CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Franck Renucci : Hier, le 11 septembre 2019, la pièce Art (Yasmina Reza, 1994) était présentée au théâtre Antoine à Paris. Vous vous êtes retrouvés avec Alain Fromager et Jean Pierre Darroussin, dans le rôle de trois amis autour d’un tableau, presque blanc. À partir de cette expérience partagée avec un public, nous aborderons des questions de communication, d’incommunication et d’« acommunication », c’est-à-dire le moment où il n’y a plus aucune forme communication.

2 Charles Berling : Je ne pense pas qu’il y ait aucun moment d’« acommunication » entre ces trois amis. La pièce est l’expression de la crise qu’ils vont traverser. Évidemment, à la fin de la crise, on peut se demander si leur amitié va y résister ou pas. D’ailleurs, la résolution de la pièce de Yasmina Reza dit qu’ils réussissent grâce à des arrangements, des compromis, à restaurer cette amitié. Comme ils disent : « il y a une période d’essai », ce qui est très intéressant. Mais je ne pense pas qu’à aucun moment, on soit arrivé à ce qu’on pourrait appeler cette « acommunication ». D’autant plus que pour moi, le problème que soulève la pièce, c’est la sphère d’influence des amis. À un moment donné, mon personnage, Marc, le dit très bien : « au fond, on ne s’est pas assez vus ces derniers temps, et du coup tu as échappé à ma sphère d’influence, ce qui fait qu’on ne partage plus les mêmes goûts pour l’art ». La pièce raconte comment ces trois êtres sont liés aussi parce qu’ils s’influencent les uns les autres. Et il y en a un qui se considère comme le mâle alpha, c’est le personnage qui est triste, furieux, blessé, extrêmement déstabilisé de perdre ce qu’il pense être son hégémonie. Et ça, c’est dit très clairement tout au long de la pièce. Mais je pense qu’au fond, typiquement, et c’est ce qui rend la pièce attirante pour le public je pense, on n’est justement pas dans l’acommunication mais dans une crise qui va permettre de remettre l’amitié en jeu, et de la renforcer.

3 Mais c’est une crise dans le sens d’Edgar Morin, c’est-à-dire une crise dans le sens de nécessité, de rétablissement, de repenser les vérités qu’il y a entre les êtres. Cela arrive d’ailleurs précisément dans leur amitié par un fait extérieur, mais cette crise au fond est peut-être salutaire, et c’est pour cela que ce n’est surtout pas de l’acommunication. Parce que pour moi l’acommunication, c’est le moment où justement il ne se passe plus rien en termes de communication. Tant qu’il y a une dispute, une discussion, voire des conflits, il y a communication. Ces conflits sont moins présents aujourd’hui : c’est ce que je peux ressentir, parce que j’ai été élevé dans cette culture de la dispute, de la discussion. Je constate qu’il y a de plus en plus de milieux qui ne suscitent pas ces disputes et discussions. C’est-à-dire qu’il y a des endroits, des gens avec qui il ne se passe pas de disputes : au fond, on n’a rien à se dire. Là, pour moi, c’est de l’acommunication. Et à mon avis, c’est encouragé par cette construction de ce qu’on appelle déjà d’un point de vue commercial – mais qui est une vérité culturelle – les niches. Chaque communauté de pensée, d’intérêt, va se construire sa niche, sa bulle. Et va la construire de la façon la plus imperméable possible.

4 Franck Renucci : Souvent, dans ces niches, il y a des personnes qui se ressemblent. Avec les communautés sur Internet, les personnes qui se ressemblent ne posent pas la question de l’altérité.

5 Charles Berling : Bien sûr, et c’est ça le pire. Avec les théâtres qu’on dirige à Toulon, c’est pour nous une des questions essentielles : comment sortir de sa sphère d’influence naturelle ? Si on fait un certain théâtre, qu’on propose certaines conférences ou certains types de cinéma, de musique ou de danse, on va avoir un public qui est naturellement familier de ce genre de production. Et donc notre travail, c’est comment élargir au maximum le champ d’influence, c’est-à-dire comment tendre à l’universalité ? Le reste ne m’intéresse pas. Je sais que c’est une utopie, mais l’universalité pour moi est la seule manière de penser le monde, de penser la communication dans le monde. Je ne peux pas comprendre, je ne peux pas admettre, je ne peux pas me résoudre au fait qu’il y ait un seul être sur Terre qui ne comprenne pas ce qu’on fait à Châteauvallon-Liberté. Même si je sais qu’il y en a beaucoup.

6 Franck Renucci : Pour en revenir au personnage, pourrait-on dire que Marc ne supporte pas que Serge lui échappe ?

7 Charles Berling : Complètement.

8 Franck Renucci : C’est un peu la question de l’amitié, mais en rapport avec la solitude.

9 Charles Berling : D’accord. Marc éprouve un sentiment d’abandon face à l’idée que quelqu’un d’aussi important pour lui que Serge vienne à lui échapper. Affectivement, il se sent quitté. Il le dit, d’ailleurs : « tu m’abandonnes, tu me trahis ». Il parle de trahison, il le dit deux fois : « tu es un traître pour moi ». Et pour cause, puisqu’il se sent trahi. Parce que l’amitié, en l’occurrence, et la communication en général, c’est comment on partage certaines visions, même si on n’est pas toujours d’accord – comment justement, au fur et à mesure de ces communications, de ces discussions, on affûte un certain nombre de contradictions qu’on a à l’intérieur de soi. Il y a une communauté d’intérêt pour aller chercher dans telle ou telle direction. Dans la pièce, c’est le goût pour l’art, le goût pour ce tableau ou pas. Et tout de suite, moi je le sais au moment où Serge présente à Marc un tableau blanc – qui d’ailleurs n’est pas tout à fait blanc : il y a des liserés blancs transversaux, donc c’est plus complexe que du blanc pur. Yvan, le personnage qui lui est toujours un petit peu indécis, y voit des couleurs, un peu de jaune, un peu d’or, etc. Mais ce qui est frappant, c’est que quand Marc va poser les premières questions sur le tableau, ils parlent de gens que l’un connaît et pas l’autre. Donc ils parlent tout de suite de ça, de la sphère d’influence, du fait que l’autre est allé voir ailleurs. Comme en amour. Parce que quand on le vit (on l’a jouée beaucoup, cette pièce), c’est vraiment très proche de la relation amoureuse, de la possessivité amoureuse. « On ne devrait jamais laisser ses amis sans surveillance », dit Marc à un moment donné. Il a un côté un peu excessif dans sa possessivité amicale, ou amoureuse.

10 Franck Renucci : Pendant un temps, l’amitié ressemble un peu à une communication parfaite. Jusqu’à ce que des petits décalages se produisent pour que justement se rétablisse un autre équilibre. Ma prochaine question porte sur le public. Hier j’ai remarqué qu’on ne riait pas tous au même moment. Moi, j’ai beaucoup ri à certains moments, moins à d’autres… Vous ne savez donc pas forcément où est le public. Il y a bien sûr les habitudes, les répétitions, enfin tout ce qui se passe quand vous êtes en tournée. Mais en fait, il y a une tension qui est quand même forte entre ce rire que vous déclenchez dès le début par des silences – parce que les gens connaissent la pièce, dès que vous arrivez, vous mettez certains silences et vous attrapez le public – et le tragique. Ce qui est intéressant par rapport à cette question de communication et d’incommunication, c’est la situation paradoxale entre quelque chose de tragique, de dramatique et ce rire qui apparaît dès le début. On ne sait pas si on rit nerveusement ou pas.

11 Charles Berling : Vous mettez le doigt sur un point essentiel. C’est pourquoi je pense que cette pièce a quelque chose d’un classique, d’un chef-d’œuvre du théâtre, parce qu’elle rejoint quelque chose de très animal en nous : ce sont des pulsions extrêmement puissantes qui nous dépassent et qui sont là exprimées dans cette pièce. Vous ne pouvez pas savoir à quel point c’est sinistre quand on fait ce qu’on appelle des filages, c’est-à-dire quand nous jouons devant un metteur en scène ou devant trois personnes. C’était déjà le cas l’année dernière : avant la première, on ne l’avait jamais jouée devant un public. Les trois acteurs se disent : « c’est un désastre », qui va rire à ça ? Personne. Parce que nous, ça ne nous fait pas rire du tout. On est dans un drame absolu, on est dans une catastrophe de communication, on est dans quelque chose qui est l’apanage de l’être humain, dans tout ce qui fait qu’il y a des incommunications, pour reprendre vos termes de tout à l’heure. Je vous assure que la veille, on se demande qui va rire à ça. Et contre toute attente, même pour notre propre surprise, même si on l’a joué 250 fois, ça part immédiatement, parce que le public sent… On a un rire qui est un rire nécessaire, un rire de soupape : la pression est telle qu’elle doit s’échapper quelque part et il est vrai qu’il y a de la part de Yasmina Reza, dans ses dialogues, beaucoup d’humour. Un humour juif je dirais. Vraiment, pour moi, c’est typique de l’humour juif. Par exemple quand Yvan dit à la fin : « vous auriez pu vous engueuler après le 12, parce qu’il a son mariage ». Ça, c’est un humour extraordinaire. Yasmina Reza est arrivée à construire une situation dramatique absolument épouvantable qui n’est absolument pas drôle, mais à l’intérieur de ça, elles produit constamment dans ses dialogues des petits décalages, comme celui que je viens de citer où tout d’un coup un personnage dit « vous auriez pu vous engueuler après le 12 », juste parce qu’il veut sauver son mariage, parce que la pression est trop forte. Cette pièce a à l’intérieur d’elle quelque chose qui est très humain, qui pour moi est un des sommets de la culture – et une des nécessités profondes de la communication, c’est l’humour. Parce que ce qui est en jeu dans la pièce, bien sûr, c’est la question sur l’art, sur cette toile d’art contemporain, mais surtout l’humour. Les personnages en parlent tout le temps, Marc et Serge (les deux personnages qui vont s’affronter) se plaignent à leur ami commun, Yvan, que l’autre manque d’humour. C’est tout le temps en jeu. Et ils disent « tu comprends, j’ai ri, et il n’a pas voulu rire avec moi ». C’est-à-dire que le sommet de la complicité, le sommet de la communication, le sommet du partage, c’est quand on rit ensemble. Et on sait à quel point suivant les cultures, suivant les pays, suivants les langages, le rire n’est pas le même. Je le sais parce que pour avoir joué parfois des choses, ou avoir vu des films au cinéma dans différents pays, les gens ne rient pas aux mêmes endroits. Et même quand on fait une tournée avec cette pièce, suivant les endroits de France où vous jouez, ça ne rit pas au même moment. On sait qu’ils vont toujours venir, que les spectateurs vont finir par entrer dans Art, parce qu’il y a quelque chose d’universel dans cette définition du partage, de l’humour, de la communication – même s’il y a l’expression de ce que j’adore, qui est l’humour juif, c’est-à-dire un humour qui se moque peut-être d’abord et avant tout de son propre malheur, qui met le malheur comme une constatation du destin mais qui en rit. Enfin, il y a quelque chose de l’humour tout simplement.

12 Franck Renucci : Comme vous avez pu le remarquer, on n’a jamais parlé du tableau depuis le début de l’entretien, parce que ce n’était pas ce qui me semblait central et essentiel.

13 Charles Berling : Non, même si c’est très intéressant parce que le rapport que nous avons tous à l’art contemporain est plein de questions.

14 Franck Renucci : Ce que j’explique souvent, c’est que l’art contemporain ouvre justement des espaces discursifs, ce n’est pas quelque chose qui ferme.

15 Charles Berling : Et dieu sait que j’adore l’art contemporain, beaucoup d’artistes… Je pense qu’il est très intéressant de se poser ces questions. J’ai joué dans un film qui s’appelle Le prénom (Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, 2012) ; vous dites, à juste titre qu’on n’a pas parlé du tableau, du problème de l’art, parce que ce n’est pas une pièce sur le problème de l’art. Certains se méprennent à le croire. Même Yasmina a pu être accusée d’être réactionnaire par rapport à l’art contemporain, je n’y crois pas du tout. Parce que si vous regardez le film Le prénom, au fond, c’est un film (et c’était une pièce, d’ailleurs) qui est aussi la remise en cause d’une amitié à travers une histoire, une affaire de goût, voilà. Au fond c’est une affaire de goût, une affaire de sphère d’influence. Tant la pièce Art, c’est l’histoire d’un tableau, tant Le prénom, c’est l’histoire d’un prénom : comment aujourd’hui les gens sortent du calendrier catholique, ou y reviennent, pour appeler leurs enfants. On a vu la querelle avec ce réactionnaire de Zemmour sur les prénoms.

16 Franck Renucci : C’est donc aussi une question importante.

17 Charles Berling : Là, Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière ont justement travaillé sur ce qui est affaire de goût. C’est pareil, ça remet en cause très très durement une amitié. Vous avez donc raison de dire que quand on parle de la pièce, malgré son titre, ce n’est pas forcément une pièce sur l’art, mais c’est plus une pièce sur l’amitié. J’avais aussi joué une pièce avec Édouard Baer qui s’appelait Cravate Club (de Fabrice Roger-Lacan, mis en scène par Isabelle Nanty, 2001), où deux amis étaient très liés, travaillaient ensemble toute la journée ; à un moment donné, il y en a un qui va s’inscrire dans un club sans le dire à l’autre. L’autre l’apprend et c’est une immense crise, parce que tout d’un coup, pareil, la même chose : il sort de la sphère d’influence de l’autre.

18 Franck Renucci : J’ai souligné que le spectateur riait, mais son rire m’a questionné, c’est un rire drôle/dramatique. Il y a aussi la trahison : la trahison, c’est vraiment ce qui est hors champ de l’amitié.

19 Charles Berling : C’est juste de souligner ça parce que le moment où il n’y a plus de communication, c’est le moment où vous pensez que c’est totalement inutile de vous confronter à l’autre, on est d’accord. Là donc quand il y a communication, c’est parce que justement il y a la nécessité absolue de confronter ses idées à l’autre, même si elles sont contradictoires. Mais le fait de cacher quelque chose à l’autre, de ne pas vouloir en discuter, c’est pris pour du mépris, et à juste titre, c’est pris comme une trahison, parce que d’un coup c’est comme si on était dans une partie de carte : on cache. Évidemment, on le fait tous, on est toujours obligé, que ce soit en amour ou en amitié, on ne peut jamais tout dire. Mais quand ça devient trop important, quand la masse invisible devient trop forte ça crée une désertion de la relation, il n’y a plus rien. C’est pour ça que je dis qu’il vaut mieux une bonne crise, et que cette pièce c’est vraiment l’expression d’une crise, mais d’une crise honnête, parce que les gens se parlent. Même si c’est pour se crier dessus.

20 Franck Renucci : Je voudrais qu’on parle du théâtre pour finir. Dans le théâtre d’abord, hier j’ai traversé la salle quand il n’y avait plus personne, et je me suis dit que c’était vraiment la taille idéale par rapport à la démesure généralisée, à l’accélération du temps, à la saturation par le numérique, qu’un endroit comme cela, c’était formidable. Il me paraît important que le théâtre puisse aussi être transmis aux plus jeunes, aux étudiants, aux chercheurs. Ce que vous écrivez, ce que vous dites, ce que j’ai pu entendre hier, comment ça a été interprété, est essentiel pour des jeunes qui vivent dans un monde de saturation : il faut arriver aussi à transmettre ces décalages qui se produisent dans un théâtre. Ils sont vitaux dans notre société.

21 Charles Berling : C’est ce qui fait toute ma passion, mon intérêt à me mêler, à m’être mêlé de la conception même de ces théâtres, c’est-à-dire leurs fonctionnalités, leurs ambitions, leurs façons de s’inscrire profondément dans une métropole, dans une société, dans un pays, dans une culture, et vis-à-vis de tous les publics. J’ai toujours été frappé par le fait qu’une représentation de théâtre aujourd’hui commence systématiquement par « voulez-vous bien s’il vous plaît couper vos portables », ce n’est pas anodin, c’est un geste extrêmement parlant, le fait qu’on demande que cette communication-là, numérique, à travers les ordinateurs et les portables, soit suspendue pendant un temps ; cela signifie quelque chose de très profond. Cela signifie que ça fait partie de ces rares espaces où une petite communauté de gens, d’animaux humains – je dis animaux humains exprès, parce qu’ils sont physiquement présents, avec leurs corps, avec leurs odeurs, avec leurs bruits, et ils s’asseyent sur les fauteuils où la veille d’autres corps se sont assis. Il y a donc une usure, comme ça, dans un théâtre, physique, du matériel, vous devez aussi ressentir ça dans les universités quand il y a ces amphithéâtres, quand les étudiants passent… Pour moi, le théâtre n’est pas du tout en déclin. Parce que la nécessité de cette communication est énorme, et plus la communication numérique avance, plus il y a nécessité de ces espaces. Mais je ne pense pas qu’il faille forcément les mettre dos à dos, les opposer, pas du tout. D’ailleurs à Châteauvallon-Liberté, je me souviens très bien que lors de la rencontre avec Dominique Wolton, on en avait parlé, parce que Dominique Wolton est justement quelqu’un qui réfléchit à ça, mais pas forcément d’une manière négative, qui cherche à démêler un peu les avantages et les inconvénients, les pertes et les profits. Pour nous, c’est pareil : sur ces institutions, il faut à la fois profondément garder la spécificité de ce type de communication physique, profondément humaine, c’est-à-dire à chaleur animale ajoutée, parce que quand vous jouez sur le plateau, il y a en face de vous une masse humaine qui est bourrée de contradictions, il y a des gens qui aiment, d’autres qui n’aiment pas, dans un public il y a tout, il n’y a pas quelque chose d’univoque, jamais. Vous devez vous confronter à ça. L’acteur doit apprendre à comprendre l’autre de cette manière. Je me souviens que quand je jouais une pièce qui s’appelait Vu du pont d’Arthur Miller, mis en scène de façon admirable par Ivo van Hove (2015), celui-ci avait fait une scénographie extraordinaire. La pièce était d’une violence inouïe, saisissait le public, dans un sens profond, c’est-à-dire vraiment le public était ému et saisi, et la disposition scénique c’était autour d’un rectangle assez blanc comme ça, où les acteurs pieds nus que nous étions évoluaient et racontaient l’histoire. Il y avait un cri frontal, le public entourait pratiquement complètement cet espace rectangulaire. Et la sensation que nous avions était que le public descendait avec nous dans ce rectangle. J’avais le rôle d’Eddie Carbone, qui est un rôle vraiment profond, très fragile, très dur mais très beau. On voyait très bien le public, puisqu’ils étaient très près, à un mètre cinquante, ils touchaient quasiment la scène. Je me souviens d’une représentation où il y avait une jeune étudiante, qui n’était pas en train de penser qu’elle faisait mal, qu’elle faisait quelque chose d’inadéquat avec ce qui se passait. Je jouais et c’était des moments particulièrement denses, le public est happé, vous le sentez, et il y avait cette jeune fille de 18 ans qui écrivait sur son calepin, qui prenait des notes. Elle était dans un réflexe d’étudiant, habitué à voir des produits signifiants en face d’elle, et à immédiatement faire son travail. Elle était à un mètre de moi et n’avait pas la présence d’esprit de se dire : « il y a quelqu’un en chair et en os qui est en train de jouer devant moi ». Je ne sais pas comment dire, pour l’acteur, pour moi, dans ces cas-là l’acteur qu’on est, ce que je vivais à ce moment-là physiquement, ce que j’avais comme image dans ma tête en même temps que je jouais, c’était de prendre par les cheveux cette fille, de la traîner sur le plateau, et de lui dire : « et maintenant, tu vas continuer à écrire ? » Tu n’attends pas de voir d’abord et d’écrire ensuite, là maintenant si je te traîne par les cheveux et que je te mets devant les 500 personnes qui te regardent qu’est-ce que tu fais, tu continues d’écrire ? Non. Je pensais ça exactement ; comme je reste un acteur à peu près responsable, je ne l’ai pas fait bien sûr, mais vous avez une pulsion énorme qui vous pousse à faire ça. Comment est-ce possible d’en arriver à autant de non-communication, à être – alors qu’on est à un mètre l’un de l’autre – à ce point pas ensemble ? Pour moi, c’est peut-être constitutif d’une culture de l’étudiant qui, au fond, est aussi un refuge pour ne pas communiquer, pour ne pas écouter ses propres émotions. Parfois, les intellectuels peuvent être critiqués pour cela, pour développer des facultés intellectuelles énormes, justement parce qu’ils ont du mal à affronter leurs propres pulsions, émotions. On est tous comme ça, on a tous été élevés ainsi… J’ai vu récemment une interview de Jean-Luc Godard et Anna Karina où Godard est un petit peu coincé je dirais, et en même temps c’est très beau. Je ne jette pas la pierre parce que moi-même je suis aussi sur pas mal d’aspects coincé. Mais je dirais qu’il y a quand même un endroit où le théâtre est nécessaire, c’est qu’il oblige à s’affronter émotionnellement, il oblige à cette communication directe. Par la culture du mail aujourd’hui, on est protégé derrière son écran. Je vois des mômes de 25 ans, 30 ans, même 40 ans aujourd’hui, qui font de la musique dans leur chambre, dans leur studio, ils ont un studio entier dans leur petite maison, ils fument leur pétard, qui est aussi une espèce de drogue qui sépare. Et ils vivent toute l’année comme ça, dans leur bulle. Et via Internet, ils peuvent produire des choses qui font sens dans l’ensemble de la société, des musiques qui cartonnent, parce qu’ils rejoignent une communauté de pensée, mais qui passe par d’autres canaux. Mais chez ces jeunes gens, le réel, le physique, l'animal et l'émotion dont nous parlions avant sont parfois un peu mis de côté.

Charles Berling
Charles Berling est acteur, metteur en scène, directeur de la scène nationale Châteauvallon-Liberté Toulon.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0069
Pour citer cet article
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