CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« le capitalisme a porté ses pratiques de socialisation à l’échelle du monde (marché mondial des produits, internationalisation de la main-d’œuvre, transnationalisation du capital), au moment où le mouvement ouvrier achève tout juste la nationalisation des siennes. »
Michel Verret, La Culture ouvrière, 1988

1Comment un mouvement de jeunesse communiste parvient-il à attirer les masses alors que celles-ci sont de plus en plus séduites par de nouvelles formes d’autonomie culturelle ? Comment s’ouvrir à une culture marquée par l’industrialisation et l’influence américaine sans perdre son identité rouge et son efficacité militante ? C’est l’un des grands dilemmes de la Jeunesse communiste (JC) française au moment où, après la Seconde Guerre mondiale, s’épanouit une nouvelle culture jeune.

Gouvernementalité militante et culture de masse

2À partir du milieu des années 1950, le Parti communiste français (PCF) s’engage – lentement, et non sans contradictions et revirements – sur la voie d’un aggiornamento politique et idéologique [1], qui résonne dans l’ensemble du « conglomérat » communiste [2], et particulièrement au sein de la JC. En matière de pensée, d’art et de culture, cette libéralisation renoue avec l’ouverture qui avait marqué le front culturel de la seconde moitié des années 1930 (Ory, 2016) et se caractérise par l’abandon progressif, à partir de 1954, de l’orthodoxie jdanoviste [3], de l’art de parti (Verdès-Leroux, 1983) et par un ralliement définitif au principe de démocratisation culturelle [4]. L’évolution vaut pour toute une panoplie d’arts : les prescriptions à la fois éthiques et esthétiques concernant la littérature, le cinéma, la bande dessinée, la musique – et particulièrement les productions des industries culturelles américaines – suivent ainsi les soubresauts de la géopolitique mondiale comme de la conjoncture plus spécifiquement française (effets du rapport Khrouchtchev, du système politique de la Ve République, des évolutions sociales et culturelles).

3Le PCF et la JC tentent d’effectuer cette mue au moment même où se met en place une nouvelle conjoncture culturelle, notamment dans le monde de la musique et des pratiques amatrices jeunes. Alors qu’une part croissante de la jeune génération jouit de l’extension de la scolarité et des fruits de la croissance, les industries musicale et médiatique françaises se reconfigurent. Celles-ci développent une synergie inédite entre intermédiaires du disque, du spectacle et des médias (Guibert, 2006, chap. 2), tandis que le marché s’ouvre à la mondialisation sous influence américaine (acclimatation puis importation des modes et vedettes internationales à partir de la seconde moitié des années 1950, accords locaux de licence puis implantation directe des majors dans les années 1960). L’offre culturelle ainsi produite imprime sa marque et se fond dans les nouvelles pratiques et sociabilités adolescentes.

4Cette médiaculture jeune (Macé et Maigret, 2011) est rétive vis-à-vis de la politique de l’esthétique communiste. D’abord, elle célèbre un répertoire apolitique, une musique rythmée, amplifiée et d’origine anglo-américaine, contre la musique commune (chorales, hymnes rituels), le répertoire chansonnier national ancré dans l’histoire des luttes sociales, la valorisation de la voix, des textes et par la suite de la figure de l’auteur-interprète, ou encore le tropisme soviétique. Elle adopte des médiations (Hennion, 2007) nouvelles jusqu’alors relativement inconnues de l’instrumentarium communiste : transistors, presse magazine, clubs de fans, groupes musicaux, technologies rock. Enfin et surtout, elle promeut la spécificité et l’autonomie culturelles d’un âge de la vie (Morin, 2008, p. 158), attitude qui va à l’encontre de la primauté de la solidarité de classe (avec les aînés) et de l’ethos militant fondé sur la « remise de soi » au parti.

5Dès lors, comment faire dialoguer une culture de masse industrielle, individualiste, capitaliste et américanisée, et une culture des masses, artisanale, commune, socialiste et nationale ? Comment perpétuer l’objectif politique de recrutement et de mobilisation dans un environnement culturel en apparence dépolitisant ? Et comment articuler communication culturelle et mobilisation militante – ou, en termes léninistes, propagande, agitation et organisation ? Le dilemme n’est pas absolument inédit dans l’histoire du PCF. Sa stratégie culturelle n’avait jamais reposé sur la seule valorisation de l’autonomie culturelle ouvrière : ses cadres locaux avaient mis en œuvre un dialogue avec les cultures traditionnelles dans les bastions rouges dès les années 1920 (Hastings, 1991, chap. 10), programmé des variétés dans les fêtes (Foucault, 1986, p. 184-186) et promu un music-hall engagé dans les années 1930 (Ory, 2016, p. 333-335). De ce point de vue, le revirement de la seconde moitié des années 1950 n’est qu’une extension à la jeunesse et à une culture mondialisée d’une stratégie culturelle déjà éprouvée.

6Mais l’on ne peut analyser le rôle de la culture dans la propagande en termes uniquement instrumentaux : il s’agit certes d’hameçonner les jeunes, mais aussi de les convertir. Et pour cela, les militants eux-mêmes doivent accepter la nouvelle ligne et s’en imprégner. Celle-ci est en effet également un prétexte à la mise en œuvre d’une nouvelle gouvernementalité militante (Foucault, 2009, p. 169-170), en phase avec la nouvelle politique du PCF. Dans les circonstances géopolitiques de l’après-Staline et le cadre politique établi par la Ve République, le conglomérat communiste est contraint d’opter définitivement pour une conquête du pouvoir par les urnes, les alliances, et ainsi d’élargir son électorat au-delà du noyau ouvrier traditionnel. Parmi d’autres pratiques culturelles (vacances, cinéma, sport), les musiques populaires sont donc à la fois outil de propagande et médiation d’un nouveau régime militant.

7La stratégie des JC s’incarne dans cette ouverture relative à la culture de masse, la volonté d’en cadrer l’expérience et de l’orienter dans le bon sens – ce que j’appelle le « gouvernement des sens [5] ». D’abord, sa politique culturelle, son offre musicale destinée aux jeunes (éditions du Chant du monde, programmation des fêtes – de L’Humanité, de L’Avant-garde, fêtes départementales, municipales et galas –, crochet des « Relais de la chanson française » – voir Sklower, 2019), brassent plus large, et permettent de tendre un nouveau visage à la jeunesse. Dans une stratégie de « mimétisme agonistique » (appropriation et dénonciation simultanées des ficelles du rival hégémonique), les médias communistes commencent à la fin des années 1950 à tolérer crooners (Bécaud, Aznavour, etc.) et chanteurs « à accent » (Mariano, Dalida, etc.), puis intègrent avec le magazine Nous les garçons et les filles (NGF[6]) les acclimatations yéyé du rock’n’roll, et seulement plus tard – essentiellement après Mai 68 – les stars anglo-américaines du rock. Ce phénomène passe donc par un nouveau discours sur les musiques populaires, empruntant aux valeurs et au parler jeunes. Celui-ci dessine un autre régime d’écoute et de pratique, un autre musiquer (Small, 2019), où il ne s’agit plus tant d’évaluer les contenus, les valeurs promues par ce répertoire que celles adoubées par les adolescents et cristallisées dans le culte des vedettes françaises, tout en les opposant aux machinations des intermédiaires de l’industrie musicale. On requalifie ainsi le chanteur yéyé en travailleur exploité (Matonti, 2006), qui devient ainsi le support à une conscientisation politique. Les formes mêmes du militantisme doivent s’adapter à l’esprit du temps : la vie des cercles, foyers et nouveaux « clubs » jeunes communistes et les activités proposées, l’hexis, les présentations de soi dans l’agitation de terrain doivent adopter les contours et s’infuser des pratiques jeunes. Et cela, tout en rappelant leurs destinataires à la dure réalité du monde capitaliste, et en les convainquant que seul le mouvement communiste y oppose un projet de société alternatif, longtemps adossé à l’hétérotopie soviétique.

Les contradictions de l’aggiornamento culturel

8Loin de défendre une culture orthodoxe autonome, la direction nationale des JC [7] part donc des expériences et des pratiques musicales des jeunes pour les traduire dans les termes de son idéologie et les coucher sur le lit de Procuste de son dispositif culturel, outil parmi d’autres de la socialisation militante. Mais son éclectisme pragmatique demeure fondamentalement muselé par l’impératif de politisation, une tension qui suscite contradictions et palinodies : si les jeunes veulent s’épanouir, la société capitaliste les en empêche, s’ils aiment se divertir, ils n’en demeurent pas moins hantés par des « soucis » liés à leur situation socioéconomique et à l’absence de réponse apportée par le gouvernement gaulliste. Leurs divertissements présents sont voués à la ruine s’ils ne rejoignent pas l’effort pour réaliser le socialisme. Continuant, malgré tous ces efforts, à percevoir la culture adolescente à travers des schèmes interprétatifs à contre-courant des phénomènes à l’œuvre, non seulement il manque sa cible, mais il s’aliène de surcroît une base militante souvent plus orthopraxe que la direction. Le courrier des lecteurs de NGF regorge de lettres de jeunes militants désorientés, rechignant à diffuser un magazine idolâtre et hérétique, la « diff’ » s’effondre très vite et de nombreux documents des archives communistes soulignent ces réticences et incompréhensions à la base.

9L’échec de sa gouvernementalité dans les années 19501960 est donc double. Dans ces circonstances, une nouvelle direction prend les rênes du MJCF dans la seconde moitié des années 1960. Elle renoue avec la mobilisation politique (guerre du Vietnam, puis campagne pour le Programme commun) et abandonne cette stratégie plus « démagogique », notamment après le rendez-vous manqué de Mai 68. Le mensuel jeune communiste cesse à la fin de la décennie d’emprunter leurs recettes aux médias adolescents et redevient en 1969 L’Avant-garde. Dans l’après-68, on abandonne les Relais de la chanson et l’on invite de grands groupes internationaux de rock à se produire lors des fêtes politiques. En cela, l’aggiornamento culturel au sein de la JC fut aussi reconnaissance relative de l’hégémonie musicale anglo-américaine – une libéralisation culturelle qui faisait système avec l’informalisation culturelle [8] du militantisme jeune communiste dans les « années 68 ».

Notes

  • [1]
    Sur cette notion, voir Matonti, 2005, p. 27-32.
  • [2]
    Les conglomérats politiques sont, pour Jacques Ion, des « réseaux particuliers associant, autour d’un groupement central, d’autres groupements satellites fonctionnellement spécialisés » (Ion, 1997, p. 37).
  • [3]
    Avec la fin du conflit mondial et le début de la guerre froide, le pouvoir soviétique relance en 1946 une offensive contre les « tendances décadentes », « l’individualisme petit-bourgeois », le « formalisme anti-populaire et anti-national », puis le « cosmopolitisme », etc. C’est Andreï Jdanov, alors secrétaire du comité central et membre du bureau politique du PC d’Union soviétique, qui mène la charge idéologique, dans plusieurs domaines artistiques (littérature, cinéma, musique, etc.) et idéologiques (science, philosophie, etc.). Le jdanovisme retentit à l’échelle internationale, grâce aux conglomérats communistes nationaux. Voir Werth, 1998, p. 356-359.
  • [4]
    Le phénomène ne fut achevé (et encore, partiellement) qu’en mars 1966 avec le Comité central d’Argenteuil.
  • [5]
    La définition de ce concept est au cœur de mon travail de thèse. Il s’agit de la volonté de « conduire les conduites » simultanément esthétiques et politiques tant des cibles de la propagande que des militants, à l’aide des nombreuses médiations formant le dispositif organisationnel et culturel communiste. Pour une première approche (sur le jazz, hors contexte spécifiquement communiste), voir Sklower, 2020.
  • [6]
    Ce magazine remplace en mai 1963 les organes nationaux antérieurs du Mouvement de la jeunesse communiste de France : L’Avant-garde, Filles de France, L’Avant-garde rurale et Avenir.
  • [7]
    En 1956, les différentes unions jeunes communistes (Union de la jeunesse républicaine de France – qui devient Union de la jeunesse communiste de France –, Union des jeunes filles de France, Union de la jeunesse agricole de France et Union des étudiants communistes de France) sont regroupées au sein du MJCF, dont elles forment les branches.
  • [8]
    Sur le concept d’informalisation, voir par exemple Wouters, 2003.
Français

À partir du milieu des années 1950, la Jeunesse communiste (JC) française prend progressivement acte du nouveau visage de la culture jeune. Alors que celle-ci adopte de nouvelles modes musicales aux résonances mondiales, et que les industries culturelles et médiatiques se reconfigurent pour satisfaire et alimenter cette demande inédite, la JC abandonne le projet d’une « contre »-culture rouge et autonome vis-à-vis de la culture marchande dominante. Elle cherche alors à s’implanter au sein de la jeunesse en mimant les recettes de ses adversaires capitalistes et en s’appropriant les médiations de ses cibles. Cela implique dès lors non seulement de libéraliser le répertoire culturel du mouvement, mais aussi de remodeler l’organisation et d’informaliser les pratiques propagandistes des militants.

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  • médiations
  • informalisation

Références bibliographiques

  • Foucault, M., Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1984), Paris, Gallimard/Seuil, 2009.
  • En ligneGuibert, G., La Production de la culture. Le cas des musiques amplifiées en France. Genèse, structurations, industries, alternatives, Guichen/Paris, Mélanie Seteun/Irma, 2006.
  • Hastings, M., Halluin la Rouge 1919-1939, Lille, Presses universitaires de Lille, 1991.
  • En ligneHennion, A, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 2007.
  • Ion, J., La Fin des militants ?, Paris, éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 1997.
  • Macé, E. et Maigret, E. (dir.), Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin/INA, 2011.
  • En ligneMatonti, F., Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La Découverte, 2005.
  • Matonti, F., « Nous les Garçons et les Filles. Un cas limite de réception présumée politique », in Charpentier, I. (dir.), Comment sont reçues les œuvres. Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Grâne, Créaphis, 2006, p. 155-163.
  • Morin, E., L’Esprit du temps, Paris, Armand Colin/INA, coll. « Médiacultures », 2008.
  • Ory, P., La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, Paris, CNRS éditions, 2016.
  • Sklower, J., « Le dispositif musical du Mouvement de la jeunesse communiste de France (1956-1968) : prescription et gouvernementalité militante », Territoires contemporains, no 11, 2019. En ligne sur : <tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/prescription-culturelle-question/Jedediah-Sklower.html>, page consultée le 09/03/2020.
  • Sklower, J., « Jazz(audi)ologies : régimes d’écoute et pratiques du free jazz en France », in Picard, T. (dir.), La Critique de jazz, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020 [à paraître].
  • Small, C., Musiquer. Le sens de l’expérience musicale, trad. Jedediah Sklower, Paris, éditions de la Philharmonie de Paris, 2019.
  • Verdès-Leroux, J., Au Service du Parti. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Paris, Fayard/Minuit, 1983.
  • Verret, M., La Culture ouvrière, Saint-Sébastien, ACL, 1988.
  • Werth, N., Histoire de l’Union soviétique. De l’Empire russe à la Communauté des États indépendants 1900-1991, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Thémis », 1998.
  • En ligneWouters, C., « La civilisation des mœurs et des émotions : de la formalisation à l’informalisation », in Bonny, Y., Neveu, E. et de Queiroz, J.-M. (dir.), Norbert Elias et la théorie de la civilisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 147-168.
Jedediah Sklower
Jedediah Sklower termine une thèse (IRMECCEN Paris 3 & CHS Paris 1) consacrée aux usages des musiques populaires par les Jeunesses communistes en France. Il est membre du comité de rédaction de Volume ! La revue des musiques populaires, dont il a coordonné un numéro dédié à l’écoute (2013). Il a publié Free jazz, la catastrophe féconde (L’Harmattan, 2008), dirigé Countercultures and Popular Music avec Sheila Whiteley (Ashgate, 2014) et Politiques des musiques populaires au xxie siècle avec Elsa Grassy (Mélanie Seteun, 2016). Il a par ailleurs traduit Musiquer. Le sens de l’expérience musicale de Christopher Small (Cité de la Musique/Philharmonie de Paris, 2019).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0147
Pour citer cet article
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