CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Détournant, dans le titre de cet article, une citation attribuée à Kurt Lewin (« Rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie »), je voudrais illustrer ici le caractère productif d’une « bonne » pratique de recherche interdisciplinaire, c’est-à-dire pensée à la fois pour la conceptualisation et pour l’action. Je le ferai depuis un établissement – l’École normale supérieure (ENS) de Lyon – dont l’une des règles est « la promotion d’approches multidisciplinaires » et depuis un domaine – les recherches en éducation – fondamentalement interdisciplinaire. Cette caractéristique apparaît en effet clairement dans une cartographie de ce domaine réalisée dans le cadre d’un projet PEPS CNRS/université de Lyon (Figure 1). Cette cartographie est basée sur des calculs de distance entre articles : des articles sont d’autant plus proches qu’ils ont plus de références communes. Une diversité de thématiques apparaît ainsi, et les liens, plus ou moins ténus, entre clusters témoignent des interactions entre publications en termes de références communes.

2Je combinerai, pour cette illustration d’une « bonne » interdisciplinarité, trois éclairages : le premier plus lié vers l’épistémologie des disciplines, le deuxième plus tourné vers le travail d’appropriation de concepts et de méthodes au sein d’une discipline donnée, le troisième enfin plus tourné vers l’interaction entre disciplines dans l’action.

3Commençons par les mathématiques. Le champ dans lequel je me situe, la didactique des mathématiques, constitué scientifiquement depuis une cinquantaine d’années (Artigue et al., 1994), est hybride : les chercheurs relevant de ce champ se retrouvent pour certains d’entre eux dans la 26e section du Conseil national des universités (CNU), dédiée aux mathématiques appliquées et aux applications des mathématiques, et pour d’autres dans la 70e section, dédiée aux sciences de l’éducation. J’ai récemment éprouvé le caractère productif de ce positionnement en écrivant un livre (Monaghan, Trouche et Borwein, 2016) avec un mathématicien et avec un autre chercheur en « mathematics education ». Il s’agissait, dans cet ouvrage, de penser les interactions entre le développement des instruments et celui des mathématiques (du point de vue des objets et des concepts, des méthodes et des processus). La compréhension profonde de ces interactions supposait de combiner des approches mathématiques, historiques, épistémologiques et didactiques, de confronter les obstacles apparus dans l’émergence de la discipline, dans son enseignement et dans ses apprentissages. Ce sont nos expériences différentes de chercheurs dans des champs connexes qui ont permis cette combinaison et cette confrontation fructueuses. La leçon que j’en tire est qu’une communication entre disciplines, même proches, suppose non pas un chemin en surface, mais un approfondissement conceptuel conjoint.

Figure 1

Une vision des relations entre différents clusters d’articles des revues identifiées par l’HCERES comme constituantes du champ de la recherche en éducation, articles parus entre 2000 et 2004 (Trouche, 2014)

Figure 1

Une vision des relations entre différents clusters d’articles des revues identifiées par l’HCERES comme constituantes du champ de la recherche en éducation, articles parus entre 2000 et 2004 (Trouche, 2014)

4Le deuxième éclairage concerne le développement d’une ligne de recherche, depuis une dizaine d’années, que nous avons appelée « approche documentaire du didactique » (Gueudet et Trouche, 2008) et qui saisit le travail des professeurs à travers leurs interactions avec les ressources de leur enseignement. Ce développement a supposé un travail d’appropriation de notions issues du champ de l’éducation mathématique (Adler, 2000), qui conceptualise les ressources comme tout ce qui « re-source » le travail des professeurs ; de l’ingénierie documentaire, qui conceptualise la notion de « document » comme ce qui s’inscrit dans un usage et une finalité : « Un document n’est pas n’importe quoi, mais n’importe quoi peut le devenir, dès lors qu’il apporte une information, établit une preuve, bref, dès qu’il fait autorité » (Pedauque, 2006) [1] ; de l’ergonomie cognitive (Rabardel, 2005), qui conceptualise les rapports dialectiques entre les sujets et les artefacts en termes d’instrumentation et d’instrumentalisation ; et enfin d’une théorie du collectif qui conceptualise les rapports dans des communautés d’acteurs en termes de participation et de réification (Wenger, 1998). Cette ligne de recherche a mobilisé, au niveau international, un ensemble de chercheurs qui ont mis au travail les concepts et leur articulation, et développé des méthodologies adaptées aux visées de recherche. La conférence internationale Re(s) sources 2018, réunie à Lyon en mai 2018 (<resources-2018.sciencesconf.org/>), a mis en évidence le potentiel de ce travail théorique et les ressources manquantes qu’il s’agissait de développer pour le poursuivre, et a débouché sur un ouvrage, à paraître en septembre 2019 (Trouche, Gueudet et Pepin, 2019). La leçon que j’en tire est que ce travail de traduction suppose des interactions vivantes entre les disciplines qui ont produit les concepts et les disciplines qui se les approprient, des interactions qui enrichissent à la fois les disciplines et les concepts eux-mêmes (voir par exemple Rabardel, 1999 pour les interactions entre ergonomie cognitive et didactique des mathématiques).

5Le troisième éclairage vient de PREMaTT (Penser les ressources de l’enseignement des mathématiques dans un temps de transitions), un programme de recherche développé dans le cadre de l’institut Carnot de l’éducation Auvergne Rhône-Alpes entre 2017 et 2019 (Alturkmani et al., 2019). Les transitions dont il est question ici sont de trois ordres : la transition curriculaire (changement de programme d’enseignement en France en septembre 2016), la transition entre écoles primaires et collèges, et la transition numérique (évolution numérique des supports de l’information et de la communication). Il s’agissait de stimuler les interactions entre les professeurs enseignant les mathématiques dans les écoles primaires et les collèges d’une circonscription scolaire pour soutenir un processus de renouvellement de ressources des enseignants. Cette stimulation a consisté à créer des petites fabriques de ressources au sein de chaque établissement, les délégués de ces petites fabriques se retrouvant régulièrement au sein d’un laboratoire d’innovation pédagogique et numérique, agissant comme un incubateur commun, pour échanger méthodes et résultats. En plus de l’approche documentaire du didactique, que nous venons de présenter, la mise en œuvre de ce programme supposait d’autres appuis théoriques, principalement liés au développement de nouvelles méthodes de conception de ressources, pour faciliter leur appropriation et leur enrichissement, et liés à l’analyse des trajectoires professionnelles des enseignants. Le programme de recherche a ainsi associé une chercheuse et un ingénieur pédagogique issus du champ du design thinking (Sperano et al., 2018) et une chercheuse en psychologie s’intéressant au développement professionnel des enseignants (Loisy, 2018). L’équipe réunie a ainsi pu penser conjointement trois modélisations : la modélisation des ressources des enseignants, la modélisation des laboratoires de conception et la modélisation des trajectoires professionnelles des enseignants impliqués. Ces processus de modélisation conjoints ont supposé une familiarité entre disciplines, qui ne peut pas se construire sur le temps d’un projet, toujours trop court. La leçon que j’en tire est que les affinités interdisciplinaires doivent se cultiver, et elles ne peuvent vraiment se cultiver que sur un temps assez long, ce qui suppose des structures d’accueil adaptées. En l’occurrence, c’est l’équipe EducTice, une plateforme de recherche interdisciplinaire de l’Institut français de l’éducation, qui a joué ce rôle d’« abri de culture ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce type de plateforme qui mobilise, sur la durée, une variété, pas seulement de disciplines, mais aussi d’acteurs (chercheurs, enseignants, ou encore ingénieurs), la communication entre ces différents acteurs, d’une part, et entre les disciplines, d’autre part, se nourrissant mutuellement. Nous savons, par expérience, que la création, et le maintien dans la durée, de telles structures ne relèvent pas de l’évidence, ni pour les chercheurs, ni pour les institutions de recherche.

6Il ne s’agit ici que de trois éclairages forcément sommaires, mais qui veulent illustrer ce que pourrait être une « bonne interdisciplinarité », articulant réponses à des besoins pratiques et questionnements conceptuels, perspectives au long terme et réalisations ponctuelles concrètes. Bien entendu, il ne s’agit pas de processus simples, et ils conduisent régulièrement à des remises en questions et des doutes. Le maintien d’un cap interdisciplinaire suppose sans doute une perception de la complexité des situations, et une compréhension des conditions de cette complexité : « Comment conserver une conception complexe des individus en société lorsque les découpages disciplinaires d’abord, les spécialisations internes ensuite, contraignent les chercheurs à travailler sur des dimensions à chaque fois spécifiques des pratiques individuelles ? » (Lahire, 2012) Il suppose aussi un ensemble de conditions : nous en avons tenté d’en mettre en évidence dans cet article, des conditions épistémologiques, interactionnelles et institutionnelles.

7Saisissant l’opportunité de ce séminaire organisé par la revue Hermès, je voudrais pour finir souligner l’intérêt des interactions entre disciplines proches et lointaines à la fois, comme les didactiques – sciences de la diffusion d’un domaine de connaissances – et les sciences de l’information et de la communication :

8

Ce qui fait à la fois le défi et la chance de ces deux disciplines « transversales » quand elles s’intéressent à un sujet nouveau, c’est qu’elles sont moins encombrées que d’autres par des traditions paralysantes et peut-être, comme l’a souligné Armand Mattelart, « moins prétentieuses que d’autres à proposer des réponses à des questions mal posées ».
(Jacquinot-Delaunay, 2004)

9Cet intérêt m’est encore apparu récemment dans la codirection d’une thèse se situant entre ces deux disciplines : la thèse d’Anita Messaoui, soutenue le 15 novembre 2019 à l’ENS de Lyon, questionne les processus de développement de connaissances informationnelles, médiatiques et numériques, en contrastant le travail documentaire d’enseignants de mathématiques et d’anglais.

10Des interactions à penser de façon plus systématique dans un temps de métamorphose des supports de l’information et de la communication (Lamouroux et Trouche, 2017) ?

Note

Français

L’article, à partir d’une expérience de recherche en éducation, présente trois illustrations de ce que pourrait être une bonne interdisciplinarité, c’est-à-dire pensée à la fois pour l’action et la conceptualisation. Il en met en évidence le potentiel, pour le développement même des disciplines, mais aussi les conditions de réalisation, en termes d’approfondissement épistémologique, d’organisation de la communication, et de structure institutionnelle. Il propose finalement de cultiver les affinités interdisciplinaires.

  • affinité interdisciplinaire
  • approche documentaire du didactique
  • interdisciplinarité
  • recherches en éducation

Références bibliographiques

  • En ligneAdler J., « Conceptualising Resources as a Theme for Teacher Education », Journal of Mathematics Teacher Education, no 3, 2000, p. 205-224.
  • Alturkmani M.-D., Roubin, S., Piolti-Lamorthe, C., Trouche, L., et al., Penser les ressources de l’enseignement des mathématiques dans un temps de transitions 2017-2019. programme de l’institut Carnot de l’éducation : rapport scientifique des composantes PR 03 et PAE 21, IFÉ-ENS Lyon, 2019. En ligne sur : <https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02103459>, page consultée le 17/09/2019.
  • Artigue M., Gras, R., Laborde, C. et Tavignot, P., Vingt ans de didactique des mathématiques en France. Hommage à Guy Brousseau et Gérard Vergnaud, Grenoble, La Pensée sauvage, 1994
  • En ligneGueudet G. et Trouche, L., « Du travail documentaire des enseignants : genèses, collectifs, communautés. Le cas des mathématiques », Éducation et didactique, vol. 3, no 2, 2008, p. 7-33.
  • En ligneJacquinot-Delaunay, G., « Sic et Sed sont dans un bateau… », Hermès, no 38, 2004, p. 198-198.
  • Lahire B., Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil, 2012.
  • Lamouroux M. et Trouche, L. (dir.), Cultures numériques, éducation aux médias et à l’information, Paris, Canopé éditions, 2017.
  • Loisy C., Le Développement professionnel des enseignants à l’heure du numérique. Le cas du supérieur. Propositions théoriques et méthodologiques, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Lyon, ENS de Lyon, 2018.
  • Messaoui A., Développement de l’expertise documentaire des professeurs dans des situations de mutation de leur enseignement : le cas de professeurs de mathématiques et d’anglais, Lyon, thèse de l’université de Lyon, 2019.
  • Monaghan J., Trouche, L. et Borwein, J., Tools and Mathematics : Instruments for Learning, New York, Springer, 2016.
  • Pédauque, R. T. (coll.), Le Document à la lumière du numérique, Caen, C&F éditions, 2006.
  • Rabardel P., « Éléments pour une approche instrumentale en didactique des mathématiques », in Bailleul, M. (dir.), Actes de la dixième université d’été de didactique des mathématiques, Évolution des enseignants de mathématiques, rôle des instruments informatiques et de l’écrit. Qu’apportent les recherches en didactique des mathématiques, Caen, ARDM (association pour la recherche en didactique des mathématiques), 2009, p. 203-213.
  • Rabardel P., « Instrument subjectif et développement du pouvoir d’agir », in Rabardel, P. et Pastré, P. (dir.), Modèles du sujet pour la conception. Dialectiques activités développement, Toulouse, Octarès, 2005, p. 11-29.
  • En ligneSpérano, I., Roberge, J., Bénech, P., Trgalová, J. et Robert, A., « Exploring New Usages of Journey Maps : Introducing the Pedagogical and the Project Planning Journey Maps », in Bagnara, S., Tartaglia, R., Albolino, S., Alexander, T. et Fujita, Y. (dir.), Proceedings of the 20th Congress of the International Ergonomics Association, Berlin, Springer, 2018, p. 964-982.
  • Trouche L. (dir.), EducMap, pour une cartographie dynamique des recherches en éducation. Rapport de recherche PEPS (Projets exploratoires Premier Soutien), CNRS/université de Lyon, 2014. En ligne sur : <hal.archives-ouvertes.fr/hal-01546661>, page consultée le 19/09/2019.
  • Trouche L. (à paraître), « Pratiques collaboratives et réflexives autour de la conception des ressources de l’enseignement. Un nouveau regard sur les interactions enseignants/chercheurs », EducRecherche, Revue de l’Institut national de la recherche en éducation (Algérie).
  • Trouche L., Gueudet, G. et Pepin, B. (dir.), The « Resource » Approach to Mathematics Education, Cham, Springer, coll. « Advances in Mathematics Education », 2019.
  • Wenger E., Communities of Practice. Learning, Meaning, Identity, New York, Cambridge University Press, 1998.
Luc Trouche
Luc Trouche est professeur émérite de l’École normale supérieure de Lyon. Didacticien des mathématiques, il étudie le travail des professeurs à travers les ressources de leur enseignement, plus particulièrement les aspects collectifs de ce travail. Cette étude apparaît critique dans un moment de métamorphose numérique des supports de la communication et de l’information. Il a développé des collaborations internationales sur ce thème, en particulier avec le Brésil et la Chine. Dernier ouvrage : L. Trouche, G. Gueudet et B. Pepin (2019), The “Resource” Approach to Mathematics Education.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0098
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