CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’heure de la Covid-19, la musique continue de témoigner de son universalité [1] et de son « utopie de communion [2] » par-delà les frontières : des chants aux fenêtres – par exemple en Italie – et des concerts au balcon nous émeuvent ; nous nous réjouissons de la somme considérable de musiques diffusées via Internet ; sans parler du Boléro de Ravel joué par les musiciens confinés de l’Orchestre national de France [3] ! Autant d’expériences de partage et de convivialité qui, malgré leurs limites, s’expriment en contraste avec la solitude imposée du confinement. Une récente étude de Harvard (Mehr et al., 2018, p. 356, cf. bibliographie sélective) vient renforcer ce caractère universel de la musique qui sollicite d’emblée sentiments et émotions.

2À la question « Entend-on la même chose partout, dans toutes les cultures ? », cette étude répond par l’affirmative. Consistant à faire écouter, dans 60 pays, des chants provenant de 86 cultures différentes, elle parvient à la conclusion suivante : « Dans le domaine de l’émotion, les auditeurs peuvent déceler avec précision des informations extra-musicales à partir de la musique jouée isolément. Par exemple, les Canadiens détectent avec précision les émotions de joie, de tristesse ou de colère intentionnellement exprimées dans les ragas hindoustanis même s’ils ne connaissaient pas ce genre. »

3Mais ce caractère universel n’est-il pas lié la plupart du temps à la standardisation, comme celle des musiques d’attente ou de portables traversant le monde ? Certes, les progrès technologiques et l’innovation, de l’invention de l’imprimerie à Internet, ont beaucoup contribué à la diffusion de la musique à l’échelle internationale – et, au vu de la situation actuelle, nous ne pouvons que nous en réjouir. Malheureusement, de toutes les données disponibles sur Internet, seule une extrême minorité est consultée quotidiennement. À cela s’ajoutent les limites des plateformes de streaming : loin d’une utopie du libre partage, elles contribuent le plus souvent à une uniformisation culturelle, par l’intermédiaire d’un modèle accentuant le « star-system ».

4Loin de toute attente, le présent numéro montrera que le fait de considérer la musique comme une source d’harmonie mondialement partageable est un poncif aveugle à l’appartenance culturelle propre à chaque genre musical. Ce poncif est analysé ici de manière critique [4]. Instrumentale ou vocale, toute musique se joue sur l’écart entre les registres culturels et émotionnels, comme en témoigne sa fréquente utilisation à des fins économiques et politiques. Bien que les Canadiens de l’étude d’Harvard identifient correctement les émotions véhiculées par les ragas hindoustanis, il n’est pas sûr qu’ils s’en servent dans leur vie quotidienne (par exemple comme berceuse). Les ragas ont une signification d’ordre culturel qui est difficile à déchiffrer sans connaissance approfondie. En outre, tous ne ressentent pas les mêmes émotions à l’écoute de la musique : si l’énergie est reconnue quasi unanimement, tel n’est pas le cas de la valence (émotions positive ou négative). Ainsi, dans beaucoup de passages musicaux, les auditeurs sont partagés entre tristesse et sérénité, joie et colère [5]. Le message transmis par la musique n’est donc pas perçu unilatéralement par tout le monde et il peut exister des formes d’incommunications qui lui sont propres, malgré son caractère universel. Cette incommunication peut résulter en particulier d’une musique perçue comme dérangeante, parce qu’elle est stressante, ou en raison de l’idéologie qu’elle incarne.

5Au-delà du caractère prétendument universel de la musique, il existe donc autant de musiques que de mondes. Ce numéro d’Hermès en attestera tout en prétendant néanmoins démontrer la possibilité de partages musicaux inattendus à travers ces musiques et ces mondes : il surprend et décrit diverses stratégies qui, imprévues et souvent involontaires, mènent à l’hybridation de divers genres musicaux devenus capables de dialoguer, de communiquer malgré les distances géographiques, historiques et culturelles. Et dans ces stratégies, la présence physique dans le monde réel est essentielle. L’excellente prestation du Boléro de Ravel par les musiciens confinés de l’Orchestre national de France est due avant tout à l’expérience inestimable acquise par les musiciens hors confinement, lors des nombreuses répétitions et concerts de l’orchestre dans le monde entier. L’interdisciplinarité, l’interculturalité et les espaces de liberté favorisent la créativité. Ainsi, la flânerie tant prisée par Walter Benjamin au même titre que le compagnonnage ou la pérégrination – qu’ils soient régionaux ou globaux – jouent un rôle crucial dans la vie, le cheminement et la production des artistes. S’il existe autant de musiques que de mondes, c’est la communication entre les musiques et les mondes qui importe. Elle génère de multiples réinterprétations et formes de métissage créatives à l’échelle globale et favorise des moments de communion entre les artistes et le public dans toute leur diversité.

Notes

  • [1]
    La présente introduction est le fruit d’une réflexion collective. Je tiens à remercier ici celles et ceux qui ont contribué à son élaboration.
  • [2]
    L’expression est empruntée à la contribution de Céline Bryon-Portet.
  • [3]
    Cf. <www.youtube.com/watch?v=cP2h55dL_ZI>, page consultée le 08/04/2020.
  • [4]
    Voir le numéro 83 d’Hermès, consacré à une analyse critique des stéréotypes.
  • [5]
    Depuis plus de dix ans, je fais écouter au piano à mes étudiants de l’université d’Évry, lors des premiers cours d’analyse musicale en musicologie et de commentaire d’écoute en arts du spectacle, cinq à six extraits musicaux en leur demandant de les relier à quatre émotions fondamentales : la joie, la colère, la tristesse et la sérénité. La population totale dépasse désormais les mille étudiants. Tous les ans, de 90 à 100 % d’entre eux associent le thème et le finale des Études symphoniques op. 13 de Schumann respectivement à la tristesse et à la joie ; la même proportion d’étudiants associe le début et les mesures 243-286 du Troisième Scherzo op. 39 de Chopin respectivement à la colère et à la sérénité. La situation est beaucoup moins évidente, par exemple dans le cas de l’Impromptu D 935 no 2 de Schubert, associé tantôt à la tristesse, tantôt à la sérénité. Ainsi que le montre ce dernier exemple, l’énergie est plus unanimement reconnue que le caractère positif ou négatif des émotions.
Damien Ehrhardt
Damien Ehrhardt a obtenu son doctorat à l’université Paris-Sorbonne (1997) et son HDR à l’université de Strasbourg (2004). Il est maître de conférences et membre du Conseil académique à l’université d’Évry-val-d’Essonne, et responsable de l’axe « Mélanges interculturels » au sein du laboratoire de recherche SLAM (Synergie langues arts musique, université Paris-Saclay). Ses recherches portent sur la musicologie (histoire, théorie et esthétique de la musique des xixe et xxe siècles, musicologie de l’interprétation, etc.) et sur les études culturelles (transferts culturels, interculturalité, aires culturelles). Il est, entre autres, coéditeur d’un volume de l’édition complète des œuvres de Robert Schumann et membre du bureau de la rédaction de la revue Hermès (CNRS éditions). Lauréat du Prix de l’amitié franco-allemande, il est président de l’association Humboldt France, avec laquelle il organise de nombreux colloques interdisciplinaires. Parmi ses publications, nous pouvons citer Les relations franco-allemandes et la musique à programme 1830-1914 (Symétrie, 2009), la direction du numéro de la revue Études germaniques « Franz Liszt – Musique, médiation, interculturalité » (63/3, juillet-septembre 2008).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0012
Pour citer cet article
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