1Le lien entre langue, musique et identité est souvent pris comme allant de soi, à partir du moment où il est envisagé dans sa seule dimension « traditionnelle » ou « folklorique ». Or, de nombreux artistes remettent de facto en cause ce lien, par une pratique originale de la langue chantée ou encore par le recours à des esthétiques musicales transnationales perçues comme « étrangères ». Ce phénomène propre à la mondialisation s’illustre particulièrement dans le cas des musiques dites régionales qui, loin de se cantonner à des entités autonomes et figées, coexistent et interagissent constamment avec des cultures nationales et transnationales. C’est le cas des musiciens occitans que nous souhaitons aborder ici, qui construisent des identités plurielles et ouvertes (Castan, 1984), renvoyant au concept d’hybridité (Canclini et Durand, 2000). Si certains des groupes musicaux que nous allons étudier ici se revendiquent explicitement de ce type d’identité, nous chercherons à comprendre comment l’ensemble de la scène dite occitane négocie, en France, ce statut pluriel, et ce dans le cadre de la mondialisation culturelle. Cet article repose sur une enquête par entretiens auprès d’une vingtaine de musiciens occitans.
2La particularité du cas français à partir duquel nous étudions la scène occitane est d’avoir été un empire colonial et un État très centralisé, projetant l’altérité en dehors de ses frontières et reléguant les musiques régionales locales à un espace tour à tour indéfini et figé (Cestor, 2005a ; 2005b). De la sorte, les musiques régionales peinent, de manière récurrente, à correspondre aux horizons d’attente du public, c’est-à-dire d’un côté un folklore plus ou moins stéréotypé par les mouvements revivalistes (Nentwig, 2016 ; Charles-Dominique, 2011 ; Hennion, 2011) et d’un autre côté une esthétique pop plus contemporaine de type variété nationale ou internationale. Cependant, malgré les nombreuses contraintes qui découlent de cette polarisation, c’est dans l’entre-deux que les musiciens occitans trouvent leur véritable impulsion créative (Suzanne, 2010). De fait, l’histoire des musiques occitanes en témoigne, avec l’émergence de la Nòva Cançon en Occitanie dans les années 1960 et 1970 (Martel, 2013), dans la lignée du protest song étatsunien. Aujourd’hui, la scène occitane oscille entre genres populaires comme le rap, le reggae et le rock, avec parfois des influences issues des avant-gardes, et d’autres plus traditionnelles issues du répertoire occitan (généralement nommé « folk » ou « trad’ »). Cette scène est aussi marquée par un usage récurrent, bien que non systématique, de la langue occitane dans toutes ses variations dialectales (Chabaud, 2013).
3Pour l’immense majorité des musiciens interviewés, l’occitan est une langue seconde, à l’instar des « nouveaux locuteurs » visibles dans l’espace public occitan (Costa, 2015). La musique constitue souvent le déclic de la réappropriation linguistique, voire de la création d’un mythe identitaire. La recherche d’identification occitane relève moins d’un retour aux racines traditionnelles « pures » que d’une construction bricolée, sans cesse remise en cause. Elle est une manière de « revenir à soi », parfois après de nombreuses années d’errements, car elle offre une cause, un engagement, un combat, ainsi qu’un écosystème social plus ou moins solidaire. Mais il ne s’agit pas d’une grande communauté occitane (« c’est pas parce que tu chantes occitan qu’on est pote »), plutôt d’une série de microcosmes au sein desquels se construisent des formes de sociabilité occitanes. Ces dernières prennent parfois place dans des organisations politiques (Confédération nationale du travail, parti occitan, etc.), faisant de l’occitan un moyen d’entrer dans des mondes dits « alternatifs » (anarchistes, punk, écologistes, etc.).
Le métissage comme principe d’action
4La mise en musique d’une langue relève nécessairement d’une forme de métissage (Calvet, 1985). La musicalité perçue de la langue est un facteur important pour inscrire harmonieusement l’ancrage local occitan dans les esthétiques musicales mondialisées. Selon les musiciens, l’occitan sonne mieux sur tel ou tel genre musical que le français, par exemple le ska et le reggae [1]. Même entre les différentes formes de parlers occitans, l’adaptation aux différents genres musicaux mondialisés varie [2]. On observe aussi une scission au sein de la scène entre ceux qui entretiennent un rapport décomplexé au terme « patois » et les autres qui sacralisent la « langue » (« gasconne », « provençale » ou « occitane »). Ceux qui parlent de « patois » sont les plus enclins à malmener la langue, à la faire sortir d’un certain cadre traditionnel. Ils constituent une « niche » qui répond à un conflit idéologique au sein de la culture occitane. En effet, il s’agit de montrer que l’on peut utiliser l’occitan pour faire autre chose que défendre l’occitan et s’insérer dans le circuit « normal » des musiques mondialisées, plutôt qu’un circuit « musiques du monde » ou « musiques trad’ » réducteur et orientaliste. On retrouve cette tendance désacralisante même chez ceux qui sont proches du répertoire dit traditionnel. Cela passe par le choix de répertoires occitans peu connus, traitant de thèmes obscurs, vulgaires, voire pornographiques ; ce sont des textes qui ont parfois été « bannis » des répertoires occitans officiels [3].
5Si le degré d’inspiration vis-à-vis du chant traditionnel occitan varie beaucoup selon nos enquêtés, tous considèrent qu’il est trop souvent pratiqué de manière policée et orthodoxe [4]. Cette représentation « folklorique » du chant occitan amène évidemment à des « réponses » différentes. Il s’agit soit d’abandonner complètement l’aspect « folk » et de le remplacer par autre chose (Fabulous Trobadors qui s’inspirent de la musique du Nord-Est brésilien, Massilia Sound System qui reprend les riddims jamaïcains, etc.) ; soit de le réactualiser de manière radicale (Faune, Artús et Stille Volk qui puisent dans le répertoire traditionnel, adaptant le style vocal occitan à des instrumentations expérimentales, fusion ou metal). Si les musiciens n’hésitent pas à puiser au sein du champ des musiques populaires mondialisées, ils ne se servent pas vraiment de celles qui sont les plus facilement accessibles, comme les variétés nationales ou internationales, mais plutôt d’esthétiques plus ou moins alternatives ou minoritaires et transfrontalières qui font écho avec leur appartenance occitane : metal, rap/reggae [5], rock/punk/ska et musiques expérimentales ou d’avant-garde.
6Enfin, il y a une manière non dogmatique d’alterner le français et l’occitan. Pour une majorité de nos enquêtés, le début de carrière est essentiellement en occitan (Nadau, Fabulous Trobadors, Artús, Sam Karpienia), prenant la forme d’un retour aux racines, voire d’une exploration initiatique, généralement accompagnés de formes de militantisme en faveur de la langue [6]. Ces débuts évoluent vers une proposition artistique intégrant du français, de manière certes hybride, mais stabilisée et assurée, où la langue compte moins que « la manière occitane de la pratiquer » (Sam Karpienia, Claude Sicre). Chanter en occitan n’est donc pas une fin en soi et doit faire l’objet de toute une série de médiations pour s’exprimer localement sans faire abstraction de l’espace mondialisé des musiques populaires.
7La pratique musicale en occitan est ainsi comparable à celle d’autres groupes sociaux minoritaires (Loureiro-Rodríguez, 2013) : redéfinition constante de son champ d’action identitaire, opposée et liée à la fois aux conceptions puristes de l’identité et à la culture hégémonique, que cette dernière soit nationale/centralisée ou internationale/marchande (Gilroy, 2010 ; Hall, 2008). Les identités musicales exprimées par les artistes ici abordés ne sont pas des essences figées, mais des positions sociales visant, avant tout, une reconnaissance symbolique dans l’espace public des musiques populaires mondialisées. En d’autres termes, la scène occitane ici étudiée « joue » constamment avec les phénomènes d’assimilation culturelle et économique. Par leur pratique, les musiciens rencontrés contestent indirectement et tout à la fois l’utopie d’une République indivisible sur le plan national et celle d’une communauté régionale homogène, solidaire et pré-républicaine, le tout dans un contexte de circulation musicale transnationale.
Notes
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[1]
« J’ai remarqué qu’on faisait plus de morceaux en occitan sur des rythmes ska, j’ai l’impression que ça sonne mieux. Le punk rock implique un chant un peu saccadé et je trouve que parfois l’occitan s’y prête moins bien du fait peut-être des paroxytons [accentuation sur l’avant-dernière syllabe d’un mot] qui entraînent parfois un “décalage” et qui se prêtent moins à ce genre-là. Par contre, je trouve que l’occitan sonne très bien sur des musiques comme le reggae » (Aurélien, chanteur de Enlòc, janvier 2014).
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[2]
« Ce n’est pas le hasard si t’as une connexion reggae sur Marseille et rock en Gascogne, c’est la langue qui veut ça. Faire sonner du reggae en gascon, c’est gai comme la mort, je te promets. C’est une langue qui rappe beaucoup, comme le basque, avec des rrr, des tch, que t’as pas dans le provençal. Donc ce n’est pas étonnant que Massilia ait fait du reggae et nous autres du punk. On a des clés différentes au niveau du dialecte » (Sylvain, chanteur de Papà Gahús, mai 2014).
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[3]
« Des collecteurs nous envoyaient des textes parce qu’aucun autre groupe de trad’[ne] veut les jouer, parce que trop sombres. Certains nous ont sortis des vieilles pistes audio avec des bobines, des vieux magnétos, des trucs invendables qui parlent du diable, de la mort… Beaucoup nous ont filé des collectages faits par les curés, sur le paganisme des campagnes » (Florant, membre de Stille Volk, mars 2014).
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[4]
« On était très critique du folk, qui nous paraissait un enjolivement de quelques mélodies mal comprises, sous-musique de sous-musique savante, ou variété. On cherchait des musiques plus roots. En fait, moi je cherchais les trucs les plus sauvages dans les musiques occitanes, qui correspondaient aux musiques que j’écoutais […]. J’étais tellement marqué par le blues, que le folk ça m’ennuyait. Le folk bien léché là… Moi j’aime les musiques sales » (Claude Sicre, chanteur des Fabulous Trobadors, février 2014).
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[5]
Voir aussi Gross et Mark, 2001.
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[6]
Pour Massilia Sound System, c’est le cheminement inverse qui a eu lieu, puisqu’ils ont commencé en français, avant de s’orienter progressivement vers l’occitan.