1Les processus de la marchandisation mondialisée qui traversent de part en part la sphère de la production-diffusion artistique s’accompagnent de la dépolitisation de certains gestes créateurs, leur faisant « perdre leur revendication première ». Cet.te euphémisation-abandon d’un sens originel, modalité de conformation aux diktats des marchés, s’avère néanmoins, en certaines occurrences, contrecarré.e pour partie par des dynamiques de réappropriation qui réactivent, à leur manière, la charge politique première des idiomes malmenés, depuis des nécessités critiques analogues, mais qui ne sont pas pour autant celles du cadre originel de production. C’est par exemple le cas d’une certaine avant-garde (free) jazz, initialement portée par les existences et les revendications des musiciens africains-américains, laquelle va trouver en France à résonner avec des idées et des pratiques politiques régionalistes mais ouvertes à la créolisation (Glissant, 2009), s’appuyant sur le principe de ressources culturelles « qui ne renient rien, ne détruisent rien, ne renoncent à rien, mais multiplient les éclairages, les points de vue sur la vie intellectuelle prise dans son foisonnement » (Castan, 1984, p. 15-16). Quand, par exemple, le pianiste François Tusques monte son Intercommunal Free Dance Music Orchestra dans les années 1970 – une référence à la notion d’intercommunal du Black Panther Party –, il brasse des idiomes musicaux enracinés dans des territoires et des cultures singuliers : les États-Unis, l’Afrique, le Maghreb, mais aussi la Bretagne. C’est également sur des bases similaires que Bernard Lubat (mal-poly-instrumentiste, musicien de jazz mondialement reconnu) et sa compagnie investiront, à la même époque, Uzeste (son village natal situé en Gascogne, Sud Gironde) pour y développer, esthétiquement, une musique fortement créolisée, mettant en relation le jazz le plus avant-gardiste avec des schèmes musicaux traditionnels et populaires (une « d’ici danse » selon les mots de Lubat) et y déployer, politiquement, un front culturel de résistance populaire (Granjon, 2016) : « Lubat, c’est l’identité de son lieu, mais ce n’est pas la closure de son lieu. Le lieu est incontournable : on ne peut pas s’en passer, mais on ne peut pas en faire le tour. Impossible de dire là où commence et là où s’achève ce lieu parce que la frontière est imperméable » (Glissant, in Denis, 2011).
Créolisation à la mode uzestoise
2Comme le souligne Stuart Hall, la culture « a ses matières premières, ses ressources et son “travail de production”. Elle dépend à la fois d’une connaissance de la tradition comme le “semblable changeant” et d’un ensemble effectif de généalogies. Ce que ce “détour par le passé” permet toutefois, c’est de nous rendre capables, à travers la culture, de nous produire nous-mêmes de nouveau, comme de nouveaux types de sujets » (2007, p. 262). Or le lien théorie-pratique de la culture intranquille uzestoise (Denouël et Granjon, 2018 ; 2019), notamment nourri de la pensée glissantienne, produit effectivement des actes, des pensées, des émotions qui pour être historiquement et socialement situés n’en sont pas moins porteurs de possibles qui ouvrent vers des ailleurs sensibles, gnoséologiques et politiques. De fait, Édouard Glissant désigne par « créolisation » un mouvement d’interpénétration de manières de sentir, penser et agir dissemblables, mais dont la pleine efficace tient surtout au domaine de l’imaginaire ; un imaginaire politique qui permet d’effleurer la réalité complexe du Tout-monde. Or l’imaginaire est ce « secteur » dont le poète (l’artiste, le musicien) serait l’acteur central et auquel incomberait la tâche de créer des lieux-communs, c’est-à-dire des espaces de rencontre des imaginaires et des idées – autrement appelés paysages, qui tout en préservant les singularités ouvrent à la diversité. Connaissance singulière du réel, la créolisation est « mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes […] avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments » (Glissant, 1997a, p. 37). À Uzeste, la créolisation s’appuie de fait sur des combinaisons mariant Histoire topique et histoires locales, tout en faisant s’enchâsser culturèmes de masse et avant-garde artistique ; mélanges visant à déchirer le quotidien, déplacer les habitudes réceptives, renouveler les sensibilités, réformer les imaginaires, et rendre, celles et ceux qui ont le courage de s’y inventer, curieux de l’« imprévu consenti » des outrecroisements de la diversité.
Une résistance populaire radicale
3Uzeste est une communauté sur laquelle pèse le poids de la tradition. Les villageois sont, pour partie, restés les produits d’une certaine société aristocratique profondément inégalitaire, laquelle tend néanmoins à disparaître au profit d’un cadre de production des existences qui l’est tout autant, en ce qu’il s’avère de plus en plus indexé, là comme ailleurs, au développement de la raison marchande. Toutefois, Lubat & Cie cherchent moins à faire table rase du passé et à liquider la tradition qu’à cultiver certaines des traces de cette histoire, mais délestée de « l’autorité de l’éternel hier » et du pouvoir traditionnel (Weber, 1963). Aussi, se positionnent-ils comme des « étrangers du dedans » (Larzac, 1972) qui cherchent depuis une altérité singulière, musicale, enjazzée, à s’inscrire dans une histoire qui est celle de leur village, de ses sociabilités, des parentés, du rapport à la nature, en pariant sur la possibilité d’un « apprentissage » du divers qui pourrait être médié et facilité par la prise en compte de certains attachements – au double sens de « tenir à » et d’« être tenus par ».
4Aussi, les propositions de Lubat et ses « œuvriers » sont traversées de formes de créolisation qui posent le principe d’une résistance radicale. Radicale non parce qu’elle serait « extrême », mais parce qu’elle est foncièrement enracinée, à la racine d’un contexte social régional et d’une culture locale, mais tout en ayant pour ligne de fuite des ailleurs vers le Tout-monde glissantien. Il s’agit donc de faire d’Uzeste un lieu ouvert à cette Totalité-monde, mais en préservant notamment un commun historique. À l’image de la bossa nova, de la musique populaire brésilienne et surtout du mouvement tropicaliste qui émerge au Brésil à la fin des années 1960, mélange d’avant-garde et de traditions, de samba et de jazz cool, la culture uzestoise est, pour sa part, fidèle à l’esprit frappeur et à l’expressivité de l’avant-garde free, sans pour autant renoncer aux idiomes des cultures traditionnelles occitanes.
5Pour Uzeste, le lien avec l’histoire est un lien critique dans sa nature comme dans sa visée. Dans sa nature, parce qu’il est critique du respect des coutumes sacralisées et des cultures mortes. Dans sa visée, parce qu’il est riche de ressources permettant de construire un diagnostic du présent et d’envisager des possibles différents. L’ancrage de la culture lubatienne dans les traditions populaires d’Occitanie ne participe donc pas aux nostalgies déploratoires des passéismes pittoresques et traditionnalistes. La culture créolisée d’Uzeste convoque bien une mémoire populaire, mais celle-ci n’est ni complaisante, ni déférente. Elle refuse, en effet, d’être déterminée par le haut et constitue une ressource permettant aux subalternités uzestoises de s’appuyer sur un passé qui leur permet de se créer un avenir, de ne plus se considérer comme objets de l’histoire, mais comme sujets de celle-ci. Pour Lubat & Cie, la ruralité n’est pas une culture sans valeur, inférieure à la « haute culture » dont il faudrait être complexé et se défaire, mais la culture passée d’un peuple – c’est-à-dire d’une communauté localisée qui est devenue politique en se mobilisant, en se constituant en sujet de l’histoire –, qui porte des aspirations progressistes au nom desquelles d’autres combats peuvent être aujourd’hui menés. Il s’agit ainsi de lutter contre le fait que les Uzestois soient « invités à prendre sur eux-mêmes le point de vue des autres, à porter sur eux-mêmes un regard et un jugement d’étranger » (Bourdieu, 1977, p. 4), et faire en sorte qu’ils cessent de constituer une classe objet.
6La culture « d’ici d’en bas » pourrait être décrite comme un travail critique aux antipodes de ce que Glissant nomme le « folklore », c’est-à-dire cette forme d’idéologie (d’aliénation) par laquelle il est donné, au sujet, à contempler « ce qu’on ne fait plus collectivement, et non pas l’élan non concerté de ce qu’on rêve de faire ni la somme agie de ce que l’on a fait » (Glissant, 1997b, p. 365). Elle cherche en effet à produire des formes concertées de réflexion populaire et porte plutôt son attention sur ce qu’Antonio Gramsci nomme le folklore philosophique, c’est-à-dire la philosophie spontanée et plutôt partagée par tout un chacun, via le langage, les formes de catégorisation, les croyances, les opinions, les dispositions à agir, penser et sentir, lesquelles s’avèrent historiquement, culturellement et socialement situées. Or parce qu’il n’est jamais entièrement figé, le sens commun constitue une matière culturelle organique, en mouvement, sur laquelle il est possible d’intervenir pour lui faire prendre des directions allant dans un sens qui, pour autant qu’il est commun, peut être également progressiste.
7Ce processus de créolisation est laborieux. Lubat & Cie s’y adonnent dans une attitude polémique qui dénonce les modes d’action, de pensée et d’affect qu’ils jugent assurer la reproduction des modes de domination. Travailler le sens commun nécessite en effet de lutter contre le bon sens empirique qui, précisément, invite à ne pas s’exposer, à ne pas prendre (sa) part, d’une quelconque manière. Or c’est bien en prenant part que l’on peut réintroduire de la créativité dans le quotidien ; opération dont il est estimé, à Uzeste, qu’elle constitue le premier pas vers une conscience politique et une production culturelle autonomes. Aussi, n’est-il pas insensé de considérer que Lubat & Cie œuvrent à la construction d’une sorte d’intellectuel collectif, un centre contre-hégémonique de création, un « Art ensemble » critique qui fait exister un lieu en tentant de mettre en capacité les individus qui y vivent, à s’y inventer. À Uzeste, il s’agit de provoquer un intérêt et un engagement politiques, de faire de tous des intellectuels capables d’exercer sur leur vie et les collectifs auxquels ils participent des fonctions organisationnelles, éducatives, intellectuelles allant dans le sens de la réalisation de soi et de celle du plus grand nombre. Uzeste fait vivre et prospérer un espace de construction de résistances qui offre les conditions de possibilité d’une intellectualité nouvelle, d’un pouvoir culturel populaire pouvant conduire à une réforme intellectuelle et morale – selon les mots de Renan, repris par Gramsci –, pouvoir culturel donnant donc les moyens d’une conscience politique élargie.
8La culture créolisée uzestoise est une culture composite qui se tient à distance des folklores complaisants, des métissages inopérants et s’efforce de tisser à l’articulation du sensible, de la raison et de l’action de nouveaux possibles susceptibles de refonder, au moins partiellement, l’intersection entre le local et le global, l’individuel et le collectif, le privé et l’étatique, le personnel et le/l’(inter)communal, le social et le politique et ainsi dessiner, depuis cet « art à vivre créolisé » une nouvelle topographie de la subjectivation politique. Uzeste est, en cela, un lieu, c’est-à-dire un territoire local porteur d’une histoire commune (non identitaire et non figée), mais en partage avec d’autres localités – i.e. ouvert sur la Totalité-monde (Glissant, 2010). Un lieu excentrique où il est rendu possible de « s’enrichir au partage », de « se construire à l’échange » (Glissant et Chamoiseau, 2009, p. 39) et de résister aux différentes formes de « l’Universel généralisant » qui gomme les altérités : « Vivre le monde : éprouver d’abord son lieu, ses fragilités, ses énergies, ses intuitions, son pouvoir de changer, de demeurer. Ses politiques. Vivre le lieu : dire le monde aussi bien » (Glissant, 2009, p. 89).