CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Brigitte Chapelain : Votre écriture se nourrit essentiellement, me semble-t-il, des sensations et des perceptions de votre univers sensoriel. Vous écrivez dans La Chambre noire de Longwood : « Sentir, humer. Absorber les bruits, les odeurs, les images. C’est le dépôt qui se forme sur le passé qui me passionne… »

2Jean-Paul Kauffmann : L’olfaction joue un rôle essentiel dans mes livres. Tout est parti du milieu d’où je viens. Mes parents étaient boulangers-pâtissiers dans une commune d’Ille-et-Vilaine. J’ai baigné dans un univers d’odeurs d’une richesse extraordinaire. L’odeur du pain, les effluves du four, le parfum des différentes pâtes à gâteaux et des crèmes s’entremêlaient, émettant chacun leur arôme comme les instruments d’un orchestre. Dans cet ensemble symphonique, je m’évertuais à reconnaître et à identifier les notes. Un exercice d’élucidation qui était aussi un jeu. Mais ce n’est pas le tout de débusquer une odeur, encore faut-il savoir la communiquer à autrui. Dans le vin, le plaisir de la dégustation est avant tout celui du partage. Exprimer ses sensations, les échanger augmente le plaisir.

3Brigitte Chapelain : Les autres sens sont très présents également.

4Jean-Paul Kauffmann : Oui les cinq sens [1] sont mis à contribution. C’est par leur intermédiaire que je veux obtenir l’adhésion du lecteur. Au lieu de se neutraliser, ces cinq sens se répondent et se prolongent comme s’ils étaient en résonance. L’œil écoute, comme dirait Claudel. Le goût palpe. De toute façon, l’odorat et le goût sont étroitement liés. Quand vous êtes enrhumé, vous perdez l’organe du goût. Ce que j’ai aimé dans Venise, sujet de mon dernier livre, c’est la capacité de cette ville à aviver les cinq sens, d’où parfois une sensation de griserie, proche de l’ivresse. À cause de l’élément liquide, les sons à Venise vibrent, se répercutent d’une manière envoûtante, à la fois fluide et magnétique. L’ébranlement de l’air n’est pas le même qu’ailleurs. C’est ce qu’a essayé de communiquer dans ses œuvres le compositeur Luigi Nono, d’origine vénitienne. En fait, je m’adresse au corps du lecteur. Je l’oblige à se replacer dans l’acte de sentir, de voir, de toucher, d’entendre.

5Brigitte Chapelain : Dans La Maison du retour, les couleurs, la végétation, le vent, les bruits, les animaux participent à une sorte de renaissance.

6Jean-Paul Kauffmann : Cette maison que j’ai achetée après ma libération en 1988 a beaucoup compté dans ma réadaptation et dans mon retour parmi les vivants. J’ai habité une maison longtemps inoccupée que deux maçons restauraient. Dans le même temps, je me réparais moi-même. Cette maison se trouve au milieu de la forêt. Le spectacle de la nature a remis en état chez moi ce qui était endommagé. Je me sentais totalement ajusté à la météorologie, en communion avec les arbres, le silence. C’est ce que j’aime d’ailleurs dans la randonnée que je pratique depuis trente ans : un rapport à la lenteur, à la solitude, au silence. Le contact des pieds avec le sol pour en apprécier la dureté ou le moelleux. Penser avec ses pieds, l’expression n’est nullement péjoratif pour moi. L’activité consciente s’exerce par cette activité au sol, au monde naturel que le pas palpe ou ausculte pour transmettre chaque impression au reste du corps. J’aime sentir cette force tellurique lorsqu’elle frémit au bout des orteils.

7Brigitte Chapelain : Vous appelez grâce le détail qui réajuste l’ensemble dans un paysage abîmé…

8Jean-Paul Kauffmann : La grâce, c’est le sujet de Remonter la Marne. Au fond, la question posée était la suivante : ce vieux pays abîmé, épuisé, a-t-il encore la grâce ? Cette grâce dans les mouvements, dans la parure, dont Michelet a dit que c’était « l’art véritable de la France ». Beaucoup de sites sont endommagés par une agriculture intensive ; l’espace s’américanise, mais surgit souvent un détail qui opère comme un flash ou un coup de théâtre et rachète l’ensemble. Une sorte de conversion imprévue, un effet de surprise. Par exemple, au milieu d’une plaine céréalière dégarnie, un chêne solitaire qui aurait dû être rasé. Ce peut être aussi un chemin creux ou un vieux talus arboré dans un lotissement parvenant à donner une âme à l’ensemble. Certains ouvrages d’art sur la ligne TGV remplissent et embellissent parfois le vide d’un paysage, comme une ponctuation. Est-ce la grâce ? Pour moi, c’est l’inattendu, l’inexplicable, l’inspiration, un ordre gratuit qui relève peut-être d’un art de la représentation encore présent. J’ose dire que le paysage jardiné qu’est la France résiste.

9La grâce est pour moi aussi « l’instant parfait » évoqué par Sartre dans La nausée. Ces moments très rares de plénitude où tout concorde et coïncide, comme dans une rencontre miraculeuse. Mais il faut savoir attendre ce qui ressemble à une échappée. Cela ne peut survenir que dans une forme de lenteur, de lâcher-prise, de désengagement. De disponibilité.

10Brigitte Chapelain : Dans Venise à double tour, vous vous interrogez sur ce qu’il peut subsister d’une chose disparue. Vous utilisez le terme trace.

11Jean-Paul Kauffmann : Je me vois comme un « chasseur de traces ». Je reviens souvent bredouille, mais c’est la chasse qui importe. Une expression de Lévinas, « la luisance de la trace », que je trouve belle, m’a toujours intrigué. Que veut-il signifier ? Peut-être qu’elle est d’autant plus lumineuse qu’elle ne se voit pas ? La trace immatérielle qui agit sans se manifester. En tout cas, je suis à la recherche de l’indice – l’indice n’est pas la preuve, il indique une probabilité. L’indice exige d’être interprété en vue de produire un message intelligible. J’ai construit la plupart de mes livres sous la forme d’une enquête policière. Quelque chose s’est produit, un fait. Cet événement tragique ou exceptionnel est révolu. Il importe de le reconstituer et de remonter à l’origine pour qu’ait lieu la divulgation, le dévoilement final. Mais je sais bien qu’il est impossible d’accéder au passé. Ce n’est pas faute d’essayer. Par le pouvoir des mots. Mais on sait bien que ce n’est que de la prestidigitation. Il y a quelque chose d’inentamable, un noyau dur dans ce qui fut. Un vide, un silence impossible à combler. Nous sommes tous à la recherche de ce centre inatteignable, avec la certitude qu’on reviendra bredouille. Encore une fois, c’est la quête qui importe. Je cite toujours cette phrase d’un chevalier errant, dans Chrétien de Troyes : « Je cherche ce que je ne puis trouver ».

12Brigitte Chapelain : Vous vous laissez envahir par les bruits, les odeurs, les images. N’est-ce pas un exercice d’imprégnation ?

13Jean-Paul Kauffmann : Oui, un peu, comme chez le commissaire Maigret. C’est par l’imprégnation qu’il cherche à comprendre et se laisse peu à peu pénétrer par les impressions que produit l’environnement de la victime – ou de l’assassin. Il absorbe tout à l’aide de ses cinq sens, comme une éponge. Mais à la fin, c’est le sixième sens, l’intuition, qui, d’une pression, expulse en quelque sorte la vérité. Le fameux déclic simenonien.

14Brigitte Chapelain : Dans cette recherche du passé, le paysage, l’architecture, mais surtout les odeurs jouent un rôle.

15Jean-Paul Kauffmann : Il arrive qu’on retrouve des lieux pratiquement intacts, comme le champ de bataille d’Eylau, mais c’est très rare. Longwood aussi n’a guère subi d’atteintes. Leur éloignement les a protégés. Ce qui m’intéresse, ce sont les lieux où l’Histoire a débordé. Puis elle s’est retirée. C’est l’étiage qui est passionnant. Des traces, il y en a partout. Et quand il n’y en a pas, demeure une présence. Invisible, elle ne saurait s’effacer. Tous ces paysages, finalement, je les envisage comme des êtres vivants. J’essaie de tracer leur portrait physique et moral. Ils sont contents d’exister. Parfois, ils se mettent à parler, il faut les écouter. Beaucoup de lieux où s’est déroulé un événement grave ou tragique sont hantés. Une présence les habite. Ces lieux émettent des sensations pareilles à des ondes qui se propagent dans l’espace. J’ai parlé dans La Chambre noire de Longwood de « floculation du souvenir », comme si, à un moment, se produisait dans l’air une opération où toutes ces propagations prenaient corps et se cristallisaient. Tout cela peut apparaître factice, « littéraire », pour tout dire. Mais la littérature est aussi préposée à la résurrection du monde des fantômes, à faire revenir ce qui a disparu. C’est même, selon moi, cette capacité de revenance qui la caractérise.

16Dans cet exercice, il faut encore revenir au rôle des odeurs, car il est capital. Longwood, c’est d’abord une odeur. L’odeur de la captivité : l’humidité, le confinement, la putréfaction des tropiques. Il est probable que ces effluves de décomposition, très présente à Sainte-Hélène, ont mis Napoléon face à sa propre fin. C’est un homme qui avait un odorat particulièrement développé. Très sensible par exemple aux odeurs sui generis. Il s’aspergeait d’eau de Cologne. Détestant par exemple l’odeur de la peinture. Pendant qu’on aménageait Longwood, c’était sa hantise.

17J’essaie de déterminer l’odeur des lieux que je décris. Dans mon livre sur les églises fermées de Venise, je me suis évertué à décrire l’odeur de chacun de ces sanctuaires. L’odeur de salpêtre et d’humidité prédomine, mais ce n’est pas suffisant. Il faut être plus précis. C’est là que les difficultés commencent. Rien de plus délicat que de faire partager une sensation olfactive. Nous sentons chacun à notre façon, très différemment, alors que nous voyons en gros les mêmes choses. On ne peut procéder que par analogie ou métaphore. Dans certains de ces édifices flotte ainsi une odeur de paraffine, qui est peut-être la trace de bougie. Ailleurs, j’emploie une expression telle qu’une « odeur jaunie ». A priori, cela ne veut rien dire, je veux simplement faire passer l’idée d’une odeur fanée, un peu usée, qui garde la trace lointaine de sa fraîcheur et de son éclat originels. Ces églises où l’air et la lumière ne pénètrent pas, où le temps s’est compressé, emprisonnent un champ olfactif absolument extraordinaire.

18Brigitte Chapelain : Vous dialoguez souvent avec d’autres écrivains.

19Jean-Paul Kauffmann : Dans mes livres, j’ai toujours eu besoin de médiateurs, des écrivains pour la plupart. J’aime leur présence enveloppante. Ils sont associés à cette quête, à cet exercice d’imprégnation. Quand je suis revenu deux cents ans plus tard sur le champ de bataille d’Eylau, il était indispensable pour moi de convoquer le colonel Chabert. Dans le roman de Balzac, il fait partie de la grande charge de Murat, l’un des événements les plus spectaculaires de l’histoire militaire européenne. La figure de Chabert s’ajoute aux acteurs contemporains qui composent le livre. Chabert, personnage imaginaire, est si j’ose dire, l’être humain le plus « vivant » de ce récit, qui est avant tout une interrogation : que reste-t-il d’Eylau, qui fut une boucherie, deux siècles plus tard ? Sur le champ de bataille peu défiguré, on peut marcher sur les morts qui remontent à la surface. La terre ne cesse de travailler, elle expulse régulièrement squelettes, boulets, fusils. Balzac sert de pivot à mon récit, qui tourne autour de ce mort-vivant qu’est Chabert. Il est l’intercesseur. Dans La Maison du retour, Virgile joue ce rôle à travers un volume laissé par l’ancien propriétaire. L’auteur des Géorgiques raconte l’épopée de l’homme face à la nature, le cycle des saisons, la stabilité d’un monde apparaissant comme un âge d’or. Mon livre relate le retour chez les vivants après ma délivrance. Qu’est-ce que Les Géorgiques sinon l’histoire d’une résurrection ? Dans Remonter la Marne, La Fontaine me sert de relais. Le héron, le renard, les bûcherons qui peuplent ses Fables sont toujours là, au bord de cette Marne que j’ai remontée à pied. Rien n’a changé, au fond. Notre époque a la vanité de croire qu’elle vit une situation inédite, qu’un point de non-retour a été atteint. Je pense au contraire que nous vivons dans un monde où rien ne disparaît vraiment. On en revient toujours à la trace…

20Brigitte Chapelain : Le vin auquel vous avez consacré plusieurs textes est porteur de traces…

21Jean-Paul Kauffmann : Déguster un vin, c’est savourer aussi le paysage dans lequel il est né, l’architecture du château, l’homme qui l’a élaboré. Mais on n’a pas toujours la chance de connaître ce contexte, cet environnement qui augmente le plaisir. C’est le privilège du journaliste, je le reconnais. Il est certain que le vin nous parle, mais nous savons de moins en moins l’écouter. Il raconte une histoire – à nous de la déchiffrer, d’en reconnaître la valeur par l’interprétation. Son sens n’est pas donné, c’est à nous de le découvrir. La dégustation d’un vin est un face-à-face. Mais il faut se laisser porter, ne pas accepter l’autorité de l’étiquette et surtout se conformer à son propre jugement. La dégustation est une bonne école du discernement personnel. Discerner, c’est-à-dire séparer, démêler ce qui relève des artifices et des conventions de ce qui exprime une authenticité telle que la vérité du terroir. Cependant, ne perdons pas de vue que le vin est d’abord une affaire de plaisir. Un plaisir des papilles dont on peut se contenter, mais qui peut réjouir en plus le cœur si on prend la peine d’approfondir, d’expliquer et de communiquer ses sensations. La notion de partage est essentielle. Rien de plus triste que de déguster un vin en solitaire. La difficulté dans cette mise en commun est de trouver un langage compréhensible qui fasse l’unanimité. La dégustation ne souffre pas de l’à-peu-près. C’est la raison pour laquelle elle a tendance aujourd’hui à partir dans tous les sens. C’est un vrai problème.

22Brigitte Chapelain : Vous parlez de « standardisation de l’éventail gustatif »…

23Jean-Paul Kauffmann : Il est certain qu’on assiste comme pour le reste à une globalisation du goût, un modèle qui tend à devenir unique et valant à l’échelle planétaire. La tendance va pour les vins à la souplesse, au rejet de l’acidité et de l’amertume.

24Brigitte Chapelain : En quoi le vin de Bordeaux est-il un « vin initiatique » ?

25Jean-Paul Kauffmann : Il me semble qu’il exige une initiation, en tout cas un apprentissage. C’est un vin qui ne se donne pas d’emblée, surtout en sa jeunesse, où il peut montrer une certaine sévérité. Cette remarque vaut surtout pour les vins du Médoc, où règne le cabernet-sauvignon, cépage d’une très grande profondeur et d’une incroyable complexité. Jeune, il peut se révéler austère, et même ingrat. C’est lui qui confère au Bordeaux ce « toucher », cette structure qu’un bourgogne ne possède pas, mais celui-ci détient d’autres atouts. Le bordeaux est un vin dont le palais perçoit aussitôt la trame. C’est un vin que l’on palpe en bouche alors que le bourgogne joue plus sur les parfums et la finesse, ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que le bordeaux manque d’élégance. Le pinot noir, cépage roi de Bourgogne, me fascine de plus en plus. Il possède quelque chose d’insaisissable et d’énigmatique, comme s’il était impossible de parvenir à un « centre », une sorte de point aveugle, cette part inconnue qui renferme sa véritable nature. De toute façon, tous les grands vins possèdent cette zone d’obscurité, hermétique, indicible. Dans cette région impossible à atteindre gît ce qui est le plus délectable dans un grand vin.

26Brigitte Chapelain : Le bourgogne passe pourtant pour un vin plus facile…

27Jean-Paul Kauffmann : Il l’est seulement en apparence. Mais à mesure qu’on le pratique, quelque chose nous échappe dans sa complexité. On ne peut contester à Robert Parker, le gourou américain du vin, ses dons prodigieux de dégustateur. Eh bien, il avoue son impuissance à saisir la singularité de ce pinot noir bourguignon, qu’il qualifie de « plus glorieux et plus sensuel qui soit ». Il parle même de « mystère ». Dans le vin, comme dans le domaine de l’art et de la littérature, tout n’est pas donné. Il faut accepter cette part qui refuse de se révéler et défie l’explication. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut renoncer à accéder à ce noyau secret. Quelques dégustateurs, très rares, parviennent à s’en approcher.

28Brigitte Chapelain : La captivité revient dans certains de vos personnages historiques (Raymond Guérin, Napoléon). Est-ce une manière de distiller votre propre expérience ?

29Jean-Paul Kauffmann : C’est de biais, par des moyens indirects, que j’ai évoqué dans mes premiers livres ma captivité. Peu à peu, je me suis enhardi, essayant d’être plus explicite. Tous mes livres évoquent l’enfermement, mais je n’ai jamais expressément raconté ces trois années, sinon par bribes. De toute façon, je ne pense qu’il faille désigner frontalement les choses. En littérature, je préfère la manière allusive, le sens implicite. Peut-être parce que j’éprouve une extrême difficulté à raconter ce qui s’est réellement passé. C’est au-dessus de mes forces. Je n’y arrive pas. Et je sens que j’ai laissé passer l’occasion. À quoi d’ailleurs cela servirait-il ? La littérature n’est pas faite pour réparer. Sa fonction n’est pas thérapeutique. On ne guérit jamais d’une telle histoire. J’irai même jusqu’à affirmer que je n’ai pas envie d’en guérir. Elle appartient à mon être profond, à ma substance la plus intime. Essayer de s’en débarrasser reviendrait à renier l’être souffrant que je fus. Je veux lui rester fidèle. Mais je ne suis pas non plus obsédé par cette épreuve. Plus de trente ans se sont écoulés depuis ma libération. Le choc s’est atténué, même si des ondes sismiques, qui ressemblent plutôt à des rappels, peuvent de temps à autre se manifester. Les rappels, ça n’est pas trop grave. Une manière de me reconduire à ce que je fus et de me signifier que je suis lié à jamais à ce pauvre hère qui appelait à l’aide. Les cauchemars que je fais parfois font partie de ces rappels. Je me dis que mon inconscient est du genre insistant. Oserai-je affirmer que je le trouve même à l’occasion un peu lourd ?

30Brigitte Chapelain : Après votre libération, vous avez voulu retrouver les sœurs du domaine de la Solitude, près de Bordeaux. Pourquoi ?

31Jean-Paul Kauffmann : Un de mes derniers articles sur le vin avant mon enlèvement relatait une visite à la Solitude, qui est aussi un domaine viticole. J’ai souvent pensé à ces sœurs pendant ma captivité. Ce monde clos et cette vie vouée à la méditation et à la prière ne ressemblaient en rien à ce que je vivais. Une chose m’avait frappé chez elles : leur enjouement. Une forme de gaîté assez perturbante. Tant de renoncements ! Elles n’étaient nullement entamées par la morosité et la tristesse. Je m’étais promis de les revoir si j’en sortais vivant. Ça tombait bien, car elles avaient manifesté la même intention. Il faut dire qu’elles avaient beaucoup prié pour moi. Le premier mot que je leur ai dit est : « Vous voyez, vous avez été exaucées ! » Je ne sais pas si j’ai la foi. Cette question n’est toujours pas réglée pour moi. J’ignore si je crois à la communauté des saints, mais je pense que c’est une formidable invention. Si un membre de la communauté souffre, tout le corps souffre. Un membre dans l’épreuve doit pouvoir compter sur la solidarité collective, comme sur un fonds commun dans lequel il peut puiser. Je voulais les remercier et souligner le lien mutuel qui nous attachait.

32Brigitte Chapelain : Vous dites que dans la solitude et le silence de votre cellule, vous n’avez jamais été aussi proche de Dieu…

33Jean-Paul Kauffmann : C’est vrai. Vous vous trouvez dans un tel dénuement. Dépouillé de tout. Il n’y a plus de barrière. Si bien qu’au retour, vous avez le sentiment – ou l’illusion – d’être un homme neuf. « Dépouiller le vieil homme », comme dit Saint Paul. Vous croyez y être parvenu. Tout a été détruit, vous avez l’impression de recommencer à zéro. C’est une sensation assez grisante. Tout repeupler. Mais le vieil homme revient vite, les mauvaises habitudes, l’ego… Difficile d’effacer celui qu’on fut. Il est certain qu’en redevenant libre, vous vous éparpillez et la proximité avec Dieu s’éloigne.

34Brigitte Chapelain : Vous confiez dans La Maison du retour avoir été sauvé par la lecture plus que par la littérature…

35Jean-Paul Kauffmann : J’ai pu disposer de quelques livres pendant ces trois années. Dans pareille situation, on peut éprouver de purs instants de bonheur. L’octroi d’un livre en fait partie. Vous n’allez pas vous contenter de lire une fois, mais deux, mais trois, vingt fois. Vous allez inventer toutes sortes de jeux avec lui. Le lire à l’envers, commencer par le dernier chapitre. C’est un mois, un mois et demi de gagné sur la solitude et la menace toujours présente. Je ne sais pas où nos ravisseurs prélevaient les livres qu’ils consentaient à nous apporter de temps à autre, mais il m’est arrivé de lire un ou deux romans à l’eau de rose de la collection Harlequin. Figurez-vous que cela me faisait énormément de bien. Une voix venait de l’extérieur. Une voix bien fluette, un peu fausse mais, d’une certaine façon, consolante : je n’étais plus seul. Une présence amie était là. Je m’appuyais sur elle. Un livre, quel qu’il soit, c’est un témoin sur lequel vous pouvez toujours compter. Par son existence, il certifie que vous n’êtes plus abandonné. Non seulement vous n’êtes plus abandonné, mais transporté. Le livre comme évasion prend ici tout son sens. Pour le coup, vous faussez compagnie à vos geôliers. J’ai lu avec tant d’intensité et de concentration, j’étais tellement absorbé par le texte qui infusait en moi, que je peux témoigner de la chose suivante : on n’est pas captif 24 heures sur 24. À certains moments, vous échappez à votre sort. Vous n’êtes plus enfermé. Ainsi la vie nocturne n’est pas comprise dans l’existence du prisonnier. Je n’ai pas fait un seul cauchemar pendant ma détention. Une captivité comme la mienne, c’est en fin de compte une odyssée très étrange. Une vie de silence, mais remplie de mouvements et de phénomènes très curieux. Je suis peu doué en anglais. Il n’empêche que j’ai lu sans problème des romans dans cette langue. Notamment A New Life de Bernard Malamud, qui compte parmi mes souvenirs les plus saisissants. Comment suis-je parvenu à comprendre l’histoire et ses péripéties ? Je serais aujourd’hui incapable de lire un roman en anglais. Je ne m’explique pas un tel miracle. Aurai-je inventé, comblé ou dénaturé certains passages ? Mais comment ces fautes de sens ont-elles aussi bien fonctionné ? Peut-être le régime d’exception auquel est soumis un otage, qui n’est pas un prisonnier comme un autre, permet-il pour un temps limité d’acquérir des pouvoirs exceptionnels, une sorte de voyance. Je n’y crois guère. La seule explication est que je n’avais pas d’autre choix que de lire ce livre si je voulais échapper à une condition insupportable. Au fond, c’est peut-être la paresse qui m’empêche à présent de m’attaquer à un texte en langue étrangère.

36Brigitte Chapelain : Quelle communication avez-vous établie avec vos geôliers ? Quelles relations peuvent s’instaurer ?

37Jean-Paul Kauffmann : Très difficile au début. C’étaient des types très jeunes, complètement déstructurés. Ils se figuraient que la religion suffisait à leur conférer une ossature, mais ils donnaient l’impression étrange de toujours flotter. C’étaient des fanatiques, mais des fanatiques de films américains. Ils en regardaient à longueur de journée, Rambo et tout le reste. C’étaient des déracinés, chassés du Liban Sud et réfugiés dans la banlieue sud de Beyrouth. Très crédules et très paranoïaques. Ils avaient un rapport violent avec les objets et cassaient tout dès que ceux-ci leur résistaient. D’une certaine façon, ils auraient voulu être « aimés », si ce mot avait un sens pour eux. Il ne faut pas mésestimer chez eux un côté, disons affectif, pour aller vite. Je suis sûr qu’ils se prenaient pour des résistants si on veut chercher pour nous des équivalents. Ce désir insistant chez eux de vouloir pactiser avec leurs prisonniers était pour nous source de malentendus et d’incessants désagréments. Après avoir voulu faire copain-copain, ils changeaient radicalement d’attitude la minute d’après. C’étaient en fait des individus immatures, perdus, obéissants à leurs impulsions. En même temps, se trouver avec eux en situation perpétuelle d’affrontement n’était pas tenable. Nous dépendions totalement d’eux. C’était eux qui nous apportaient la nourriture, ils nous emmenaient aux toilettes. Nous étions faibles, ils adoraient exercer leur domination. Les relations se sont améliorées du jour où ils ont compris que chacun devait rester à sa place. Quand ils se sont mis à assumer strictement leur rôle de geôlier, les rapports sont devenus moins conflictuels. C’étaient des êtres simples et manipulables. Leurs chefs avaient su les modeler à leur convenance. L’un d’eux, Imad Moughnieh, était un type impitoyable et cynique. Il venait parfois nous rendre visite. Longtemps après notre libération, j’ai appris qu’il avait sauté à Damas dans un attentat à la voiture piégée. Je n’ai pas pleuré en apprenant la nouvelle.

38Brigitte Chapelain : Peut-on pardonner ? Peut-on oublier ?

39Jean-Paul Kauffmann : J’ai pardonné non par vertu mais par hygiène mentale. À la longue, le sentiment de vengeance consume votre être et vous anéantit. Extirper la vengeance est une réaction de survie, une façon de trouver la paix. L’injonction du Christ : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent », Matthieu, 5,44, me paraît difficile à mettre en pratique. Je sais bien qu’il faut y tendre, mais pour ma part, je n’y suis pas parvenu. L’amour et le pardon sont pourtant essentiels dans l’enseignement de l’Évangile. La phrase connue : « Je pardonne mais je n’oublie pas » est une blague. Elle comporte une arrière-pensée qui constitue une restriction inconciliable, me semble-t-il, avec le pardon.

40Brigitte Chapelain : Le journalisme, vous avez aimé ce métier…

41Jean-Paul Kauffmann : Ce choix repose sur un malentendu. J’aimais la littérature. Le métier qui s’en rapproche le plus, croyais-je, était le journalisme. Une même façon de s’exprimer par le langage écrit. Très vite je me suis aperçu que ce n’était pas la même chose. Mais sur ce point, j’ai évolué. Aujourd’hui, je pense que la frontière entre les deux est de plus en plus poreuse. Je suis passé par l’École supérieure de journalisme de Lille. Nous étions formés pour exercer une forme d’apostolat, des sortes de hussards noirs de l’information, qui allaient s’adresser non pas à des consommateurs, mais à des citoyens.

42Brigitte Chapelain : Qu’aimiez-vous dans ce métier ?

43Jean-Paul Kauffmann : C’est un mode de vie. On est toujours en mouvement. Un côté imprévisible. Débarquer comme cela, à l’improviste, dans la vie des gens sans autre légitimité que celle d’être journaliste. À présent, c’est une autre histoire. Mais à l’époque, dans les années 1970-1980, c’était très excitant. J’avais le sentiment de me balader dans l’existence, d’assouvir mes curiosités personnelles qui coïncidaient avec les préoccupations de mon journal. Vous connaissez le mot : « Le journalisme, ce n’est pas vraiment un métier, mais c’est toujours mieux que de travailler. » Cette époque où j’étais au Matin de Paris m’apparaît aujourd’hui comme un âge d’or. Il n’y avait aucune discordance entre le métier que j’exerçais et la littérature, mais je ne faisais pas pour autant la confusion entre les deux. Une chose me frappait : les articles qui émergeaient ou que l’on retenait avaient le sens de la narration, une forme de rhétorique, le goût du « divin détail », comme dit Nabokov. En un mot, c’étaient des papiers qui, en filigrane, savaient donner du sens. Là, pour le coup, on s’approchait de la littérature.

44Brigitte Chapelain : Vous avez dit tout à l’heure que vous avez évolué : la frontière entre les deux est de moins en moins nette ?

45Jean-Paul Kauffmann : Je ne vais pas vous refaire le coup de De sang froid, l’exemple classique cité ad nauseam. L’intérêt porté à ce livre, devenu le pont aux ânes, conduit à négliger ce qui s’est passé avant. Si on y réfléchit bien, les premiers pas du roman sont le fait de journalistes : Defoe, Fielding, etc. Prenez l’exemple de Victor Hugo dans Les Misérables. Quand il relate le fameux épisode de Waterloo, il fait soudain irruption dans le roman et se met en scène en tant que narrateur : « Je me trouve 45 ans après sur les lieux. Je vois telle trace… » Tiens, c’est curieux, lui aussi cherche des traces.

46Brigitte Chapelain : Un roman et un article de journal, ce n’est tout de même pas la même chose…

47Jean-Paul Kauffmann : Pour moi, la littérature a toujours été la « vraie vie ». La vie pleinement vécue et éclaircie, cette « vie rêvée » dont parle Proust. Ce qu’on ne souligne pas assez, c’est que la littérature vous place aussi en situation d’inconfort par rapport à la quotidienneté. Comment accorder tout cela ? L’un des héros de Philip Roth, Tarnopol, déclare : « La littérature m’a mis dans le pétrin. À elle de m’en sortir. » Eh bien, moi, j’ai essayé de m’en sortir… en y entrant. Aussi bien le journalisme relève d’une forme de fiction. Dès lors que l’on raconte, on fabule. Car, on a beau faire, le réel se dérobera toujours. « Le réel, c’est l’impossible », disait Lacan. Ce réel qu’on croit saisir restera toujours un substitut, un simulacre. De plus, ce réel qui ne cesse de s’échapper est souvent monotone, répétitif, compliqué. Il est cru, banal. Disons qu’il n’est pas consommable si on ne lui fait pas subir un processus qui transforme sa consistance et son goût. Cette opération du cru et du cuit dans le domaine de l’information a été théorisée en 1978 par un sociologue, Yves de la Haye [2], trop tôt disparu, qui fut mon condisciple – et un ami cher – lorsque j’étais à l’ESJ de Lille. La cuisson des faits, on sait en quoi ça consiste. Par la dramatisation, la mise en scène, une scénarisation des faits, le découpage, un événement ou une histoire devient lisible. Même un fait divers palpitant a besoin de ce traitement, qui obéit depuis toujours à des règles et des techniques bien définies. Ces dispositions, ce formatage ne sont pas d’ailleurs si éloignés des pratiques du roman. Je ne dis pas que presque tout à présent fait littérature, mais il est de plus en plus difficile de l’enfermer dans une définition.

48Brigitte Chapelain : Pensez-vous que la pratique et l’écriture journalistiques ont une influence dans l’écriture de vos textes ?

49Jean-Paul Kauffmann : Mes livres sont des livres de journalistes ne serait-ce que par l’importance du versant enquête. La phase de préparation, qui est celle que je préfère, c’est du travail de journaliste : des entretiens, l’importance du terrain, l’imprégnation. L’écriture aussi. La recherche de la clarté. Je n’ai jamais oublié l’injonction de notre professeur de stylistique à Lille : « Une idée par phrase. Et encore… » Bien écrire pour moi, c’est être limpide. Mais c’est très difficile à atteindre. Et ça peut aussi vous jouer des tours dans la mesure où vous ne laissez guère de place au lecteur. D’une certaine façon, vous le coincez, alors qu’une expression vaporeuse, qui laisse ouvertes toutes les interprétations, est perçue favorablement. J’ai rencontré plusieurs fois Michel Foucault. L’un de ses propos m’avait frappé sur l’inconvénient d’être trop intelligible : « On vous le pardonne mal », disait-il, voulant sans doute signifier qu’un énoncé sans équivoque implique chez le lecteur une application, une pénible remise en cause et une sorte de réinitialisation intellectuelle. Cette observation rejoint d’ailleurs une réflexion d’Adorno : « Une formulation relâchée et irresponsable se voit gratifier d’une certaine compréhension […]. Elle permet à celui qui l’entend d’imaginer à peu près ce qu’il lui convient et ce que, de toute façon, il pense déjà » (Minima Moralia, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2016, p. 136). Adorno note que la négligence passe finalement pour le signe de la pertinence et du contact alors que le mot usé et flou se révèle plus parlant parce que plus familier.

50Brigitte Chapelain : Le numérique et l’hyperchoix de l’information provoquent des bouleversements dans les pratiques journalistiques et celles du lectorat. Qu’en pensez-vous ?

51Jean-Paul Kauffmann : Je suis fatigué d’entendre des phrases comme « vous les journalistes », comme si nous formions une classe à part, séparée de la société. Nous vivons un paradoxe : jamais sans doute la profession n’a été aussi vilipendée. En même temps, jamais elle n’a eu autant de faveurs parmi les jeunes. Les écoles de journalisme ne savent plus où donner de la tête. Elles forment aussi de futurs chômeurs. On sait bien depuis Bourdieu que le schéma public innocent / journaliste malfaiteur est un peu trop facile. Heureusement que ce métier est mal aimé. C’est le contraire qui serait inquiétant. J’ignore ce que sera l’avenir, mais je suis sûr par exemple d’une chose : la presse écrite traditionnelle a vécu. Nous assistons actuellement à l’agonie de ces hebdos qui étaient encore pleins d’allant et si prospères dans les années 1990. Les voir couler est un spectacle que je trouve personnellement triste, voire insupportable. Le ressort est brisé. Comment changer la donne ? Comment redonner de l’« appétit » au lecteur ? C’est tragique comme situation. Quelque chose va émerger. Mais quoi ? J’avoue que pour moi, c’est l’inconnu.

Notes

  • [1]
    Hermès a consacré en particulier sur le thème de la sensorialité et de la communication non verbale le numéro 74, « La voie des sens », sous le direction de Brigitte Munier et Éric Letonturier. Dans la collection « Les Essentiels d’Hermès », sous la direction de Brigitte Munier, l’ouvrage À vue de nez a été publié en 2019.
  • [2]
    Yves de la Haye a été le cofondateur du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec) de l’Institut de la communication et des médias (université de Grenoble). Il est l’auteur notamment de Journalisme, mode d’emploi publié en 1985 aux éditions de la Pensée sauvage.
Jean-Paul Kauffmann
Jean-Paul Kauffmann (1944) a été journaliste à RFI puis au Matin de Paris et à l’Évènement du jeudi, rédacteur en chef de la revue L’Amateur de Bordeaux, fondateur de L’Amateur de cigare. Il est écrivain, auteur notamment de L’Arche des Kerguelen (1993), La Chambre noire de Longwood (1997), La Morale d’Yquem (1999), Remonter la Marne (2013, prix Femina essai). Dernier ouvrage paru : Venise à double tour (2019).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0075
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