1L’œuvre de ce poète, compositeur polonais, barde de Solidarnosc, peut incarner ce que la poésie chantée est capable de dire dans un contexte d’expression contrainte. Enregistrées de manière clandestine, transmises entre personnes de confiance à l’époque de la guerre froide, ces chansons livraient une leçon d’histoire non tronquée par l’idéologie officielle. En écoutant aujourd’hui les albums de Kaczmarski, on peut suivre les différentes étapes de la résistance à la soviétisation par la poésie et la musique, résistance appelée en Pologne opposition démocratique. « Opposition démocratique » et non pas « dissidence », pour réclamer le droit de s’opposer au système de pouvoir en place sans être considéré comme traître, ennemi ou hérétique mais justement comme un opposant.
2Ces poésies présentent une logique interne qui permet de suivre l’évolution de la pensée de l’auteur face à la situation complexe de son pays et de l’Europe. L’artiste groupait ses œuvres sous forme de cycles, guidés par une idée conductrice qui suggérait un sens à donner à chacune des parties. En proposant un cycle, l’artiste suggérait une réflexion sur un aspect particulier de ce « hic et nunc » partagé, ce qui demandait à son public un effort de déchiffrage et de concentration. Désormais réunis dans un volume avec soin et non sans difficultés éditoriales (Kaczmarski, 2017), ses protest songs constituent une œuvre qui a accompagné toute une génération qui s’y est reconnue, aussi bien dans les textes que dans une manière particulière d’exprimer sa révolte à travers la musique. Kaczmarski est devenu à un moment de l’histoire polonaise un porte-parole de ceux qui étaient comme lui en désaccord avec le régime – et ce désaccord était existentiel. Dans un texte désormais classique, Zbigniew Herbert, à qui Kaczmarski a dédié certaines de ses chansons, dira à propos du rôle de la poésie en tant que refus, qu’il s’agissait là d’une attitude à l’égard du beau :
4C’est sans doute cette « puissance de goût » qui a rendu Kaczmarski célèbre en Pologne à partir des années 1970-1980, c’est-à-dire au moment de la naissance d’une vraie opposition organisée. Il est considéré tout d’abord comme auteur et interprète de chansons politiques antitotalitaires de l’époque de la guerre froide. L’artiste s’inscrit dans toute une lignée et voue une admiration pour le poète chantant russe Vladimir Vyssotski, qui comptait beaucoup dans le choix de sa propre voie artistique. « Après la rencontre avec Vyssotski en 1974, j’ai compris que la chanson ne consiste pas seulement à écrire un texte et de composer une musique. Elle peut être aussi une manière d’exprimer ce qui est le plus profond et le plus fondamental. […] Je pense que tout ce que j’ai écrit entre 1974-1978 était influencé par l’art de Vyssotski, aussi bien par sa poétique que par sa manière de chanter [1] », avouera Kaczmarski.
5Lorsque l’artiste russe disparaît, Kaczmarski – qui se dit « russophile anticommuniste » – compose l’Épitaphe pour V. Vyssotski [2] en guise d’hommage rendu à son maître où l’enfer évoque la thématique des goulags, fait écho au Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne et à l’esthétique de Boulgakov. On sent une affinité élective avec la culture russe dans laquelle le poète polonais puise largement. C’est une œuvre avec laquelle il s’identifie le plus.
6Kaczmarski a toutefois trouvé son propre style depuis sa première apparition en scène en 1977 au festival Étudiants de la chanson, où il a obtenu le premier prix pour « Oblawa », « La chasse aux loups ». Les jeunes loups ont applaudi et c’est ainsi que Kaczmarski a incarné la voix des rebelles de sa génération. C’est avec Mury, « Les murs », reprise d’une chanson catalane « L’Estaca » qui est devenue un deuxième chant national polonais informel, que sa place de barde a été confirmée.
7Toute une série de textes ont suivi, qui dénonçaient les mensonges, les lâchetés et les compromissions dans l’histoire européenne, comme « Yalta [3] », qui dénonce l’abandon par les Occidentaux de l’Europe centrale et orientale à Staline, ou « Rejtan ou le rapport de l’ambassadeur », qui prend appui sur l’histoire des partages de la Pologne au xviiie siècle et l’héroïque protestation contre la signature de l’acte du député Rejtan, ou encore « Ballada o spalonej synagodze » (« La ballade sur une synagogue brûlée ») qui évoque la disparition des Juifs, pas seulement des mains nazies.
8Après l’introduction de l’état de siège en 1981, Jacek Kaczmarski choisit l’exil. Il passe cette période sombre de l’échec du carnaval de Solidarnosc à l’étranger, partiellement en France, tout en continuant à composer et à s’exprimer notamment sur les ondes de la Radio Free Europe où il avait son émission [4] ou à la RFI.
9Ces commentaires poétiques de cette époque charnière de l’histoire de l’Europe centrale constituent un cycle particulièrement intéressant, appelé par le rédacteur du volume consacré à Kaczmarski « Cinq sonnets sur l’agonie du communisme ». D’abord sur l’agonie de communisme, impossible :
11Ensuite sur les mensonges historiques, les fameuses pages blanches de l’histoire que certains textes tenaient à remplir. « Swiadkowie », « Les témoins » – cette balade s’inspire d’un programme télévisé des années 1970 où les témoins racontaient la guerre. Mais ces témoignages étaient orientés et ne montraient pas toute la vérité, notamment sur le rôle de l’Armée Rouge à l’Est de l’Europe, qui n’était pas seulement une armée de libération antinazie. L’histoire se passe en 1945 dans un camp où on emprisonnait les résistants polonais considérés par les Soviétiques comme « bandits ». Kaczmarski a mis en poème l’histoire de son oncle Ignace qui a scrupuleusement évité de dévoiler la vérité à la télévision. Les gens de sa génération ont choisi la vérité chantée par Kaczmarski.
12On peut considérer une certaine catégorie de ses œuvres comme des « chansons de l’inquiétude morale », pour reprendre le terme utilisé surtout pour la cinématographie polonaise des années 1960-1980. (Incarnée par les cinéastes tels que Wajda, Kieslowski, Zanussi, Holland). Interrogé sur ses inspirations, Kaczmarski a avoué être influencé par Camus et les existentialistes, et se dit convaincu de l’absurde de l’existence et décidé à garder l’espérance. Sa poésie l’aide dans cette tâche difficile.
15Une fois le mur tombé (et tout le monde songeait à sa chanson « Les murs »), Kaczmarski revient en Pologne en 1990 où il peut enfin enregistrer librement, mais ses chansons changent de ton : de protest songs à caractère politique, elles deviennent davantage des méditations sur la difficulté d’assumer la liberté, les ambiguïtés de l’indépendance retrouvée face au retour de vieux démons collectifs – les règlements de comptes, les déceptions, le cynisme, les lâchetés, les renoncements aux idéaux de jeunesse de la grande période du combat contre le totalitarisme, la difficulté de se comprendre.
16En effet, l’intérêt de Kaczmarski pour ce qui s’est passé après l’agonie du communisme – le retour de la démocratie, la liberté retrouvée, la transformation, occupe désormais son œuvre. Il témoigne d’un certain désenchantement démocratique, montre la face brutale de la transition économique : le relativisme radical dans le jugement moral, la chute de la culture sont les thèmes majeurs de son œuvre.
« Le printemps des peuples à l’automne » (Jesienna wiosna ludow)
« Notre promotion » (Nasza Klasa)
17L’histoire de camarades de classe qui, à la suite de l’introduction de la loi martiale, se sont dispersés en Europe en cherchant refuge. Ce poète a été écrit en 1983 et terminé en 1987. Les camarades de classe habitent comme Adam en Israël, Wojtek travaille dans un club porno « et se fait bien payer pour ce qu’il aime », Kaska et Piotrek sont au Canada, Pawel s’est habitué à Paris. Mais il y a aussi Filip qui travaille à Moscou, il a été reçu par le Premier ministre. Ceux qui sont restés « Goska et Przemek ont du mal à nouer les deux bouts, en mai ils auront un troisième gamin, ils se plaignent auprès des administrations car eux aussi aimeraient partir à l’Ouest ». Maciek a perdu la vie lors de la perquisition de son appartement, « Marek est en taule car il a refusé de tirer sur Michal, est devenu chirurgien mais son frère s’est pendu, et moi j’écris leur histoire ».
« Ballade d’un mendiant » (Ballada zebracza) ou la brutalité de la transition
« Balade en noir et blanc » (Ballada czarno biala) ou le relativisme radical
Quand (Kiedy)
La chute de l’empire (Upadek imperium) ou un triomphe triste
18Kaczmarski, auteur de chansons politiques, aimait avant tout la littérature, la musique et la peinture. Beaucoup de ses textes s’inspirent explicitement des tableaux appartenant au patrimoine universel (tels que Vermeer, Bruegel, Bosch) ou à la peinture polonaise que ses compatriotes reconnaissent immédiatement (Matejko, Malczewski). C’est sans doute dans le rapprochement entre la peinture et la poésie chantée de Kaczmarski que s’exprime le mieux « sa leçon d’histoire », avec un contenu parfois national mais plus souvent dépassant le contexte polonais pour soulever des questionnements universels. On y observe une correspondance entre la musique, la parole et le regard surgie dans une période charnière de l’histoire européenne mais ayant des traits universels.
19Sa disparition prématurée en 2004 due à un cancer du larynx a ému toute la Pologne. La totalité de ses albums, au nombre de 22, a été rééditée dans un coffret intégral appelé Syn marnotrawny (« Le fils prodigue ») et son œuvre continue de vivre.
Notes
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[1]
Cité par Fundacja im. Jacka Kaczmarskiego : <fundacjakaczmarski.org>.
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[2]
Epitafium dla Wlodzimierza Wysockiego.
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[3]
Version en anglais : <lyricstranslate.com/fr/ja%C5%82ta-yalta.html>
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[4]
L’émission qu’il animait s’appelait « A Quarter with Jacek Kaczmarski » et les enregistrements de ces émissions en polonais et en version anglaise sont conservés dans les archives RWE.
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[5]
Jacek Kaczmarski, 2017, p. 388.