1L’histoire de l’underground pourrait commencer avec Socrate acceptant son sort en buvant la ciguë après son procès, ou encore Diogène dénonçant les limites de la démocratie athénienne. Cette histoire pourrait aussi commencer avec les jazzmen de la première génération et leurs héritiers boppers et autres révoltés du free-jazz hurlants « mort à la mesure ! ». Cette histoire pourrait continuer avec Jimi Hendrix affranchissant la guitare ou Bob Marley dénonçant Babylone et se liant d’amitié avec le Rastafari [1]. Nous pourrions raconter son déclin avec le hard rock et les Rolling Stones provoquant les gardiens du temple des idées bien-pensantes et du bon goût musical avec « Sympathy for the Devil » et lron Maiden hurler « 6-6-6 the Number of the beast ». Cette histoire pourrait finir dans un clip diffusé sur MTV, dépouillant la culture hip-hop de toute hostilité contre le « système ». Mais l’Histoire est complexe, la subversion souvent récupérée. Entre les vrais résistants et les faux rebelles, le tri sera toujours de rigueur. Jean-François Bizot (2001, p. 3) n’écrivait-il pas « à chaque époque son Underground, à chaque génération ses héros résistants aux dogmes, ses explorateurs de nouveaux horizons toujours menacés ou finissant sur le bûcher » ? C’est cette subversion créative que les auteurs de l’underground ont communément relevée. Si nous voulons l’explorer, il nous faudra disposer d’une réflexion sur les modes de résistance.
2Pourtant, les études portant sur les modes de résistance restent rares en dehors des démarches menant à leur historisation : « Nous nous sommes trop occupés jusqu’ici du totalitarisme et pas assez du pôle opposé, de cette société civile ou de ces cultures nationales qu’il détruit mais qui renaissent, qu’il transforme mais qui lui résistent » (Hassner, 1984, p. 32). Combler ce vide revient à penser la question à l’envers ou, mieux, à prendre les systèmes liberticides à revers. Une telle approche consisterait alors à examiner, non seulement les éléments constitutifs de ces systèmes, mais également les processus et les forces de résistance et d’opposition qui mènent à leur effondrement. Si nous entamons une réflexion sur le terme « résistance », il nous renvoie immédiatement à des attitudes et des actes par lesquels une volonté de refus s’exprime collectivement. Selon Jacques Semelin, dans le cas d’actions purement individuelles, les notions de « dissidence » et de « désobéissance » sont plus adéquates (cf. Semelin, 1994). Si la résistance naît d’une rupture, il faut ajouter qu’elle ne devient telle que lorsqu’elle parvient à s’exprimer collectivement – en admettant, toutefois, que la multiplication d’actes individuels d’opposition, lorsqu’ils prennent une dimension collective, acquiert la signification sociale d’un mode particulier de résistance, et ce, même si elle reste éclatée dans sa forme. Dans un premier temps, la résistance se manifeste dans le dépassement du silence approbateur en lui opposant la force de dire « non », sans forcément avoir une idée très claire de ce à quoi on aspire. Elle peut s’exprimer à travers la confrontation de ce à quoi on s’oppose et sera alors désignée comme « résistance oppositionnelle ». Se fondant sur le refus, ce type de résistance œuvre en s’opposant et/ou en entravant les mécanismes du pouvoir établi. La résistance peut aussi s’exprimer à travers des procédés de non-coopération en proposant éventuellement une alternative par l’affirmation d’une volonté, d’une légitimité et d’identificateurs différents de ceux du détenteur du pouvoir. Ce type de résistance nous intéresse particulièrement car il peut trouver essence dans des pratiques culturelles.
3Une certaine tradition politique anglo-saxonne classerait le pouvoir de la musique dans la catégorie des « pouvoirs mous » (soft powers). Quant à l’underground, sa pratique comme pouvoir créateur de résistance – ayant recours à des leviers essentiellement culturels – le classerait parmi les procédés de résistance dits « civils » qui corrigeraient la connotation militaire ou armée de ce type de résistance et renverraient à la notion de citoyenneté. Il s’agit dans ce cas de relever et de décrire des actions menées par des citoyens qui cherchent à conquérir ou à préserver des droits civiques, politiques, sociaux ou élémentaires. Bien qu’elle soit précise, cette définition de la résistance nous semble trop incomplète et gagnerait à être actualisée. D’abord, affirmer que la résistance civile est « non armée » revient à la définir négativement et ne précise pas la nature de ses moyens. Nous savons qu’avec l’avènement des sociétés de contrôle, la violence s’est vue progressivement abandonner le physique pour procéder au symbolique. Suivant ce constat, elle userait d’armes symboliques, d’outils au service des formes de pouvoir qui s’exercent dans un contexte démocratique ou dictatorial. Aussi, affirmer qu’il existe une résistance sans armes revient à affirmer qu’il existe un pouvoir sans violence.
L’émergence de l’underground
4La révolution tunisienne a subitement placé de jeunes artistes au-devant de la scène médiatique nationale et internationale. Certains d’entre eux sont passés du statut d’artiste confidentiel à celui de « voix de la révolution du jasmin [2] », un terme largement promu par les médias de masse étrangers. Défilant pendant quelques semaines sur les plateaux radios et télé, il n’était pas toujours facile pour le public de saisir les enjeux, les acteurs et les stratégies de la musique de la révolution tunisienne. Nous avons assisté à un improbable melting-pot d’artistes contestataires, d’artistes marginaux et même quelques anciens thuriféraires du régime qui chantaient encore pour glorifier la dictature encore quelques semaines avant le soulèvement populaire. Le tout fut amalgamé sous l’étiquette « musique révolutionnaire tunisienne » par des commentateurs totalement étrangers à l’underground, aux causes et aux conditions de son émergence avant le 14 janvier 2011 (jour de la chute du régime Ben Ali).
5Dans les faits, bon nombre d’artistes avant le soulèvement populaire n’étaient pas politiquement engagés. Certains artistes étaient devenus des habitués des programmations officielles du ministère de la Culture et des évènements dédiés à la gloire du régime comme l’anniversaire du coup d’État médical de 1987 portant Ben Ali à la tête du pays. Une poignée s’était clairement engagée dans la dissidence comme le chanteur satirique Bendirman (Bayrem Kilani, de son vrai nom) et le rappeur Férid Extranjero. Les artistes contestataires ont toujours existé d’une manière plus ou moins confidentielle, mais les concerts étaient rares et soumis à l’autorisation du ministère de la Culture et les disques étaient impossibles à distribuer pour cause de censure. Leur pratique artistique fut – faute de mieux – confinée dans la clandestinité de l’underground terrestre et cybernétique. Cependant, depuis 2007, c’est à travers Internet que s’est opéré un vrai virage dans la production et la diffusion de l’underground. Lorsque nous regardons de plus près les causes de cet essor, nous constatons plusieurs facteurs, dont la politique de digitalisation de la Tunisie et son « internetisation » promue par le dictateur Ben Ali. En 2007, plus de 12,5 % de l’ensemble de la population tunisienne disposait d’une connexion Internet, mais ils étaient quatre millions de citoyens, c’est-à-dire presque 40 % de l’ensemble de la population [3] en 2011. Malgré la volonté du régime de contrôler tout l’Internet tunisien à travers une variété d’institutions et de technologies, une partie impossible à conquérir de ce cyberespace a échappé au contrôle (cf. Bouzouita et Mekki, 2011). Ce cyber-underground peut nous aider à comprendre le développement des idées et des attitudes contestataires à travers Internet.
La force des cyber-liens faibles
6Dans ce nouveau cyberespace public, des artistes contestataires comme Bendirman ont rapidement gagné une notoriété importante. À titre d’exemple, après deux années d’existence, les deux fanpages de Bendirman cumulaient plus de 400 000 inscrits en 2011, autant qu’un artiste mainstream français comme Patrick Bruel et autant que la chancelière allemande Angela Merkel. Avant le soulèvement populaire de 2011, le gouvernement tunisien tenta de prévenir cette popularité croissante en censurant les fanpages Facebook et Myspace d’artistes contestataires comme le crew rap Armada Bizerta ou Bendirman et en les intimidant. Bendirman se rappelle :
Durant le printemps 2010, j’étais en train de me balader à l’avenue de Paris [centre-ville de Tunis], lorsqu’une voiture de police banalisée déboula à toute vitesse et s’arrêta brusquement devant moi. Les flics m’attrapèrent et me jetèrent sur la banquette arrière. Ils m’emmenèrent au poste de police du septième [dans les locaux du ministère de l’Intérieur], puis m’assirent sur une chaise sans rien me demander. Après quelques minutes, ils me ramenèrent à l’avenue de Paris. Ils ont recommencé la même opération cinq fois ce jour-là [4] !
8En réalité, les intimidations pratiquées par la police politique sur les acteurs de l’underground qui émergeaient grâce au Web social remontent au moins à l’année 2008. Malex, rappeur du crew Armada Bizerta, se rappelle :
Nous venions juste de mettre en ligne notre premier titre [enregistré deux ans plus tôt] qui s’appelait « Révolution », les flics sont venus nous voir un par un. Ils ont menacé Campos [un autre membre du crew] de lui fermer sa friperie [5].
10À la fin des années 2000, le régime percevait les acteurs de l’underground comme des opposants politiques ou des activistes des droits de l’homme et leur réservait le même traitement : surveillance rapprochée, écoutes téléphoniques, intimidations et interdictions des espaces publics pour leurs activités. Bendirman, de son nom Bayrem Kilani, « jouissait » du même traitement que son père, Mohamed Kilani, l’une des figures emblématiques de l’opposition politique tunisienne et cofondateur du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), organisation clandestine interdite sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali.
11Pourquoi le régime craignait-il autant les artistes qui émergeaient à travers le Web social ? Peut-être que son intelligentsia avait pris la mesure du potentiel de socialisation politique de ce Web social grâce à la force des liens sociaux faibles. À ce sujet, Mark Granovetter (1973) définit « la force des relations comme une combinaison linéaire de temps, d’intensité émotionnelle, d’intimité et de services réciproques caractérisant ce lien ». Après avoir démontré que les liens forts sont juste un « pont » qui ne permet pas à des individus ou des groupes sociaux disjoints de s’interconnecter, Granovetter déduit que l’information qui circule grâce aux liens forts reste confinée dans un groupe de petite taille. Au contraire, ce sont les liens faibles qui permettent à l’information de circuler de groupe en groupe dans de plus larges réseaux sociaux.
La démocratisation des moyens de production
12En ce qui concerne la production de ce contenu, il sera intéressant de nous intéresser aux nouveaux moyens de production et au développement de la Do It Yourself Culture promue initialement par la culture punk. Quantitativement, la production rap par exemple, limitée à une poignée de puristes et quelques centaines de titres au total à la fin des années 1990, a atteint un rythme de production impressionnant durant la seconde moitié de la décennie 2000. À partir de 2008, de nouveaux titres rap étaient quotidiennement diffusés à travers les fanpages des artistes du style et des pages spécialisées qui comptaient, à l’époque, plusieurs centaines de milliers d’abonnés. Ceci est en grande partie dû à la démocratisation des moyens de production comme les enregistreurs bon marché, les home studios et les logiciels d’édition de musique gratuits. À ce propos, Ahmed Galaï, le beatmaker du groupe Rap Armada Bizerta, se souvient encore : « Nous avons enregistré nos premiers titres en 2006 grâce à un micro casque et au logiciel gratuit Fruity Loops dans la cuisine de mes parents. Il faut dire qu’à l’époque, nous n’avions pas les moyens de payer des sessions d’enregistrement dans un studio professionnel [6]. » Riadh Matar, musicien et propriétaire de l’une des plus importantes enseignes de vente d’équipements pour home studio, confirme l’importance du facteur technologique :
Depuis les années 2007-2008, la demande en cartes son, claviers maîtres et petits équipements a considérablement augmenté. Je ne peux pas avancer de chiffres précis, mais les ventes ont, au moins, été multipliées par dix. Des artistes de plus en plus jeunes venaient s’équiper chez nous. La demande a augmenté pour les équipements de home studio, le coût de la technologie ayant diminué. Le rock et le rap sont les genres les plus demandeurs. Mais progressivement, les musiciens de rap sont devenus les plus grands consommateurs d’équipements de home studio [7].
La détérioration du climat politique
14La démocratisation des moyens de production explique, en partie, l’essor de la production. Internet, en média alternatif, explique la diffusion de l’underground, mais tout cela n’explique pas encore le fondement subversif et contestataire de cette musique. Un facteur exogène était essentiel : le climat politique et social tunisien qui se dégradait progressivement jusqu’au soulèvement du bassin minier en 2008. Ce soulèvement réprimé dans le sang par le régime de Ben Ali inspira la même année des titres comme « Redeyef » de Bendirman :
16De son côté, Badiaa Bouhrizi, sous le pseudonyme Neysattou, compose et diffuse à travers sa page MySpace et son compte Facebook « Labess », littéralement « tout va bien », pour dénoncer la barbarie de la répression et plus largement une dictature devenue insupportable :
De la subversion
18Sans avoir l’intention d’être exhaustif, dans la même veine subversive que Bendirman et Neysattou, les artistes contestataires les plus actifs et remarquables furent les rappeurs de la diaspora comme Ferid El Extranjero qui, depuis l’Espagne, envoyait la salve « Abed fi Tarkina » dénonçant le régime politique la brutalité policière.
20Partagé anonymement sur la plateforme vidéo YouTube, le titre remporte un franc succès avec plus de 400 000 vues en quelques semaines au point d’alerter les autorités tunisiennes. Se sentant bousculées par le mystérieux rappeur, elles décident d’organiser une rafle générale visant tous les rappeurs tunisiens. Une vingtaine de rappeurs dont Balti, Dj Costa et Nizart sont alors interpellés. La police, qui cherche à mettre la main sur le rappeur « coupable », fit chanter le titre en question à tous les rappeurs écroués dans un exercice tragicomique de reconnaissance vocale. Cet épisode marqua certains rappeurs comme Balti qui mit en musique cet épisode dans « Matloumounich » (Ne m’en veuillez pas), s’excusant d’avoir choisi de faire profil bas dans son rap à partir de cet épisode et jusqu’à la révolution tunisienne.
22D’autres rappeurs et artistes underground se sont radicalisés avec le durcissement du régime. Ils ont joué le rôle de miroirs et de relais des revendications sociales tout en dénonçant l’oppression du régime. Certains artistes se sont également rapprochés de l’opposition politique, et en particulier du parti d’extrême gauche Ettajdid (ancien Parti communiste tunisien). En effet, Bendirman et Badiaa, interdits de salle par le régime, jouent dans les locaux du parti Ettajdid devant un public d’activistes et de sympathisants conquis. Avec le soulèvement du bassin minier, l’activisme et « l’artivisme [8] » ont trouvé un terrain d’entente autour des revendications sociales.
Cyber-underground
23Pour les activistes tunisiens impliqués en politique à travers la lutte pour la liberté de création et d’expression, et peu attirés par l’engagement au sein d’un parti politique d’opposition ou dans une autre structure comme les organisations non gouvernementales qui militent pour les droits de l’homme (Ligue tunisienne des droits de l’homme, réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme, etc.), l’underground avait fait l’objet d’un grand intérêt. Azyz Amami se rappelle à ce sujet : « Lorsque j’ai découvert le rap contestataire en 2005, je voulais absolument connaître les rappeurs et travailler avec eux. Ils partageaient mes idées. J’avais l’impression que je n’étais pas seul [9]. » Bien que la collaboration avec les rappeurs fût un échec à cause des « échanges intellectuels décevants » qu’il eut avec les rappeurs, l’expérience fut capitalisée deux ans plus tard. Avec le chanteur Bayrem Kilani et son cousin parolier Ghassen, Azyz Amami fut l’un des trois créateurs du média-personnage Bendirman, devenu le symbole de l’underground contestataire tunisien.
24Lors de son lancement en 2007, pour des raisons à la fois stratégiques et de sécurité, Bendirman était un personnage dessiné. Ce n’est qu’à partir de 2008 que le visage de Bayrem Kilani remplaça celui du personnage dessiné. Azyz Amami et Bayrem Kilani voulaient créer un personnage « sympathique », un anti-héros auquel les internautes pourraient rapidement s’attacher. Amami se souvient à ce propos : « Nous nous sentions isolés dans notre lutte depuis deux ans, nous voulions un personnage qui ridiculise le pouvoir de Ben Ali. Un personnage qui nous permettrait de créer des liens avec son public [10]. »
25Azyz Amami et ses deux compères choisissent un excellent timing : 2007 et 2008 sont les années du lancement des deux plateformes de contenu généré par les utilisateurs Twitter et Facebook en Tunisie. À ce moment-là, très peu de gens se doutent du potentiel de diffusion de l’expression culturelle contestataire grâce à la puissance virale de ces deux plateformes. Entre 2008 et 2010, la page Facebook de Bendirman croît d’une centaine d’abonnés chaque jour. Le succès est au rendez-vous. Bendirman est programmé en concert à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP) en juin 2010 par les militants tunisiens du Mouvement Byrsa. Le public est là, Bendirman fait salle comble.
26En juin 2010, ces liens entre l’underground et le cyberactivisme basculent du cyberespace public vers l’espace public physique. Sans demander d’autorisation au ministère de l’Intérieur, avec les activistes Slim Amamou et Houcem Aoudi, Haythem Mekki organise le TedX Carthage, une conférence gratuite qui aborde plusieurs thématiques dont la lutte contre la censure d’Internet. Karkadan, rappeur contestataire vivant en Italie – que la bande découvre quelques mois auparavant grâce à Internet – assurera une performance de quinze minutes avec des titres inédits. Houcem Aoudi se souvient encore de cet épisode et de l’audace qu’il représentait sous le régime de Ben Ali : « Je n’arrive pas encore à m’imaginer comment nous avons pu amener Karkadan sur scène devant 800 personnes [11] ! » Sur la même scène, quelques heures plus tard, Slim Amamou accompagne le chanteur de Mezwed (musique interdite dans les médias étatiques par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali), Salah el Farzit, dans une interprétation de son titre phare « Chriguibigui baw ». Salah el Farzit était réputé pour son engagement contre la dictature, qui lui vaudra trois années de prison dans les années 1970. Il était devenu célèbre en Tunisie grâce au succès de son titre politique « Erdha Alina Ya Lommima » (Pardonne-nous petite maman), écrit en prison en compagne du groupe de prisonniers d’opinion connu sous le nom « Wled el Gabsiyya » à la prison de Borj Erroumi (soixante-dix kilomètres au nord de Tunis). Voici un court extrait :
Pour conclure
28Le temps de la dictature en Tunisie, la musique était devenue un antidote des consciences contre l’anesthésie opérée par le régime. De nombreux artistes, ciblés par la censure et la répression, n’ont jamais interrompu leur travail et ne se sont pas pliés aux suggestions et aux injonctions de changer de message et de style sans pour autant se prévaloir d’un label d’artistes révolutionnaires ou politiques.
29Alors qu’aucun analyste ni aucune chancellerie n’avaient vu venir ces soulèvements populaires, et qu’on affirme encore que la caractéristique commune des révolutions est qu’elles sont imprévisibles, privant ainsi les sciences humaines et sociales de leur capacité à imaginer les mondes possibles, nous pouvons sans doute affirmer que la seule chose qui pourrait nous surprendre est que des peuples privés de liberté et provoqués dans leur dignité ne finissent pas par se révolter. Si l’on avait tendu l’oreille pour écouter les jeunes oracles de l’underground tunisien, on aurait sans doute entendu, à travers le silence des foules, la lame de fond annonciatrice d’un séisme géopolitique international.
30Cet underground est un espace animé par des individus, mus par une logique sociale. Un rhizome complexe et potentiellement infini, une sphère perméable et impermanente, abondant d’idées et de messages qui circulent et se percutent pour grandir. Tantôt témoignant d’un quotidien secrètement public, tantôt découvrant les processus et les tensions qui traversent le corps social en le remodelant tout en faisant découvrir à notre communauté de penseurs de nouveaux pouvoirs et de nouvelles libertés musicales. Il n’accompagne pas seulement le changement, mais il en est l’annonciateur et le moteur. Nous pouvons déduire, à travers la lecture de l’underground tunisien, quelque chose qui se situerait au-delà des phénomènes de standardisation promue par les autoroutes officielles de la mondialisation, des esthétiques mainstream ou de la logique d’accumulation de capitaux ; nous apercevons un monde de résistances qui ne sont pas bloquées dans un rapport négatif au globalisé. Ces résistances sont constituantes de différences, de diversités, de formes de pouvoir plus autonome grâce aux tunnels souterrains de la mondialisation. Et c’est justement dans cette capacité à dévier, à expérimenter et à s’insinuer dans les consciences et à conquérir les imaginaires collectifs qu’elles puiseraient leur force d’opposition aux dictatures et aux illusions démocratiques.
Notes
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[1]
Hailé Gebré Sélassié, empereur éthiopien (1892-1975).
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[2]
« Emel Mathlouthi, voix de la Révolution du Jasmin », Radio Canada, 13 juin 2013. En ligne sur : <www.radio-canada.ca/emissions/medium_large/2012-2013/chronique.asp?idChronique=298156>, page consultée le 03/04/2020.
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[3]
Source : Agence tunisienne de l’Internet (www.ati.tn.com).
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[4]
Conversation avec Bendirman, Tunis, mars 2013.
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[5]
Conversation avec Malex, Bizerte, septembre 2011.
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[6]
Conversation avec Ahmed Galai, Bizerte, septembre 2011.
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[7]
Conversation téléphonique avec Riadh Matar, octobre 2012.
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[8]
Concaténation des mots « art » et « activisme ».
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[9]
Entretien avec Azyz Amami, Haythem Mekki, Skander ben Hamda, Tunis, septembre 2013.
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[10]
Idem.
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[11]
Conversation avec Houcem Aoudi, septembre 2013.