CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Damien Ehrhardt : Dans quelle mesure la musique est-elle un moyen de communication ?

2Laurent Petitgirard : La musique est certainement le moyen de communication qui demande le moins d’explications. C’est sa grande force, qui se perd lorsqu’elle est précédée de deux heures d’explications pour écouter dix minutes de musique. Pour moi, la force de la musique c’est précisément ce sentiment immédiat et direct qui touche l’âme et l’esprit, cet aspect universel qui baigne aussi dans une culture générale. Dans la musique écrite pratiquée par un chef d’orchestre ou un pianiste, le respect du texte est essentiel. Une approche consiste à se poser la question de ce qu’ont fait les autres avec ce texte et ce qu’on va bien pouvoir faire d’original avec celui-ci. Une autre approche, plus cohérente, consiste à s’interroger sur la volonté et les indications du compositeur. Et finalement, le sentiment personnel de l’interprète se mêle à tout cela, bien que l’idée de base soit le respect de la pensée du compositeur ou le prolongement de sa pensée. L’instrument du chef est l’orchestre. Or, si le chef fait carrière, il va passer son temps à diriger des orchestres aux traditions, aux habitudes et aux répertoires nationaux différents. J’ai le souvenir d’avoir donné un concert, un dimanche après-midi, avec l’orchestre de l’Opéra de Turin et d’avoir répété le lendemain avec l’Orchestre philharmonique de Baden-Baden. J’ai eu besoin de dix minutes pour me réadapter tant la réactivité immédiate d’un orchestre italien est différente de celle d’un orchestre allemand entraîné à jouer dans « le fond du temps », c’est-à-dire nettement après la pulsation donnée par le chef d’orchestre. Quand vous passez de l’un à l’autre, c’est extrêmement difficile.

3Claudio Abbado m’a expliqué cela un jour. L’orchestre des jeunes qu’il avait fondé, le Gustav Mahler Jugendorchester, a voulu lui faire une blague, en toute amitié. Au début de l’ouverture Coriolan de Beethoven, les musiciens ont tous fait semblant de jouer. Comme le son n’arrivait pas, Abbado continue son geste, tombe et se fait mal. Les jeunes en étaient désolés ! Mettez-vous à un carrefour à Rome au moment du passage piéton et mettez-vous à un carrefour à Berlin, dans la même situation. Si les Italiens passent avant même que le feu se mette au vert, les Allemands attendent même si aucune voiture ne passe. C’est à peu près la même chose pour les orchestres. Mais ne vous y trompez pas : ce délai entre le geste et l’arrivée du son donne de grands résultats, car il place le chef d’orchestre dans une situation d’anticipation qui lui permet de communiquer beaucoup plus que dans l’immédiateté.

4Oui, la musique est un excellent moyen de communication. Dans le cas de la musique non amplifiée (la musique classique et contemporaine, parfois aussi la chanson et le jazz), vous allez vers le son – ce n’est pas le son qui vient vers vous. Donc il y a un effort, il y a une concentration. Vous avez choisi d’écouter. Avec des haut-parleurs à tue-tête, vous êtes contraints d’entendre, que cela vous fasse plaisir ou non.

5Damien Ehrhardt : Avons-nous affaire aujourd’hui à une globalisation essentiellement économique ou à une autre mondialisation ouverte à la diversité culturelle ?

6Laurent Petitgirard : L’économie domine. Beaucoup de confusions sont faites au sujet de la diversité. Pascal Nègre compare Internet à un restaurant chinois avec mille plats sur la carte, dans lequel tout le monde ne prend que des nems. Il a drôlement raison ! Nous avons tous vu des buffets inouïs, mais sont-ils pour autant les repas donc nous nous souvenons le plus ? Non. Encore dans le cas de ces buffets, c’est une profusion de bonnes choses. Le problème, c’est la profusion de choses médiocres, avec des systèmes d’intelligence artificielle qui, dès que vous avez choisi un produit, vous en proposent quatre identiques. Il y a une fausse diversité dans la mesure où nous sommes noyés dans une surabondance, voire une sur-proposition ? Faire apparaître une œuvre sur Internet est extrêmement difficile. Le développement éventuel des user centrics s’avérera peut-être intéressant, puisqu’ils ne tiennent plus seulement compte de la quantité, mais aussi des modes de consommation, à la condition que les effets pervers de ce système ne soient pas plus gênants que les travers qu’il est censé corriger.

7Paradoxalement, pour permettre une vraie diversité, certaines mesures coercitives s’avèrent nécessaires. Sans quotas pour la chanson française à la radio, celle-ci serait morte. Gilberto Gil, lorsqu’il est devenu ministre de la Culture au Brésil, s’est aperçu que la musique brésilienne s’était complètement américanisée. Il a instauré des quotas. Et en même temps, qu’est-ce qu’il y a de plus désagréable que l’idée d’un quota ? Ce à quoi on peut répondre : mettez, au nom de la liberté, un renard libre dans un poulailler rempli de poules libres et ce sera un carnage au nom de cette belle liberté ! Il y a une diversité d’offres pour qui sait chercher. Mais pour chercher, il faut être conscient qu’il vous manque quelque chose, que vous souhaitez vous élargir l’esprit, que cela peut vous créer du bonheur, etc. Il n’y a rien de pire que celui qui ne sait pas qu’il lui manque quelque chose. Il est dans une position magnifique, content de lui-même ! J’ai dit au ministre de la Culture et à plusieurs responsables que le pass Culture risquait d’assouvir le désir créé par les GAFA. La même situation se présente pour la mondialisation. Face à la surabondance d’Internet, elle permet des rencontres extraordinaires avec d’autres cultures. Dans trois semaines, je vais diriger de la musique française avec le National Indian Symphony Orchestra à Bombay. Le concerto « L’Égyptien » de Saint-Saëns y sera joué avec le grand pianiste Jean-Philippe Collard, aux côtés de la Symphonie de César Franck. Trois jours de répétitions seront nécessaires pour un programme qu’on règle généralement en deux jours et quatre répétitions. Mais la demande est justifiée : on m’a informé que l’orchestre était peu familier avec la musique française et j’ai donc accepté une répétition supplémentaire.

8Damien Ehrhardt : Que penser de la diffusion planétaire de la musique classique occidentale. Est-elle devenue une musique mondiale ? Le cas de l’Inde, avec ses traditions de musiques classiques hindoustani et karnatique est particulièrement intéressant, puisque la musique savante occidentale s’y développe, surtout dans les franges les plus aisées de la population. Quant à la Chine, la musique classique n’y est-elle pas associée à une pratique haut de gamme ?

9Laurent Petitgirard : C’est la même chose en France où la musique classique est parfois taxée d’élitiste, ainsi qu’un ancien adjoint à la culture de la Ville de Paris l’a encore récemment qualifiée. Est-ce encore le cas en Chine actuellement ? N’oubliez pas que ce pays compte désormais cinquante millions de pianistes, notamment en raison du phénomène Lang Lang. Lors de la dernière séance solennelle de l’Académie des beaux-arts, j’ai fait un discours sur l’Opéra de Pékin construit par l’architecte Paul Andreu pour rendre hommage à ce dernier. C’est incroyable : il y a plus d’un million de visiteurs par an, c’est plein tout le temps et le prix n’est pas totalement un problème dans la mesure où les entreprises et les personnes privées ont pour habitude d’offrir des places d’opéra en cadeau. Quant à la musique indienne, elle est ancrée sur d’autres traditions, et le National Indian Symphony Orchestra, qui ne se réunit que deux mois par an, est en fait composé à 90 % de musiciens européens.

10Chez nous, la diffusion de la musique classique reste marginale. La seule chaîne qui permette de la rendre accessible pour tout le monde, c’est Arte. Bien sûr, il y a aussi Mezzo et Brava, mais il faut s’abonner, et dès qu’il faut s’abonner, c’est fini ! Les seules fois où la télévision française va diffuser de la musique classique, il faut que ce soit une compétition comme les Victoires de la musique ou Prodiges. Pour être accessible, la musique classique se trouve déguisée en variétés. Au niveau mondial, c’est un peu la même chose. Le vrai problème, c’est la moyenne d’âge dans les salles de musique classique, avec de temps en temps des réussites comme celle de Kent Nagano à Montréal ! Je me suis toujours battu pour qu’on fasse des concerts pour le jeune public, parce que la musique classique représente quand même peu de chose à l’échelle du monde. Posons la question différemment : comment surprendre quelqu’un qui n’a jamais entendu cette musique pour qu’il vienne l’écouter en concert ? Il y a bien le concert du feu d’artifice, le 14 juillet, avec Roberto Alagna. Mais je crois beaucoup dans le fait de découvrir les choses jeune et de faire ressentir tout d’un coup des émotions très fortes. Il m’est arrivé de diriger des orchestres pour le jeune public, par exemple à Monte Carlo. Deux concerts étaient prévus successivement pour des enfants de deux classes différentes. Une première fois, tous les musiciens sont venus en nœud papillon à onze heures du matin et ont joué devant trois cents enfants peu attentifs. Pour le second concert, j’ai demandé aux musiciens de ne pas venir en habit et nous avons divisé le groupe d’enfants par deux (deux fois cent dix auditeurs). Cette fois-ci, nous les avons placés entre les musiciens. Les enfants étaient sidérés, ils écoutaient avec une grande attention. C’est cela que j’ai dit au ministre de la Culture : ne faites pas le pass Culture, mais un passeport Culture. Faites venir les concerts, les pièces de théâtre dans les collèges, emmenez les enfants au spectacle ! Ce qui semble une extraordinaire profusion cache en fait une vraie déshérence. Il faut être mis en relation avec les plus belles choses dès son plus jeune âge.

11Damien Ehrhardt : En parcourant la planète, vous avez découvert énormément de choses. Outre la profusion de la globalisation, vous avez aussi des exemples de mondialisations heureuses liées à telle ou telle rencontre et à une certaine curiosité.

12Laurent Petitgirard : Peut-être faudrait-il remplacer le mot « mondial » par « enrichissement ». Oui, nous nous enrichissons extraordinairement quand nous musiciens avons la chance de découvrir des approches différentes sur un même texte. Par exemple, le Berliner Symphoniker a souhaité que je dirige du répertoire allemand (Beethoven, Brahms), car ils étaient intéressés de découvrir une autre approche de leur répertoire. Le fait de partir d’un même texte et voir les éclairages que peuvent donner des orchestres différents dans le monde, c’est passionnant !

13Damien Ehrhardt : Les différences entre aires culturelles ne sont-elles pas liées aux lieux d’enseignement ?

14Laurent Petitgirard : Certaines choses viennent de l’enseignement. Les résultats sont visibles : la technique de piano russe est hallucinante, l’école de violoncelle française est incroyable ! C’est aussi le cas des bois. Les cuivres sont prisés aux États-Unis, où les big band sont très répandus dans les lycées.

15Damien Ehrhardt :… et la musique de chambre en Allemagne ?

16Laurent Petitgirard : C’est extraordinaire, mais ils ont plus de difficultés à comprendre Fauré. Le rapport au chant a des origines presque religieuses. Il y a peu d’iconographie dans l’Église luthérienne en Allemagne, elle prête donc à l’explication et au chant. L’iconographie est bien plus importante en France, donc on y expliquait plus et on y chantait moins. Mais une diffusion d’une telle qualité est rare, on a affaire bien souvent à une extraordinaire confusion, une invraisemblable médiocrité. Il y a quelques œuvres dans les musiques actuelles qui sont vraiment de qualité, sinon c’est trop souvent une sorte d’abrutissement organisé, qui ne marche que par achat et remplissage, suivant les statistiques un peu douteuses de YouTube. Ce n’est pas très enthousiasmant !

17Damien Ehrhardt : L’utopie de la musique, pensée comme reflet du monde, vous paraît-elle toujours actuelle ?

18Laurent Petitgirard : Oui, quand vous parlez d’une utopie, il faut prendre les choses dans le bon sens. En tant que secrétaire perpétuel, j’ai consacré mon premier discours sous la coupole à El Sistema. Vous vous imaginez cet homme, Jose Antonia Abreu, qui est mort l’année dernière et qui a été récipiendaire du prix Nobel alternatif en 2002. Il était à la fois musicien et économiste et s’est dit qu’il fallait faire quelque chose pour les enfants des favelas, créer une communion, une élévation intellectuelle et spirituelle à travers la musique classique. Et voilà cet homme qui, avec le soutien de différents gouvernements, monte El Sistema. Et que s’est-il passé en trente ans ? Près de 600 orchestres ont été créés ; l’orchestre Simón Bolívar est l’un des meilleurs orchestres au monde et son chef, Gustavo Dudamel, est devenu une star absolue. Simon Rattle dirige la Première Symphonie de Mahler avec l’Orquesta juvenil Simón Bolívar, composé d’enfants entre dix et douze ans, comme s’il dirigeait la Philharmonie de Berlin, et ça sonne ! Ils sont deux cents, ils ont doublé les pupitres et c’est incroyable ! C’est bien plus réussi que le programme Démos, parce que l’élévation par la musique a été mise au premier plan. Au fond, on en revient à ce que je vous disais tout à l’heure : le choix, c’est notamment de savoir écouter, donc de faire un effort vers le son. Dans les questions que vous posez, les deux choses sont vraies : par le fait d’incroyables développements des moyens de communication, grâce à Internet et du fait que l’on puisse circuler plus facilement – du moins dans certaines couches de la société –, on a incontestablement une possibilité de découvrir de nouveaux univers, de s’enrichir et de partager d’une façon beaucoup plus large qu’auparavant, mais il existe aussi le danger d’être envahi par tellement d’informations qu’on ne verra plus rien et que l’on parviendra à une sorte de grande bouillie. Il n’y a pas de miracle : entre les deux, il n’y a que l’éducation qui permette de passer du second stade au premier.

19Damien Ehrhardt : Il vaut donc mieux placer les enfants entre les musiciens de l’orchestre pour qu’ils disent « Waouh ! » plutôt que dans la salle. C’est une sorte d’éveil des sens, mais aussi un éveil intellectuel, voire spirituel.

20Laurent Petitgirard : Deux façons de penser apparaissent : la première consiste à tout ouvrir au plus large aréopage de gens possibles et de leur proposer quelque chose au départ d’assez facile à aborder pour les faire venir ; la seconde consiste à ne pas baisser le niveau de la proposition culturelle en essayant de leur donner des clés. Est-ce qu’en ajoutant de la batterie sur Mozart on fait connaître Mozart ? Non. Au fond, notre grande difficulté est de vouloir une démocratisation culturelle, alors qu’il nous faudrait une culture qui démocratise, c’est là toute la différence !

Laurent Petitgirard
Laurent Petitgirard, compositeur et chef d’orchestre, est Secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0104
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