CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cristina Lindenmeyer : Paul-Laurent Assoun, peux-tu te présenter ?

2Paul-Laurent Assoun : Je suis professeur émérite à l’université Paris 7 et je suis psychanalyste. J’ai écrit une quarantaine d’ouvrages, beaucoup de publications, mais toujours dans cette dynamique interdisciplinaire et je dirais que c’est naturellement à ce titre que j’ai rencontré la question de la communication.

3Cristina Lindenmeyer : Comment l’as-tu rencontrée dans ton travail scientifique et clinique ?

4Paul-Laurent Assoun : Rappelons d’abord ce qu’est la communication d’après le dictionnaire : « l’action de communiquer quelque chose à quelqu’un, et le résultat de cette action ». Donc c’est une action. Il y a un agir, ce que Habermas d’ailleurs appellera « l’agir communicationnel » (je reviendrai plus loin sur la position de Habermas par rapport à la psychanalyse). C’est aussi le fait de faire part, de donner connaissance de quelque chose à quelqu’un, par une relation plus ou moins directe avec le destinataire, ce qui déjà touche à la question de l’information. J’ajoute immédiatement, c’est toujours le dictionnaire qui le dit, que c’est une activité intentionnelle. Pour communiquer, il faut que j’aie l’intention de communiquer. Mais c’est aussi l’idée de transmettre quelque chose à quelqu’un, ce qui touche à l’idée de transmission. C’est aussi, il ne faut pas l’oublier, l’action d’aller d’une chose à une autre, par exemple de passer d’un espace à l’autre. Quand on passe d’une chambre à l’autre, d’une salle à l’autre, ça communique, on dit bien des pièces qu’elles communiquent. C’est important d’insister sur le signifiant, parce que ça va avoir toutes sortes d’effets sur la façon dont les divers champs accusent réception de ce signifiant – et naturellement, au premier titre, la théorie de la communication, qui est au centre de la problématique d’Hermès. La communication contient l’idée d’action, de mise en relation de deux pôles, d’un émetteur et d’un destinataire, avec les idées corrélatives de transmission et d’information, ce qui suppose, j’ajoute immédiatement à ce que dit le dictionnaire, un code commun. Pas de communication sans code, ce qui pose toute la question de la linguistique. Je le rappelle pour bien comprendre comment la psychanalyse va rencontrer la question de la communication. Cela suppose les paramètres suivants : les sujets de la communication, qui communiquent. Pour qu’il y ait communication, il faut au moins deux sujets. C’est un point évidemment important. Il y a toutes sortes de modèles épistémologiques de la communication et, sans vouloir préjuger du modèle communicationnel par exemple qui est proposé par les chercheurs de la revue Hermès, il me semble que tous les modèles de la communication sont obligés d’avoir une certaine version de la question du sujet. On peut parler d’emblée d’une théorie intersubjective, pas forcément au sens de l’intersubjectivité philosophique, intersubjectale on peut dire. Mais ça suppose aussi évidemment un rapport à quelque chose qui échappe aux deux sujets qui communiquent, ce que j’appelle provisoirement l’instance de l’autre, et puis l’objet de la communication. On voit bien que la communication embraye sur l’information, nous sommes bien sûr dans une ère de l’information, le mot communication est devenu un mot-clé, il y a presque une incantation. Ce qui m’est venu, c’est que la modernité dit : « communiquons, communiquons » comme Guizot autrefois, au xixe siècle, disait : « enrichissez-vous ». Il me semble que toute la recherche se met en place avec cet imaginaire social. Essayer de comprendre ce que la recherche veut dire effectivement sur ce que c’est que communiquer. On pourra parler des sites de rencontres, on peut se demander ce que devient l’idée de rencontre dans ces sites de rencontres. C’est ça qui paraît important, et du coup mon intervention se situe dans ce contexte très spécifique, partiel, mais qui me semble très important. Qu’est-ce que la psychanalyse peut dire en propre sur la communication à partir de sa pratique et de la théorie qu’elle en induit. Je remercie la revue Hermès et toi-même de faire un point là-dessus parce qu’il n’est pas évident que les analystes soient tellement prolixes sur la notion de communication. Peut-être même qu’il y a une certaine défiance envers l’idée de communiquer, si on la fait venir trop tôt. Mais la psychanalyse est de toute façon convoquée, comme tous les autres champs de recherche, dans la condition actuelle de la communication, au sens d’époque communicationnelle. J’espère que dans notre entretien, je vais avoir l’occasion de dire ce que la psychanalyse peut apporter, l’usage qu’elle fait de la communication. Mais c’est aussi dans le contexte d’une certaine interpellation des théoriciens de la communication à la psychanalyse, qui semble rester relativement en marge de ce communicationnisme effréné.

5Cristina Lindenmeyer : La communication s’inscrit dans la relation entre un sujet et un autre. Peux-tu parler un peu plus de cette question de la relation ? Tout à l’heure, tu as parlé d’intersubjectivité. Comment travaillent ces deux signifiants dans l’action de communiquer ?

6Paul-Laurent Assoun : C’est une très vaste question, parce que ça suppose de savoir ce qu’est le sujet inconscient – ce qu’est le sujet de l’inconscient, plus précisément. La psychanalyse décrit un certain sujet, qui est en rapport permanent avec un autre sujet, et il n’est pas interdit – bien que Lacan par exemple se méfie beaucoup du terme d’intersubjectivité – de dire qu’au premier degré, descriptif, on a bien une conception intersubjectale (je ne dis pas ça par goût du jargon mais pour peut-être éviter le terme « intersubjectif », qui renvoie à toute une problématique extrêmement existentielle : s’enrichir par l’intersubjectivité, etc.).

7Alors en quelques mots, qu’est-ce que c’est que l’inconscient analytique ? C’est l’idée que le sujet est en permanence confronté à un insu, plus exactement à un non-su, mais que par ailleurs il sait. C’est quand même un sacré problème de la théorie de la connaissance ; c’est pour ça que ma connaissance de théorie de la connaissance philosophique m’a permis de comprendre un peu mieux ce qui se passe quand il s’agit d’un sujet qui trouve le moyen, par exemple, de faire du symptôme. D’une part, il y a une vérité en lui qu’il ne sait pas, mais qu’il sait suffisamment pour faire un symptôme, et c’est là qu’il faut installer l’inconscient. L’inconscient ce n’est pas un inconscient collectif, c’est d’abord quelque chose qui se situe au niveau de la constitution même d’un sujet, un sujet qui a un certain savoir d’une vérité – je ne dis pas de LA vérité – dont il demeure en même temps séparé. Et d’autre part, il est indexé à l’autre, et d’abord au petit autre, avec lequel il est en relation. Qu’est-ce que c’est donc que deux sujets qui échangent leurs positions, intersubjectales pourquoi pas, mais, si je puis dire, avec leur inconscient ? Freud a croisé la conception de la télépathie, sur laquelle il était extrêmement sceptique – mais il y a des moments où ça communique à fond entre deux sujets, non pas télépathiquement (ça, c’est de la parapsychologie), mais métapsychologiquement. Cela peut paraître extrêmement intéressant qu’il puisse y avoir des rencontres d’inconscient. Il faut quand même rappeler que nous sommes, avant d’être dans l’ordre du cognitif, de l’informationnel (qui sont bien là et qui nous intéressent aussi), dans l’ordre du pulsionnel, avec tout ce que ça implique au plan du désir, de la jouissance et de l’amour.

8Ce qu’il faut retenir, c’est que pour la psychanalyse, à partir du moment où j’entre dans le rapport avec l’autre, j’apporte mon inconscient. Donc on pourrait déjà dire : au fond, vous les analystes, ce que vous dites, c’est que s’ils sont dans l’inconscient, ils sont dans l’incommunicable, mais rigoureusement déchiffrable. Ça, c’est un point extrêmement important. Il y a toujours une part d’incommunication.

9Cristina Lindenmeyer : De là peut-être l’idée d’être dans un malentendu ?

10Paul-Laurent Assoun : Voilà un malentendu. Mais le trop bien entendu, c’est ce qui rend malade, voilà un gros paradoxe. Je me suis intéressé à Habermas, qui est un peu le liquidateur de la psychanalyse dans l’École de Francfort. Je ne veux pas simplifier sa théorie, mais dans Connaissance et intérêt, dans les années 1960, et à plus forte raison dans sa grande théorie de l’agir communicationnel, qui est un moment important des théories de la communication, il vient soutenir qu’au fond, si j’ai un inconscient c’est juste ni plus ni moins qu’un malentendu avec moi-même. Ça pourrait être une description intéressante, mais c’est une manière magistrale d’être à côté de la plaque de ce que dit la psychanalyse, parce que ce n’est pas simplement parce que je me connais insuffisamment que je suis dans un malentendu avec moi-même, que je fais du symptôme ou que je fais un rêve.

11Il n’empêche que dans un premier temps, on peut dire que oui, que ça ne communique pas très bien entre les sujets. Je préférerais dire qu’il y a presque un malentendu structurel qui est l’inconscient. Mais le point très important, Freud l’a dit, et il me semble que Lacan aussi l’a dit à sa façon, c’est que c’est justement parce qu’on est dans le malentendu qu’en même temps on ne perd pas de vue l’essentiel de ce qui se joue, et c’est là où on a à penser un sujet divisé. Donc l’incommunicabilité, qui est un thème rhétorique sur lequel on peut chanter : « il y a de l’incommunicable, on ne se rencontrera jamais », ce n’est pas analytique. Par contre, cette part d’incommunicable, qui est dans le message lui-même, ça, c’est un point absolument essentiel. Il y a la fameuse formule de Lacan : « quand je communique, je reçois mon propre message, de l’Autre, inversé ». Ça, c’est une notion qui peut être un peu sensationnelle, mais qu’on va évoquer. En tout cas, je pars de Freud : comme toujours, les sujets sont divisés, mais il y a la barrière du langage. Je parle pour me faire comprendre, donc pour communiquer, et le langage me sépare. Ce que Lacan arrivera à dire en rajoutant sur Freud « le mur du langage ». Donc, dès que je parle, voilà une manière très concrète de parler à la théorie de la communication, je suis dans un rapport d’incomplétude avec ce que je dis (ça, tout le monde le sait, on n’a pas besoin d’un psychanalyste pour ça), de surdité relative de l’autre. Et ça ne m’empêche pas de continuer à causer. Quand je parle, je suis dans un rapport de division permanente avec mon propre message : ça, c’est drôlement intéressant, me semble-t-il, de l’insérer dans la théorie de la communication. Cela ne m’empêche pas de parler, au contraire : ça rend nécessaire que je remette ça en permanence. Mais vous voyez qu’il y a là toute la question du langage et de la parole. Ce n’est pas la même chose. Donc rien n’est plus éloigné de la théorie analytique que celle d’un défaut de communication. Et en même temps le défaut de communication est bien là, il est structural, ce qui fait que ce sujet de l’inconscient est remarquable, devrait être intéressant aussi pour ceux qui sont pas cliniciens : cette tension entre le savoir intime que j’ai de ma vérité et quelque chose en moi dont je ne veux pas. Et en même temps, c’est drôlement excitant pour la communication. L’incommunicable n’est pas un impossible métaphysique à la communication, il y a une science de l’inconscient et l’inconscient introduit un nouveau chapitre dans la théorie de la communication, qui est plus que l’agir communicationnel. On voit que dans ce gros livre d’Habermas, il n’y a pas tellement de place pour l’inconscient, ce qui est quand même gênant. C’est que la communication inconsciente, voilà je lance le mot, n’est réductible ni à un ineffable existentiel (c’est très important, parce qu’il peut y avoir une perception de cet ordre, même chez certains analystes) ni à un malentendu communicationnel. Il y a quelque chose de plus original. Ce serait intéressant qu’on l’évoque dans notre entretien à travers un certain nombre d’exemples cliniques. Par exemple, l’angoisse est quelque chose d’extrêmement solitaire. Quiconque a été angoissé voit bien qu’il ne communique plus avec personne. Et bien Lacan nous dit cette formule très curieuse : rien ne communique plus que l’angoisse. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? C’est un fort paradoxe. Mais les gens qui ont eu affaire à des angoissés, dans leur entourage proche et dans leurs familles notamment, savent bien à quel point un sujet angoissé est radioactif. Voilà, c’est un exemple très concret. Quand je suis angoissé, je ne suis pas simplement dans le manque, je suis dans une intense connexion avec un Autre non identifié qui ne me lâche plus. J’ai un extrême sentiment de l’autre, mais cet autre, je ne sais pas ce qu’il me veut, c’est un objet non identifié. C’est beaucoup plus intéressant que l’ineffable existence de vivre, etc. (même si je lis Kierkegaard avec plaisir).

12Voilà donc ce que dit la psychanalyse : l’angoisse est une intense communication avec un grand Autre dont je ne sais rien. Et du coup, les gens qui sont moins angoissés que celui qui est angoissé ont l’impression qu’il y a un grand Autre qui est là, ça me paraît extrêmement important, l’angoisse ne se partage pas. C’est une épine dans le pied de la théorie communicationnelle, mais elle se communique activement, ce qui fait qu’aussi elle est contagieuse. Non pas au sens où si l’autre est angoissé, je vais devenir angoissé ; c’est moi-même qui mitonne ma propre angoisse. Mais en même temps, j’ai l’impression de cette radioactivité qui fait que l’angoissé m’angoisse. C’est ça la « clinique de cette communication », et c’est très important de parler de notre pratique, pour voir de quoi on parle, sinon on va faire de l’épistémologie formelle.

13Cristina Lindenmeyer : Qu’est ce que tu pourrais dire de ce qu’on appelle les échecs de la communication, ou encore des résistances par rapport à la communication en psychanalyse ?

14Paul-Laurent Assoun : Prenons la communication amoureuse. On pourrait dire : « l’amour c’est très intéressant, c’est fascinant, mais c’est surtout affectif ». Or, il y a une logique de l’amour. Qu’est-ce qui se passe quand le sujet déclenche l’amour, qu’il tombe amoureux ? Les sujets ont l’impression, dans l’expérience d’amour, d’être branchés l’un sur l’autre. « Tu me manques », etc. Ils sont tellement branchés que ça ressemble parfois, dans les déclenchements passionnels, à un état confusionnel. Les sujets sont nécessaires l’un à l’autre. Je pense toujours à Tristan et Isolde de Wagner, où ils s’aiment tellement qu’ils ne savent même plus qui s’appelle Tristan, qui s’appelle Isolde.

15Cristina Lindenmeyer : Les amours fusionnels comme on dit.

16Paul-Laurent Assoun : Fusionnels, voire presque dans une sorte de psychose à deux. Entre deux amoureux, ça communique en diable. Ça communique tellement qu’ils n’ont pas besoin de communiquer, c’est ça qui est formidable dans l’amour, on n’a plus besoin de communiquer, au sens intersubjectif traditionnel. Dans l’état de grâce amoureux, ça communique pour deux, c’est presque en ce sens un état télépathique, mais qui n’a rien de magique. Sauf à parler de la « magie de l’amour ».

17Cristina Lindenmeyer : Est-ce qu’on peut nommer cela « échec de la communication » ou le contraire ?

18Paul-Laurent Assoun : C’est l’hyper-réussite de cette communication qui, dans l’amour, me dispense de communiquer. Un exemple amusant : dans les séries américaines, on dit régulièrement, quand ça ne va pas dans les couples : « tu veux qu’on parle ? » C’est vraiment le signe que ça ne parle pas. Il y a cette idée, qui est une théorie communicationnelle naïve, mais qui passe bien pour le public des séries.

19Mon dernier travail est sur le mariage. Je trouve que c’est un bon exemple. Dans le mariage, la communication est instituée, il faut se parler. Mais dès qu’on dit « on va parler », ça me paraît très important, on vérifie le code. Qu’est-ce qui fait qu’on ne parle plus ? Avant, je communiquais tellement que je n’avais pas besoin de parler. Maintenant, quand je recommence à dire, c’est le moment où chacun reprend son autonomie d’agent communicationnel et ce n’est pas bon signe pour l’amour. On ne peut pas s’asseoir autour d’une table ronde et dire : « discutons maintenant, qu’est-ce qui ne va pas, etc. » Je ne dis pas du tout que ce n’est pas important de se parler, mais la naïveté, c’est de penser que quand on parle, tout s’arrange. Ce qui se passe exactement quand ça communique pour de bon dans l’amour, c’est que l’objet communique pour deux.

20Cristina Lindenmeyer : Tu peux parler un peu plus de ce que tu appelles l’objet qui communique pour deux ?

21Paul-Laurent Assoun : C’est un point absolument essentiel, parce qu’on doit faire comprendre ce qu’est l’objet pour nous. C’est l’objet pulsionnel, c’est l’objet du désir, c’est l’objet de l’amour. Ce qui fait que je tombe amoureux à partir du moment où il y a quelque chose qui cause pour moi dans l’autre, et qui cause de moi. Ce qui fait que ce n’est pas simplement de l’affect ; il y a la valeur d’affect dans l’amour, mais ce n’est pas simplement l’affectivité. Quand quelqu’un m’intéresse, j’ai l’impression, à tort ou à raison, qu’il sait quelque chose à mon sujet. Et à partir du moment où je vais le sélectionner par rapport à tous les autres possibles, on va dire tout simplement que c’est l’attirance. C’est qu’il y a quelque chose qui palpite, qui fait que quand on dit « tu me manques », c’est « ça me manque l’objet que tu soutiens ». D’où la grande difficulté de la rupture. La rupture est facile si l’objet est mort, si l’objet est éteint. Mais il continue à palpiter à ce moment-là : ce qui est embêtant, c’est que l’autre emporte mon objet.

22Cristina Lindenmeyer : C’est ça qu’on pourrait appeler le malentendu nécessaire et qui soutient la communication ?

23Paul-Laurent Assoun : Exactement. C’est très important d’en parler comme ça parce qu’on peut avoir un débat épistémologique sur la communication. Et je compliquerais en disant que c’est aussi l’objet pour le désir – Lacan appelait ça l’objet petit a, l’objet qui cause mon désir. Mais il y a une sorte de folie très agréable dans l’amour : « voilà, j’ai enfin trouvé un autre avec qui je n’ai plus besoin de communiquer », au sens du baratin communicationnel, parce que ça cause pour deux. Mais ce n’est pas du tout un hasard, c’est très important si cet objet est aussi mortel. Pas nécessairement, certes, mais à partir du moment où je croyais que mon objet est l’autre, si l’autre me déçoit, il n’est plus le porteur de l’objet, ça peut se terminer très mal. C’est là où l’amour peut se transformer en haine. Justement parce que c’est un désastre pour la communication. Dans une « séparation à l’amiable », on peut communiquer, mais à ce moment-là, ce qui me paraissait intéressant dans la question du mariage, c’est à partir du moment où il y a un très fort désir conjugal, où les sujets ont l’impression de cohabiter et de ne même plus être dans le même lieu. Un point qui me paraît très intéressant, que je développe dans L’Énigme conjugale auquel je me permets de renvoyer, c’est quand les sujets ont l’impression de ne plus du tout parler la même langue. C’est des gens qui pendant des années communiquaient mieux que bien. C’est un moment terrible évidemment, c’est un exemple parmi d’autres, mais particulièrement visible. Le moment d’incommunication. Freud n’est pas pessimiste sur le mariage : la psychanalyse n’est jamais ni pessimiste ni optimiste, elle essaie de comprendre le processus. Donc comment des sujets qui jadis étaient comme transparents deviennent opaques. Je préférais dire que, à la belle époque, dans l’état de grâce, ils partageaient avec bonheur leur opacité.

24Un autre exemple : j’avais fait un texte sur la parole et l’étreinte, quand le sexuel ne marche pas dans un couple. Qu’est-ce qui est le plus grave là-dedans ? Ce n’est pas la question d’une bonne entente sexologique ou d’une hygiène sexuelle qui maintiendrait le couple. C’est que les sujets ne peuvent plus se rencontrer dans leur étrangeté, dans l’acte sexuel. L’acte sexuel est important parce que c’est la rencontre avec la part d’ombre, l’ombre fondatrice. Et naturellement, il y a un cercle parce que c’est aussi pour ça que le désir chute. Et c’est comme ça qu’apparaît la question de l’adultère, ou d’inventer du nouveau, moins pour ressourcer la jouissance que pour tenter de retrouver le sens d’un rapport à l’étrangeté de l’autre.

25Un autre exemple très concret : les sites de rencontres. Je peux dire d’abord, par provocation, que les sites de rencontre, c’est une manière de rencontrer l’autre sans le rencontrer pour de bon. Pourquoi ? Ils peuvent être utiles, ils peuvent faire sortir quelqu’un de son isolement, il peut même se produire de vraies rencontres à l’ombre d’un site de rencontre. Mais quand je fais une rencontre, je prends le risque absolu de l’inconnu, de l’inattendu, le côté miraculeux qu’il y a dans le vécu de l’amour. Là, je joue tranquille, comme on pourrait dire. On se retrouve dans un lieu, on est là pour se rencontrer, comme dans les lieux sociaux, mais là c’est la question du désir qui se pose. Je vais me présenter, mais comment moi je vais me présenter avec toute une vie… Alors on va dire qu’il faut apprendre à se connaître, tout cela n’est pas faux, mais comparons avec le déclenchement dans le réel, en dehors d’un site de rencontres. Cet « aujourd’hui » est un aujourd’hui tout à fait inattendu, c’est ce que nous nous désignons comme le réel de la rencontre. Alors derrière, il y a tout ce que disent les gens : je ne sais pas pourquoi mais il y a une attirance envers lui, il y a quelque chose qui est déjà sexualisé. Mais s’il n’y a que le sexuel au sens des partenaires sexuels, pourquoi pas, mais ce n’est pas l’amour. Dans ce cas, c’est comme dans la pornographie : ça « communique » tellement entre les corps qu’on a enlevé tout le manque. C’est pour ça aussi que des hommes vont sur les sites pornos – pour se débarrasser du rapport impossible qu’ils ont à leur propre femme. On ne se tracasse plus avec le manque, ça jouit à tous les coups si on peut dire. Mais il manque la valeur de l’affect de l’amour qui est la rencontre, qui fait qu’à partir de ce moment-là, il y a aussi des gens qui sont amoureux mais qui ne sont pas dans l’amour… L’amour est rare, véritablement rare. Voilà comment la psychanalyse affronte la réalité de la communication en la déplaçant. C’est pour ça qu’un certain communicationnalisme naïf pourrait dire : en améliorant la performance, plus on se connaît, plus le code est à jour, moins on va faire de gaffes, plus ça va fonctionner. Il y a des couples qui fonctionnent comme ça, mais brusquement vous avez le « démon de midi », le moment où le sujet « communique » tellement avec sa femme qu’il n’y a plus jamais le moment de l’émergence : ce n’est pas simplement la question sexologique, c’est le moment où il y a un véritable autre.

26Cristina Lindenmeyer : Il y a donc malentendu sur le mot malentendu ?

27Paul-Laurent Assoun : Je vais prendre l’exemple d’un enfant. Un enfant en bas âge sait toujours ce qui se passe dans un couple. Il le sait peut-être même mieux que les intéressés eux-mêmes, il entend dans les interstices de la parole des parents quelque chose qui a à voir avec leurs vrais désirs. Il s’interroge sur le vrai désir. Et lorsque les parents, notamment lorsqu’une mère amène son enfant dans une consultation psychothérapeutique, elle amène aussi son symptôme. Je souligne bien, pas seulement le symptôme familial comme dit Lacan, mais aussi le symptôme conjugal, et c’est depuis que la famille est devenue conjugale qu’il y a une multiplication exceptionnelle des symptômes des enfants : à partir de ce moment-là, il y a toujours quelque chose qui sait dans le sujet, y compris le sujet le plus immature ; le sujet n’est pas dupe. Mais, drôle de théorie de la communication, il ne sait pas qu’il le sait. Et ça produit donc des effets : par exemple, les somatisations sont souvent une façon de prendre acte de ce qu’on a compris, sans pouvoir le verbaliser. Je sais l’importance, comme en témoignent nos travaux, de la question du corps, parce que nous sommes des êtres parlants, nous avons un corps mais un corps qui est pulsionnel, donc qui n’est pas un corps simplement animal et une parole, mais une parole en plus que n’ont pas les animaux – c’est pour ça que les animaux ont moins de symptômes psychosomatiques, parce qu’ils ne parlent pas !

28Dans l’état de grâce amoureux et sexuel, il n’y a plus de langage, mais dès que les sujets sont sortis de l’acte de fusion, ils recommencent à causer et donc ils recommencent à y avoir des mots, et dès qu’il y a des mots, il y a des maux.

29Cristina Lindenmeyer : En abordant la communication à partir de la psychanalyse, comment peux-tu faire le lien avec l’interdisciplinarité ?

30Paul-Laurent Assoun : Le paradoxe encore pour la psychanalyse, c’est que ce n’est pas simplement la science de l’homme, c’est la science de ce qui manque à l’homme, et ce qui manque à la science de l’homme.

31C’est ce que dit Freud : ce n’est pas une Weltanschauung, une vision du monde en termes plus modernes. Le mot « interdisciplinaire » a quelque chose d’un peu naïf et trompeur, chacun tient à sa science, voilà. L’un des éléments de confusion, c’est que la psychanalyse introduit un chapitre original dans ce qui serait un traité de la communication. Elle montre quelque chose d’intraitable de la communication, elle ne se contente pas de dire « c’est indicible ». Elle introduit l’intraitable dans l’objet lui-même. De ce point de vue là, la psychanalyse, à mon gré, est plus qu’utile – elle est nécessaire pour travailler à l’intérieur de la théorie de la communication et ses symptômes.

Paul-Laurent Assoun
Paul-Laurent Assoun est professeur émérite à l’université Paris 7, président du Conseil scientifique de l’université Sigmund Freud, Vienne, Paris, auteur d’une quarantaine d’ouvrages et responsable d’un séminaire de recherche d’anthropologie psychanalytique à la Maison des sciences de l’homme (Maison Suger).
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0055
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