1Quel(s) sens l’interdisciplinarité revêt-elle ? Quelles en sont les attentes « cognitives » sous-jacentes ? Quand, comment et par qui la « conversion interdisciplinaire » a-t-elle été opérée ? La diversité des réponses à cette dernière question manifeste les ambiguïtés qui sont attachées à ce qui est à la fois une conception du savoir et un type de recherche, une forme de connaissance et un mode opératoire. Comme volonté d’ouverture, l’interdisciplinarité est prise en charge par des institutions et orientée par des politiques scientifiques. Comme représentation philosophique d’une science unifiée, elle se présente comme une salutaire mise en communication de domaines d’études que des cloisonnements disciplinaires ont durablement séparés. De façon incantatoire, de nombreux appels à sa mise en œuvre ont été lancés ; des réserves ont été parallèlement exprimées, en raison de ce que peuvent avoir d’hasardeux les recherches qui s’en réclament. Ces indéterminations invitent à revenir sur le premier programme qui, sous l’appellation de « Synthèse », en a été tracé ; à revenir aussi sur ce que l’on pourrait nommer le « moment » de l’interdisciplinarité – des années 1960 aux années 1980. Ces retours à une histoire récente qui prend elle-même place dans la longue durée, ainsi que l’on va d’abord le rappeler, permettront peut-être de mieux jalonner la marche vers l’interdisciplinarité.
Contre la « science en miettes »
2L’interrogation sur la mise en communication des savoirs, s’est développée dans le contexte de ce que l’on s’est plu à nommer « la science éclatée ». Elle est solidaire d’une protestation contre « la science en miettes » engendrée par les excès de la spécialisation scientifique. Ce qui l’a conditionnée n’est pas libre d’équivoques : la prise de conscience des dommages qu’inflige l’enfermement disciplinaire y voisine avec la volonté de renouer avec un savoir unitaire. La perte de ce dernier a été consécutive à la relève du géocentrisme par l’héliocentrisme, c’est-à-dire, pour reprendre l’image de Koyré, au passage « du monde clos à l’univers infini ». C’en est alors fini du modèle astrobiologique du cosmos, du clair ordonnancement encyclopédique (enkuklios paideia) effectué par Aristote ; c’est aussi la faillite de la synthèse scholastique et l’afflux désordonné d’objets de connaissance sortis du cadre mental où ils prenaient sens. La formation, avec les académies, de communautés de savants, d’une part, et la confection de dictionnaires encyclopédiques, d’autre part, ont été les instruments de la lutte contre le morcellement et la dispersion du savoir.
3On peut tenir l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des Métiers (1751-1772) pour la première entreprise interdisciplinaire des temps modernes. Diderot et d’Alembert se sont en effet souciés, dans la confection des articles, d’établir des corrélations entre les concepts et les notions propres à chaque sujet traité. De l’entrée en communication de différents secteurs du savoir, plus ou moins éloignés les uns des autres, devaient naître à leurs yeux de nouvelles problématiques. Toute autre est L’Encyclopédie méthodique qui a pris la suite. Elle est composée d’une série de dictionnaires par matières dont la publication des 206 volumes s’est étalée sur un demi-siècle (1782-1832). Elle a consacré la prééminence de l’ordre disciplinaire qui a prévalu pendant tout le xixe siècle, et celle aussi du spécialiste sur le philosophe qui fait figure d’amateur éclairé. La désintégration du savoir unitaire d’antan s’est ainsi poursuivie, et la division du travail scientifique accentuée. Avec A.-M. Ampère, A. Comte, H. Spencer, le problème de la classification des sciences mobilisa infiniment plus l’attention que celui de leur connexion
La synthèse d’Henri Berr
4Il revient à Henri Berr (1863-1954) d’avoir ouvert la voie à l’interdisciplinarité et créé les conditions de ses réalisations. On ne l’a pas suffisamment souligné : on cherche en vain son nom dans la monumentale Encyclopédie philosophique universelle publiée par les Presses universitaires de France à la fin du xxe siècle. Son œuvre est pourtant considérable. Elle est tout entière placée sous le signe de la « synthèse », idée-force et véritable principe épistémologique. Pour opérer la synthèse des connaissances, H. Berr disposa de trois instruments qu’il mit successivement en place : la Revue de synthèse historique publiée à partir de 1900 ; en 1913, la collection « L’Évolution de l’humanité » ; le Centre international de synthèse (CIS), en 1925. Ce dernier fut le cadre des « Semaines internationales de synthèse » dont la première, conjointement consacrée à « L’évolution en biologie » et à « La civilisation – Le mot et l’idée », eut lieu en mai 1929. À plusieurs reprises, Berr s’est employé à préciser le but poursuivi, sans se payer de mots. « Il s’agit, tout en s’attaquant aux problèmes les plus hauts de la science, de ne pas quitter le terrain solide des faits » ; il faut, « même si elles ne parlent pas la même langue, étroitement unir la science et la philosophie » (1929). La tâche à accomplir ? Organiser la « coopération », « le travail de rapprochement », veiller à « la convergence des sujets traités », au maintien de « l’unité des idées directrices » (1931, 1). L’objectif à atteindre ? « Rendre la science plus synthétique » (1931, 2).
5Toutes ces Semaines, écrit Marina Néri (1997, p. 209), « ont été conçues en termes de colloques interdisciplinaires annuels ». L’adjectif échappe à H. Berr, mais non ce qu’il qualifie. Évoquant « La vie du Centre » dans la Revue de synthèse (1931, 2), il déclare que « Les problèmes d’“interscience”, l’étude des idées maîtresses des grandes disciplines, celle de diverses méthodes d’investigation et des grandes hypothèses doivent être au premier rang des travaux [du CIS] » (p. 129). Plus loin il précise : « La liaison fondamentale des sciences de la nature (mathématiques, physique, biologie) et des sciences de l’homme (histoire, psychologie, sociologie) est considérée ici comme un ressort essentiel pour l’exercice de la pensée […]. Cette liaison constitue pour nous, plutôt qu’un problème, un postulat. » Tout devait donc être mis en œuvre pour opérer le « rapprochement systématique des sciences » d’où sortiront « des progrès très remarquables » (Ibid.). Un « Dictionnaire d’histoire des sciences et de la philosophie dans leurs rapports réciproques » était annoncé en chantier (p. 130) comme « préparatoire à la synthèse générale ». Les questions les plus diverses furent abordées lors de ces Semaines : Science et loi (1933), La statistique (1935), Le ciel dans l’histoire et dans la science (1936), L’invention (1937), Qu’est-ce que la matière ? (1939). Aucune ne devait être traitée isolément ; les exposés, présentés par des savants appartenant à de multiples disciplines, se trouvaient suivis de substantielles discussions, rapportées in extenso. De ces échanges, une nouvelle compréhension des problèmes était attendue, étant entendu que « comprendre, c’est saisir la diversité dans l’unité, l’unité dans le divers ».
6Henri Berr aimait à dire, comme le rappelle E. Castelli Gattinara (1997) : « Nous faisons de la synthèse, nous ne faisons pas la synthèse. » Cette précision met bien en évidence la différence de son programme de recherches, pleinement interdisciplinaire, avec celui de O. Neurath, fondateur, en 1936, de l’Institut international pour l’unité de la science. L’auteur, avec R. Carnap, de La Conception scientifique du monde – le « manifeste du Cercle de Vienne » – se proposait de faire de cet Institut l’atelier d’une International Encyclopedia of Unified Science. Les premiers fascicules en parurent à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qui sonna le glas de cette publication. Le physicalisme donnait son armature théorique à la science unitaire ainsi conçue. En fait, l’unité de la science (Einheitswissenschaft) le cédait à la visée encyclopédique ; les disciplines s’y trouvaient davantage articulées les unes aux autres, comme chez Auguste Comte, qu’effectivement mises en connexion ; la constitution d’un langage commun à partir d’un lexique (à composer) des terminologies spécialisées – et donc l’établissement d’un langage symbolique international – restait le premier but de l’entreprise. En définitive, Neurath comme artisan d’une conversion interdisciplinaire aura joué un rôle moins important que J. Piaget, dont le programme de recherche se situe dans le droit fil de celui de Berr.
7En 1955, Piaget créait à Genève le Centre international d’épistémologie génétique (Cieg). Il avait fait, en 1931, une brillante communication à la Semaine de Synthèse sur L’individualité. Le Cieg rassembla des biologistes, des physiciens, des mathématiciens, des logiciens, des neuropsychologues, dont les contributions croisées à l’étude d’un thème donné firent l’objet d’un symposium annuel – par exemple le problème de la construction du nombre (1960), l’épistémologie de l’espace (1964), l’épistémologie du temps (1966) – organisé dans l’esprit du CIS de Berr. Déjà, l’apparition de la cybernétique avait montré la fécondité de telles collaborations à la construction d’un paradigme de la conception scientifique, en l’occurrence, avec les travaux de N. Wiener (1948), C.E. Shannon et W. Weaver (1949), celui de la « théorie de l’information ». Celle-ci inspira à L. Brillouin, actif dans le groupe de Berr, une partie de son œuvre : La Science et la théorie de l’information (1956), Vie, matière et observation (1959). Avec L. Bertalanffy, c’est une conception totalisante du « système » qui fut étendue à nombre de disciplines ; elle est exposée dans un recueil d’articles, General System Theory (1968), où est mis en évidence le caractère transdisciplinaire de certains principes et d’équations différentielles, tous et toutes s’appliquant à la physique, à la chimie, à la démographie. La théorie générale des systèmes et la démarche transdisciplinaire qui lui est inhérente exercèrent une grande influence sur de nombreux chercheurs, notamment E. Laszlo, auteur d’un important ouvrage : Le Systémisme : vision nouvelle du monde (1972)
Le moment interdisciplinaire
8En France, des mots nouveaux firent leur apparition pour nommer ces recherches, l’adjectif précédant toujours le substantif : en 1959, interdisciplinaire (interdisciplinarité, 1968) ; vers 1960, multidisciplinaire ; en 1966, pluridisciplinaire. On notera que ces trois termes reçoivent dans le Robert une identique définition : « Ce qui concerne plusieurs disciplines ». En 1970, Piaget mettait en circulation transdisciplinaire : « qui, selon le même dictionnaire, traverse les frontières entre disciplines ». Ces frontières, particulièrement celles qui séparent la biologie et la physique, allaient être traversées par une pléiade de scientifiques. Dans le prolongement des apports de Shannon et de Brillouin, H. Atlan publiait, en 1971, L’Organisation biologique et la théorie de l’information, en 1979, un Essai sur l’organisation du vivant où il introduisait le principe de hasard organisateur et posait la question de savoir si un système social est naturel ou artificiel. Stabilité structurelle et morphogenèse (1972) de R. Thom posait les fondements de la théorie des catastrophes, source de recherches spécialisées et interdisciplinaires en ce qu’elle concerne les modèles mathématiques et la biologie structurale aussi bien que la pensée et le langage. Un an plus tard, Th. Vogel (Pour une théorie mécaniste renouvelée) démontrait la possibilité d’élargir le domaine du mécanisme aux sciences biologiques et aux sciences sociales.
9Ce « moment » de l’interdisciplinarité a été marqué par un directeur de recherche au CNRS : P. Delattre (1926-1985). Son apport ne s’est pas limité à la publication d’un « essai d’analyse épistémologique », Système, structure, fonction, évolution (1971), contribution majeure à la constitution d’une épistémologie de l’interdisciplinarité ; il a fourni une armature conceptuelle et un cadre éditorial aux « recherches interdisciplinaires ». Sous ce titre paraissent ainsi, dans la collection qu’il dirige chez Maloine-Doin, Structure et dynamique des systèmes (1976), L’Idée de régulation dans les sciences (1977), ouvrages coordonnés par un mathématicien, A. Lichnerowicz, un économiste, F. Perroux, un historien de la littérature française, G. Gadoffre, tous trois organisateurs des « Séminaires interdisciplinaires du Collège de France ». Sous ce titre paraît aussi, sous sa signature, un long article dans la seconde édition (1978-1983) de l’Encyclopaedia Universalis. Ce moment de l’interdisciplinarité est également celui de la création (1982) du Centre de recherche en épistémologie comparée (Crea) par J.-P. Dupuy et J.-M. Domenach, et de la publication de ses Cahiers où sont posées les bases d’une interdisciplinarité cognitiviste. C’est enfin celui, au CNRS, des Programmes interdisciplinaires de recherches (PIR), mis en place à partir de 1975, « l’année de l’interdisciplinarité » (D. Guthleben, 2009), et du lancement, par D. Wolton, du programme pionnier « Science, technique, société » (STS, 1980-1985), accompagné d’une série de Cahiers qu’il a dirigés.
10Rappellera-t-on que la percée de l’interdisciplinarité ne fut pas unanimement saluée ? Des résistances se manifestèrent. Ainsi, le « niveau de réalité morphologique-structural » conceptualisé par R. Thom fut vivement contesté, et la partie biologique et linguistique de sa théorie violemment attaquée. Ainsi, le livre Pour une philosophie du nouveau développement (1981) de F. Perroux fut sévèrement critiqué. Les théoriciens de l’économie « standard » qualifièrent péjorativement son auteur de « philosophe » pour s’être livré à des spéculations incertaines. En vérité, il exploitait les concepts et les méthodes qu’il avait introduits dans Unités actives et mathématiques nouvelles (1975), dérangeante « révision de la théorie de l’équilibre économique ». On se dispensera de s’étendre ici sur les obstacles qui se sont dressés devant les avancées de la pensée et des pratiques interdisciplinaires, ils sont bien connus : conformisme et corporatisme, poids des partitions institutionnelles, sécurité offerte par la connaissance « endisciplinée », certitude que la croissance du savoir est liée à la spécialisation, etc. G. Gusdorf (1972) fut un des premiers à les avoir clairement discernés, à voir aussi que « La connaissance interdisciplinaire ne peut progresser que par l’éducation du sens interdisciplinaire », et qu’elle « implique une véritable réforme des structures mentales ». C’est précisément, près d’un quart de siècle plus tard, la tâche qu’a prise en charge F. Taddei, fondateur, avec A. Lindner en 2005, du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI). Adossé aux universités Paris Descartes et Paris Diderot, le CRI place au premier rang de son programme les approches éducatives et l’innovation pédagogique, comme celle aujourd’hui des « savanturiers ».
11Côté CNRS, la présente décennie a vu une montée en puissance de l’interdisciplinarité. En 2011 était créée la Mission pour l’interdisciplinarité (MI). Devenue fin 2018 Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (Miti), cette organisation est dirigée par S. Blanc. « À l’écoute des grandes questions de demain à travers les défis, elle est attentive au frémissement d’idées nouvelles ». Les projets thématiques (risques naturels, biomimétisme, modélisation du vivant, mutations alimentaires), les projets exploratoires premier soutien (Peps), les « pépinières interdisciplinaires sur site » (PI) ainsi que la vingtaine de réseaux mobilisés sont en majorité orientés par et pour les sciences « dures », ces dernières jouant encore ici le rôle de modèle. Un « rapprochement innovant » est certes visé dans cette interface entre disciplines ; mais cette interface prend d’abord la forme d’un échange de services plus ou moins intéressé ; la mutuelle compréhension est seconde – et l’ouverture mesurée, chaque discipline restant maître de ses codes et procédures spécifiques sur lesquels elle n’est guère disposée à débattre. L’épistémologie comparée, si bien ancrée dans le centre de Berr, n’a guère retenu l’attention. On rappellera, qu’associée à l’interdisciplinarité, elle est un des domaines d’études privilégiés par la revue Hermès que D. Wolton a créée en 1988. Au total, la « réforme des structures mentales » que suppose l’interdisciplinarité semble ne s’être nulle part accomplie de façon satisfaisante. S’il est vrai, en effet, comme le dit Gusdorf, que l’« intelligence interdisciplinaire » procède d’une fin de non-recevoir opposée à toutes les épistémologies de la dissociation, elle n’est décidément pas la chose la mieux partagée du monde. Plaisant paradoxe : son éducation conduit actuellement à faire des « recherches interdisciplinaires » une « spécialité » – quelque peu singulière parmi d’autres.