Arts et mouvements d’émancipation en Afrique : dimension historique
1Dans le cadre de la revalorisation des valeurs culturelles africaines, des mouvements et des courants de pensée se développent en Afrique, dans les années 1920, principalement parmi les intellectuels noirs vivant en Occident. Instruits pour la plupart dans les écoles et les universités occidentales, ils constituent des éléments essentiels et indispensables de cette lutte d’avant-garde pour l’émancipation de leur peuple (Oruno, 2000). Le début des années 1930 marque effectivement une nouvelle phase dans les revendications identitaires qui se traduisent concrètement par la contestation de l’assimilation méprisant systématiquement les valeurs ancestrales et les traditions africaines. Cette revendication s’exprime à travers plusieurs formes dont la littérature, dès 1934, et donne naissance au concept culturel de « négritude » en 1939. À cette période, l’Afrique est également traversée par de multiples courants de pensée dont certains, notamment le panafricanisme, visaient à l’unité des peuples de cette partie du monde. Dans l’ensemble, le sentiment d’appartenir à une communauté plus vaste que celle d’une entité ethnique ou coloniale offre aux leaders africains une motivation supplémentaire pour protester contre l’ordre, pour certains, ou le désordre, pour d’autres, établi par la colonisation. Plus tard, l’accession à l’indépendance des États africains, libérés par conséquent de l’emprise coloniale, donnera une nouvelle vigueur à l’unité africaine, au panafricanisme et à tous les mouvements de contestations. Le panafricanisme, par exemple, a été théorisé et promu officiellement en 1900 à Londres par l’Afro-Américain William E. Burghardt Du Bois, qui suscite différents courants de pensée dont celui du Jamaïcain Marcus Garvey (D’Almeida-Topor, 1999). De façon générale, il s’agissait de mobiliser l’attention de l’opinion publique sur la condition des indigènes dans les colonies anglaises d’Afrique et des Caraïbes et de combattre le manque d’information qui prédominait concernant le traitement des aborigènes sous domination anglaise et celui des indigènes colonisés par les Européens et les Nord-Américains.
2Enfin et surtout, la perspective de cette lutte était de rapprocher les dirigeants de la Pan-African Conference de 1900, à Londres, et de répondre à l’attente exprimée par de nombreuses lettres de personnes favorables à cette idée. Plusieurs ressources sont sollicitées pour faire aboutir cette cause d’émancipation culturelle et identitaire des peuples africains et de la diaspora. On note la participation active des quelques rares intellectuels, composés essentiellement à cette époque de journalistes, de gens de lettres, d’historiens et d’artistes. Toutes les formes d’expression privilégiées par les intellectuels sous-tendent également des actions locales, qui sont en général conduites par des mouvements politiques ou syndicaux. Toutefois, ces actions se traduisent, parfois, par des épreuves de force (Cahen, 2006). En revanche, elles ne s’opposent pas à celles entreprises par les hommes de lettres et les artistes. Bien au contraire, elles se complètent parfaitement, même si quelques divergences s’affichent de temps en temps dans les différentes méthodes et surtout dans les stratégies. Ainsi, malgré quelques échecs, dus en partie à une mauvaise méthode de lutte, certaines actions entreprises contribuent-elles à lancer les bases du combat pour l’émancipation et l’indépendance des Africains. Mais, parmi toutes ces armes de contestation utilisées par les leaders africains, c’est plus à travers les arts (le théâtre, la littérature, la danse et surtout la musique) qu’ils essayent de se faire entendre. À titre d’exemple, à la Pan-African Conference, quelques intermèdes musicaux ont permis aux participants d’interrompre les débats pendant quelques instants. Plusieurs d’entre eux interprètent des chants à l’exhortation des libertés opprimées, et révèlent ainsi des talents artistiques cachés (Oruno, 2000). Des artistes et de simples participants à cette conférence ont su faire montre de talents artistiques en improvisant des tours de chant et de musique.
La musique dans les luttes d’émancipation, ou l’exutoire des opprimés
3La musique possède non seulement une signification morale, puisqu’elle discipline les passions par la création, mais aussi un sens critique, puisqu’elle rappelle la pensée à l’humilité devant le domaine résistant de l’existence (Schubert et Renard, 2010). Enfin, la musique, à l’image des autres arts, n’est pas une copie des idées dans lesquelles la volonté s’objective, mais une reproduction de la volonté elle-même. Elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. Soutenue nécessairement par le chant et la danse, la musique joue un rôle essentiel dans l’éducation morale des citoyens (Lacoste, 2000). En Afrique, la musique faisait partie intégrante de la vie sociale, qu’elle avait subtilement pénétrée au point de devenir peu à peu l’accompagnatrice indispensable, voire incontournable, de diverses activités telles que les naissances, les mariages, les labourages, les rites initiatiques, les guérisons, les funérailles, etc. (Kotchy-N’guessan, 1975) Sur ce continent comme ailleurs, la culture musicale est, par excellence, un moyen de souveraineté et d’affirmation identitaire.
4Malheureusement, la musique a connu sur la côte de l’Afrique occidentale le même sort que dans les parties de l’Afrique australe avec lesquelles, la civilisation européenne a eu des contacts des plus étroits, dès la moitié du xixe siècle (Soyinka, 1987). À titre d’illustration, à cette époque, deux musiciens du Natal, une province d’Afrique du Sud ayant formé un chœur de zulu, s’employaient à apprendre aux élèves des canons et des ballades d’Angleterre à la place des chants indigènes. Les instruments de musique, quant à eux, étaient systématiquement considérés comme des « instruments de diable » et tout élève qui s’adonnait à une quelconque pratique musicale était puni et expulsé. Conséquemment, les musiciens africains étaient contraints à l’imitation des rythmes et des chants venus de l’Occident auxquels ils ne comprenaient rien. L’imitation représentait un danger pour leur inspiration et leur esprit de créativité. Mais, au fil des années, la pratique musicale indigène, avec ses propres instruments traditionnels, fut progressivement tolérée et quelques musiciens africains s’illustrèrent même dans des festivals saisonniers des missions. À partir de ce métissage de sons et de rythmes, certains nouveaux styles musicaux naquirent, empruntant à la fois les sonorités africaines et occidentales ou latino-américaines. La musique jazz, par exemple, reste hantée par le fantasme de ses origines, évidemment prises dans l’histoire du peuple noir en Amérique, mais dont l’héritage africain est comme un palimpseste des partitions et des microsillons, qui témoignent de la prodigieuse inventivité de cette musique tout au long du xxe siècle (Ficquet, 2002). On note également que la transplantation au Congo, dans les années 1940, de la rumba afro-cubaine (ou plus exactement du son) a été l’un des événements les plus décisifs et aussi les plus mystérieux dans l’histoire des musiques urbaines africaines. Il a fallu une série de hasards enchaînés pour que cette greffe réussite et produise, en peu de temps, ce génial rejeton qu’est la rumba congolaise (Arnaud, 2006).
5De par sa capacité à mettre en œuvre un travail de rassemblement, c’est-à-dire d’identifiants culturels et de récepteurs, la musique sert de support d’identification, voire de totem identitaire. Les modes musicaux ne sont jamais distribués sans déranger les conventions politiques et sociales les plus fondamentales. La musique, comme phénomène artistique, est véritablement indispensable dans l’identité culturelle et l’éducation morale des citoyens, surtout quand elle est soutenue par le chant et la danse (Fraser, 2004).
Reggae et rastafarisme : Interaction et influences idéologiques
6En Jamaïque, autour des années 1960, face à une situation de forte émulation entre les petits producteurs de musique, le reggae est officiellement impulsé. Résultat de nombreuses rencontres et de métissages (évolution du ska et du rocksteady), le reggae a véritablement pour racines les rythmes et musiques blanches coloniales que les esclaves interprétaient, souvent contre leur gré (mazurka, polka, scottish, quadrille), mais aussi des musiques de type militaire, rythmées par les flûtes et les tambours (Elongui). Étaient aussi associées au reggae les formes culturelles et musicales du xixe siècle, en l’occurrence le Kumina, le Junkanoo ou le Revival Zion, des musiques traditionnelles des îles caribéennes. On retrouve également dans la musique reggae le burru, le tambour traditionnel africain sur lequel les chants étaient exécutés lors des événements locaux. La musique reggae reste aussi sous influence du rhythm and blues, du jazz et de la soul music, à cause de la forte pénétration et de la grande consommation de musique américaine en Jamaïque à cette époque (Martin, 1994).
7Le caractère hybride de cette musique s’est prolongé jusqu’aux temps modernes. La plupart des styles musicaux s’inspirent, intègrent ou reprennent le style reggae au niveau mondial, sous l’impulsion et la forte influence des rastas. En effet, les initiateurs du rastafarisme l’ont surtout théorisé comme un moyen de combat politique et de pression sociale. Ainsi, ce précepte s’est-il démarqué plus que les autres de la société coloniale et s’est progressivement transformé en référent moral et culturel pour un grand nombre de ses adeptes, qu’ils soient de la Jamaïque ou au-delà, en symbole identitaire pour de nombreux Noirs de par le monde (Bradley, 2005). La rencontre du rastafarisme, du reggae et de la politique a permis à beaucoup de Jamaïcains de se rendre compte que leur pays était terre de culture ; celle-ci pouvait leur permettre de s’émanciper à l’instar des autres peuples. À l’épreuve d’une structure sociale inégalitaire où une minorité de Blancs et de métis afro-européens détenait les pouvoirs économique, culturel et politique, le système doctrinal, qui émergeait avec les premiers groupes rasta répondait doublement à l’impasse dans laquelle ils survivent : spirituellement, on assiste à un renversement des valeurs qui offre aux rastas un cadre conceptuel dans lequel l’image du Noir peut être valorisée ; sur le plan social, le rasta dénonce comme artificiels l’idéal exprimé par la devise nationale et l’identité insulaire forgée par les Blancs.
8Le rastafarisme s’impose donc également comme un mouvement de contestation sociale et s’inscrit dans la continuité des luttes de libération qui, des esclaves marrons aux garveyistes, ont combattu l’oppression coloniale tout en constituant un noyau de résistance transhistorique à la déculturation. En fin de compte, si l’évolution récente de la Jamaïque n’autorise aucun optimisme béat, il n’en demeure pas moins que le rastafarisme a inscrit dans la société le droit à s’affirmer Noir et citoyen (Hensley, 1994).
Reggae et communication politique : enjeux et pratiques croisés
9Si le reggae peut aujourd’hui sembler constituer la voix naturelle du rastafarisme, sa genèse historique n’en est pas moins tout à fait distincte. La forme musicale ne s’est en effet développée que dans les années 1960. Le mouvement rastafari possédait déjà sa propre musique, inspirée des chants religieux nord-américains et influencée par les musiques traditionnelles de la Jamaïque. Le reggae ne représente pas davantage une émanation tardive du rastafarisme ; le lien qui s’est établi entre les deux phénomènes, s’il est compréhensible au vu des similitudes structurelles, n’est dû qu’à la conversion au culte de nombreux musiciens en vue. La musique est une structure communicationnelle mais pas un langage, au sens strict du terme qui fait allusion à un système conventionnel de signes, à des signifiants porteurs de concepts signifiés (Barthes, 1964). Le véhicule de la communication musicale est largement affectif ; la musique ne dénote pas, elle connote. C’est en ce sens qu’il est permis de poser qu’elle agit par l’intermédiaire de symboles. Mais le symbole est lui-même, en ce qui concerne la musique, fondamentalement polysémique. Le message musical demeure inexorablement équivoque. La musique représente et sert de révélateur social qui, de ce fait, véhicule un « message » de résistance et de vérités qui, paraît-il, sont souvent occultées (Guei, 2017). En ce sens, la musique reggae est une construction de systèmes symboliques sonores susceptibles de renvoyer à tous les domaines de l’expérience de la vie, ainsi que cela a été constaté au sein des sociétés jamaïcaines. L’impression qui se dégageait, au début des années 1980, était que le reggae avait définitivement perdu l’esprit radical de ses débuts. Loin s’en faut.
10En fait, la dynamique commerciale avait pris le dessus, en dépit de la mort de son « prophète » Bob Marley, à cause de sa dextérité musicale, qui a fait évoluer ce genre. Pourtant, parallèlement à cette évolution, de nouveaux espaces de résistance reprenaient à leur compte la puissance du reggae. De nombreux artistes africains ont repris à leur compte la musique reggae, se la sont appropriée pour en faire un objet de communication qui sert le plus souvent des causes politiques. Les exemples foisonnent, illustrant la vitalité des musiciens africains ayant épousé la philosophie ou l’idéologie rasta pour donner de la voix, pour contribuer à leur manière, à éradiquer les maux qui minent leurs sociétés. Le continent africain a produit de talentueux musiciens, à l’image du Sud-Africain Lucky Dube, des Ivoiriens Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly et Ras Goody Brown ou du Ghanéen Kodjo Antwi, qui ont décidé d’adopter la même posture que celle des artistes jamaïcains, précurseurs du reggae, pour dénoncer les tares quotidiennes auxquelles font face leurs sociétés respectives. Partout en Afrique, des artistes engagés s’appuient régulièrement sur leurs productions musicales reggae pour exprimer leur opinion sur l’actualité politique, nonobstant le fait que leurs voix restent le plus souvent inaudibles, et sans effets, dans ces rudes batailles, aux enjeux économiques et diplomatiques qui les dépassent.
11En définitive, on note que le reggae sert encore de vecteur symbolique à des revendications nouvelles et anciennes. Le rastafarisme, inséparable du reggae, n’ignore pas ces évolutions, au prix de l’aliénation inéluctable de son propre dogme religieux. La vigueur continue des processus d’innovation qui semblent soutenir la musique reggae et le rastafarisme interdit, en fin de compte, une lecture pessimiste de ces phénomènes. L’un clame que la résistance « rastafarienne » est morte car elle a perdu son « essence » originelle, alors que sa sécularisation est au contraire un signe de vitalité et de capacité adaptative. L’autre condamne le reggae à la stagnation musicale ; or, tout porte à croire que sa puissance communicative et sa polyvalence lui permettront d’être à son tour emprunté par de nouvelles formes musicales, commerciales aussi bien que revendicatives (Anglès, 1994).
12Ainsi, l’inscription en 2018, de la musique reggae sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité demeure la preuve vivante et irréfutable de sa contribution à la prise de conscience internationale sur les questions d’injustice, de résistance, d’amour et d’humanité, et sa dimension à la fois cérébrale, socio-politique, sensuelle et spirituelle. Tant que ces réalités seront toujours observées et vécues – de façon générale, et par les Africains en particulier –, le reggae, dans sa pratique, restera un puissant vecteur de consécration de la communication au plan politique et social.