CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Damien Ehrhardt : Dans quelle mesure la musique est-elle un moyen de communication ? Quel est le rôle joué par l’interprète, et tout particulièrement le chef d’orchestre, dans cette transmission ?

2Isaac Chueke : Je crois dans le pouvoir de séduction de la musique. Il n’est pas rare qu’elle nous procure une sorte d’extase et, qu’à travers elle, nous puissions sublimer nos sentiments, peut-être d’une façon plus intense qu’avec les autres arts. Bien évidemment, séduits, on ne contrôle pas le processus ; envoûtés de façon magique, on n’y peut rien ! Il faut l’accepter, parce que sont conquis nos esprits… et nos cœurs. Cela nous fait un bien énorme ! Après, est-ce que la musique établit une communication de sorte qu’on pourrait « dialoguer » à travers elle ? Entre musiciens, idéalement oui, mais ce n’est pas automatique.

3L’interprète a pour mission de transmettre le message du compositeur le plus fidèlement possible. C’était une école de pensée très courante, elle est toujours d’actualité si l’on n’oublie pas l’ère dans laquelle nous vivons ; il faut que cette communication se répercute auprès des hommes et des femmes d’aujourd’hui sur toutes les latitudes. Les œuvres qui s’imposent, indépendamment du style musical, sont celles habituellement chargées d’une grande force d’expression qui, forcément, nous touchent d’une manière ou d’une autre. Le rôle du chef pendant les répétitions et le jour du concert est de convaincre sa phalange de cette grandeur au sens noble, épique, lyrique… Par ailleurs, je pense de plus en plus à un leadership partagé avec l’orchestre – les musiciens et le chef ne faisant qu’un. Une fois tous embarqués dans l’aventure, ce message sera naturellement transmis au public. Je rappelle qu’enthousiasme et volonté sont toujours de mise pour cet effort commun !

4Damien Ehrhardt : Que pensez-vous de la mondialisation musicale actuelle ? Relève-t-elle plutôt de la globalisation économique ou de l’autre mondialisation, celle de la diversité culturelle ?

5Isaac Chueke : J’ai eu quelques pensées à partir d’un voyage récent. Oui, les choses sont beaucoup plus globalisées aujourd’hui, on espère que la culture et la musique en fassent partie, avec un caractère moins élitiste en ce qui concerne la musique classique. L’accès à l’information est sans doute un facilitateur. La diversité culturelle est là, qui en douterait ? En même temps, est-ce que les gens sont vraiment disposés à adopter, voire accepter cette diversité ? Comme pour la politique ou l’économie, il est difficile de changer ses habitudes et de s’adapter. Paris et Berlin sont deux centres musicaux importants séparés d’à peine une heure et quart de vol. Ce sont néanmoins des villes très différentes, qui ont relativement peu en commun. La musique française là-bas semble parfois perçue, encore aujourd’hui, comme quelque chose d’étranger, littéralement comme venue d’ailleurs : dans ce contexte, pensez à un programme berlinois entièrement consacré à Debussy ! Le public serait moins réticent avec un programme célébrant Beethoven ou Brahms, bien entendu !

6Tout cela finit par compromettre le choix de ceux qui décident du programme des salles de concert. En effet, la mondialisation musicale dépend toujours de la curiosité de ceux qui font cet art et y croient suffisamment pour lancer de nouveaux défis, à eux-mêmes et aux divers publics. Puis, si l’on pense aux auditeurs, il ne faudrait pas trop chercher l’unanimité des goûts : cela n’a jamais existé, c’est impossible, ce serait inintéressant et même dangereux !

7Damien Ehrhardt : De quelle manière votre circulation entre aires culturelles et centres musicaux (Paris, Vienne, New York, Rio de Janeiro, etc.) a-t-elle impacté votre vision de l’art ?

8Isaac Chueke : Pour moi, c’est fondamental ! Plus je voyage et je connais les différentes mentalités et cultures, plus ma vision du monde sera transformée. C’est fascinant d’essayer de comprendre les différences de perception entre cultures. Il faut pour cela une disposition d’esprit, être ouvert. L’essence de l’être humain est la même partout, comme on le sait, et l’art dans ses diverses manifestations peut arriver assez fréquemment à un stade optimal de réalisation. Mais qu’en est-il de sa réception ? Je pense qu’il est très important pour tous de se débarrasser de ses préjugés, c’est l’une des conditions pour qu’une œuvre ait plus de chances d’être appréciée à sa juste valeur.

9Damien Ehrhardt : Que pensez-vous de la diffusion planétaire de la musique classique occidentale ? Est-elle devenue une musique mondiale ? Pour qui ?

10Isaac Chueke : La musique planétaire n’est pas mondiale au sens où ce n’est pas une musique de masse, et elle ne le sera jamais ! À part les mélomanes bien sûr. Pensez aux extraits de morceaux qui sont écoutés partout : les débuts de la Cinquième Symphonie de Beethoven ou d’Also Sprach Zarathustra de Strauss. Le plus souvent, les personnes ne connaissent que ces extraits. Les œuvres dans leur intégralité restent inconnues. Quant à la pratique musicale mondialisée, les gens se rendent compte qu’il y a beaucoup de musique classique exécutée hors Europe : en Asie, aux Amériques. Ce n’est pas un phénomène nouveau.

11Damien Ehrhardt : La musique comme reflet de l’harmonie du monde vous apparaît-elle une utopie toujours actuelle ?

12Isaac Chueke : Vous l’avez dit, c’est une utopie mais pourquoi pas ? Il fait bon rêver et ce n’est pas une coïncidence que l’on utilise justement ce mot, l’harmonie, pour souligner cet équilibre recherché entre les peuples du monde. N’oublions surtout pas qu’en musique, une harmonie – et même si elle est considérée comme « dissonante » et constituée de notes « étrangères » (à l’accord) comme on le disait à une certaine époque – n’est pas nécessairement moins appréciée. Alors faisons en sorte que ce même principe soit appliqué à nos différences !

Isaac Chueke
Isaac Felix Chueke, chef d’orchestre et musicologue, a étudié à Rio de Janeiro, Vienne, New York, Paris. Il détient un doctorat (Paris-Sorbonne) avec une thèse sur la vie et œuvre de Francisco Braga, ancien élève de Jules Massenet au Conservatoire de Paris. Ancien membre associé de l’Observatoire musical français (2002-2013) il est membre du Groupe de recherche de musiques brésiliennes)/IreMus dès sa formation. Depuis 2006, il est professeur au département de composition et direction d’orchestre à l’Unespar à Curitiba. Ses recherches se concentrent autour de l’interprétation, l’analyse et l’esthétique, notamment celle du répertoire orchestral, avec de nombreuses publications en français, anglais et portugais.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0102
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