avec leur sixième album Magma, et « meilleure performance metal » avec leur titre « Stranded ».
6En termes d’affects, que recherchent et que trouvent dans cette musique ceux qui l’apprécient ? Pourquoi l’apprécient-ils ? Plusieurs explications ont été données. Pour certains chercheurs, à commencer par Weinstein, le metal permet d’oublier les aléas de la vie quotidienne, il permet de s’échapper des contraintes matérielles associées à la position sociale des personnes interrogées. Dans les écrits qu’on associe aux cultural studies, cette explication idéologique empreinte de marxisme est articulée avec la complexité des mécanismes de réception desquels découlent une capacité d’agir (agency) et même conjoncturellement un empowerment spécifique pour les acteurs. Puissance de la musique, qu’elle soit jouée a tempo rapide ou au contraire « pachydermique » ou « rampante », grain de la distorsion des guitares, « accords de puissance », voix criées, hurlées ou gutturales, violence perçue de la musique qui « recharge les batteries » ou « donne un coup de fouet », « met une claque ». Les témoignages des auditeurs sont récurrents, et peu dépendants des caractéristiques sociales des personnes interrogées. Quel que soit l’âge, le genre, le niveau de diplôme, la classe sociale, le continent ou le pays d’origine, ceux qui apprécient cette musique développent des argumentaires proches pour relater leur entrée dans cette musique : la surprise, le sentiment de pouvoir, de liberté, mais aussi l’effet curatif face à l’hostilité du monde ambiant (le jeu avec les limites, voire « soigner le mal par le mal »). À cela, les fans de metal ajoutent cette perception d’une forte solidarité entre amateurs, typiquement communautaire, qui peut même s’avérer parfois étouffante.
7Si la littérature sur le sujet (Brown, 2016 pour une synthèse) souligne l’hétérogénéité contemporaine des fans de metal en termes de classes sociales, cela n’a pas toujours été le cas. De manière synthétique, on peut prendre appui sur l’étude de Straw (1984) pour constater l’homogénéité sociale des amateurs de l’époque au moment où le genre se cristallise à la fin des années 1970. Straw constate ainsi que les amateurs de metal sont très majoritairement des hommes, jeunes (adolescents et post-adolescents), issus de la classe ouvrière, habitant des banlieues des grandes villes des pays occidentaux et revendiquant une identité hétérosexuelle. Ils écoutent les émissions de radio qui diffusent cette musique, vont au concert des groupes en tournée dans les salles de leur ville, lisent des magazines, jouent aux jeux d’arcade, achètent des disques et font circuler des cassettes enregistrées auprès de ceux qu’ils côtoient, regardent aussi les clips à la télévision suite au développement des chaînes musicales. Weinstein (1991) et Walser (1993) feront les mêmes constats. Étant donné le public touché, la culture heavy metal se construit sur les codes occidentaux de la masculinité populaire, la force physique, le self-control et la dextérité (notamment dans l’interprétation musicale), tout en l’articulant avec un idéal de liberté, celui proposé par la musique et les images empruntant à l’imaginaire, notamment de l’heroic fantasy. Pour Walser (1993, p. 109), « comme l’opéra, le heavy metal s’appuie sur de nombreuses sources de pouvoir : mythologie, violence, folie, l’iconographie des films d’horreur. Mais aucune de ces sources ne surpasse le genre dans sa potentialité à inspirer l’anxiété et à y remédier. […] Le heavy metal est inévitablement un discours façonné par le patriarcat. Circulant dans un contexte de capitalisme occidental et de société patriarcale, le metal a été, dans la plus grande partie de son histoire, apprécié et défendu en premier lieu par une audience d’adolescents mâles [4] ». Ainsi d’après Walser, la femme adulte, considérée comme peu accessible, est l’objet de fascination, de crainte comme de fantasme pour le profil moyen du fan de metal des années 1980. Elle est traitée selon trois formes idéal-typiques : l’excription (on l’évite pour plébisciter une homosocialité entre adolescents), la misogynie, mais aussi parfois l’androgynie considérée comme un attrait potentiel auprès des femmes. Toutefois, au moment où il écrit à l’aube des années 1990, Walser distingue une quatrième forme, « la romance », qui est contemporaine de l’arrivée d’un plus grand nombre de femmes qui apprécient le metal (un constat qui sera aussi opéré par Weinstein en 2000).
8Culturellement, l’histoire du metal depuis les années 1990 sera plus largement celle du dépassement de ses caractéristiques premières. On le retrouve dans la multiplication des travaux de recherche pluridisciplinaires des metal studies du point de vue du genre, de la perspective territoriale ou raciale, de l’âge ou du milieu social. Alors que des femmes revendiquent la possibilité d’être amatrices de metal (Turbé, 2016), que certains fans revendiquent leur homosexualité ou questionnent le genre dans une perspective queer (Clifford-Napoleone, 2015), des scènes locales se forment un peu partout dans le monde, en Indonésie, au Maroc ou au Brésil par exemple, et plus largement sur les cinq continents (Wallach et al., 2011). Par ailleurs, en plus des nouvelles générations, la plupart des fans de metal qui vieillissent continuent à apprécier la musique et conservent un intérêt ou une passion pour les concerts. Une partie d’entre eux a quitté le milieu ouvrier de ses parents et occupe un emploi de cadre (Brown, 2016). C’est sans doute que les rapports de pouvoir évoqués dans le metal ont été négociés selon d’autres perspectives, ont inspiré d’autres postures de résistance ailleurs dans le monde social. Les sentiments de pouvoir et de liberté transcendante ressentis par ceux qui trouvent un intérêt dans la musique metal ont la possibilité d’être réinvestis dans d’autres contextes culturels et sociaux (Mac Clary et Walser, 1990).
9Si le metal reste à ce jour minoritaire dans les préférences musicales, quelles seront les conséquences de sa nouvelle visibilité, notamment via les grands festivals et les captations de concerts diffusés par la télévision et les réseaux sociaux numériques ? On peut se demander dans quelle mesure ces éléments changeront la réalité du metal, notamment de son économie mais aussi de sa position historiquement considérée comme marginale.
Notes
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[1]
Pour plus de détails sur ces techniques du corps associés à une manifestation culturelle, on peut consulter Riches (2011) ou encore Charbonnier (2017). On peut simplement dire brièvement que le headbanging qui consiste à bouger la tête pour faire bouger ses cheveux longs (alors que les pieds restent immobiles) est la plus ancienne danse associée au heavy metal. Le stage diving, le crowdsurfing et le slam consistent simultanément à monter sur scène et à plonger dans la foule, puis à rouler sur elle. Le wall of death, plus récent, est obtenu en séparant l’ensemble de l’audience en 2 groupes, côté cours et côté jardin, qui vont ensuite entrer en collision au signal de l’artiste se trouvant sur scène. Le pit est l’endroit se trouvant juste devant la scène au centre. Le circlepit consiste à courir collectivement en formant un cercle devant la scène, et le mosh à danser avec des gestes violents et élaborés.
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[2]
Lorsqu’un groupe ou un artiste véhicule l’image d’un produit ou d’une marque
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[3]
Elle « casserait l’ambiance » et serait vécue comme agressive en s’imposant dans l’espace public, par exemple dans un bal, un mariage, une discothèque ou une fête entre amis.
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[4]
Notre traduction de : « Like Opera, heavy metal draws upon many sources of power : mythology, violence, madness, the iconography of horror. But none of these surpasses gender in its potential to inspire anxiety and to ameliorate it […] heavy metal is inevitably a discourse shaped by patriarchy. Circulating in the contexts of Western Capitalist and patriarchal societies, for much of its history metal has been appreciated and supported primarily by a teenage male audience. »