CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1David Rochefort : La question de la révolution de l’information prend de plus en plus d’importance dans votre travail. Quel est le principal défi, en tant que romancier, pour incarner cette révolution à la fois très abstraite et très présente dans nos vies ?

2Marc Dugain : J’écris sur des choses qui me paraissent essentielles. Aujourd’hui, deux grandes problématiques m’obsèdent (et sans obsession, il n’y a pas de littérature) : la révolution numérique et la question écologique. Quand j’écris des livres historiques (comme La Malédiction d’Edgar, sur Edgar Hoover), j’écris sur des époques que je n’ai pas connues, je les reconstitue avec mon imaginaire. Là, j’ai vécu la révolution numérique depuis le début, comme utilisateur ; j’ai vu arriver les premiers téléphones portables, Internet, les smartphones, etc. Pour moi, c’est aujourd’hui une question centrale pour l’humanité.

3J’ai écrit Transparence parce que ces deux obsessions se croisent désormais. Si l’on prend le pire scénario écologique, le risque, c’est l’extinction de l’espèce humaine – ce qui n’est tout de même pas négligeable. De l’autre côté, avec la révolution numérique et une de ses extensions, le transhumanisme, on promet à l’homme une vie plus longue, si ce n’est l’éternité. D’un côté, donc, l’humanité est en train de s’essouffler ; de l’autre, elle prétend avoir des perspectives de défier la mort. Ce télescopage est passionnant sur le plan romanesque.

4La révolution numérique pose la question centrale de la connaissance absolue. C’est la problématique sous-jacente. À travers la collecte des données, on peut tout savoir sur tout le monde, y compris ce que les gens n’ont pas forcément envie de faire savoir. Cela pose la question politique de la surveillance et du contrôle des individus.

5Il y a aussi tous les changements en termes de civilisation, notamment la fin programmée de l’écrit, l’oralité devenant la règle : demain, on dictera les mails ou les SMS parce que c’est la révolution de l’impatience, de la vitesse. Il faut aller toujours plus vite, pour tout. Mais en attendant d’être des surhommes, cela fait de nous un peu des lémuriens, et c’est préoccupant dans l’évolution du rapport de l’individu à l’existence.

6L’apparition de la conscience a été unique dans l’évolution qui a conduit à l’humanité. Ce qui est très inquiétant, mais captivant sur le plan de la recherche, c’est tout ce qui concerne le rétrécissement du champ de conscience chez l’individu, la façon dont on est formaté, conditionné, asservi. La plupart des gens ne sont pas d’une intelligence phénoménale… Il y a des cerveaux qui font avancer l’humanité à une vitesse folle, et d’autres qui comme moi sont incapables de réparer un téléphone, une machine, qui n’ont pas d’intelligence technologique. Cet asservissement de l’homme à la machine devient de plus en plus totalitaire.

7Qu’est-ce qu’un écrivain, si ce n’est quelqu’un qui essaie de témoigner, de mettre en perspective ce qu’il a vu de son siècle ? C’est intéressant et c’est effrayant. Mais il ne faut pas non plus tomber dans le pathos, parce qu’il peut alors y avoir un côté réactionnaire : c’est vrai que la nostalgie est un domaine littéraire tout fait, c’est facile d’être nostalgique en littérature. Moi je ne suis pas nostalgique, je suis inquiet de la déshumanisation de l’individu et son asservissement. On va très loin dans les techniques de communication et on n’a jamais aussi peu communiqué entre nous, à part en s’envoyant des photos sur Facebook, des selfies. Dans une assemblée, chacun est sur son téléphone. Les gens sont ailleurs. Ils communiquent avec le lointain et ne sont jamais avec les proches. Par SMS, on se dit des choses qu’on ne se dirait jamais en face, avec des smileys pour en atténuer le sens. On se rend compte que pratiquement 90 % de la communication que l’on a avec les autres se fait à travers un média, déformant, qui en plus aspire toutes nos données. On voit des choses terribles : être autour d’une table et parler d’une marque, et recevoir ensuite des pubs sur cette marque. Cela veut dire que la conversation a été écoutée par votre enceinte connectée, qui la traite, sans chercher à savoir ce que vous dites, mais seulement ce que vous voulez consommer. C’est tout un système libertarien de consommation, de production extrême, qui nous emmène dans le mur, à la fois sur le plan de la civilisation et sur le plan écologique.

8Ceux qui sont à la tête de cette avancée disent : « ce n’est pas grave, même la nature on n’en aura pas besoin ». J’ai rencontré des scientifiques qui déclaraient : « la Terre, ce n’est pas un problème, de toute façon on va partir. On sait très bien que d’ici la fin du siècle, on trouvera une planète où aller ». C’est magnifique. On l’a fait avec le nucléaire et ses déchets, en se disant qu’on trouverait un jour la solution, qu’on les enverrait dans l’espace ou qu’on les enfouirait. Pour moi, la société devient psychotique, perd le sens du réel. Il y a une névrose obsessionnelle, aujourd’hui admise, qui est celle de la consommation : acheter, produire constamment, objectiver tout notre environnement. La névrose obsessionnelle, c’est le rempart contre la dépression. Et à côté, il y a la psychose : c’est le fait qu’une société entière perd le sens du réel, part complètement en survitesse. On est en train de se détruire gaiement. On ne sait plus qui est fou. Tout est mélangé.

9David Rochefort : Le travail de recherche, de préparation, est-il différent pour un essai et pour un roman ?

10Marc Dugain : Quand on a fait L’homme nu avec Christophe Labbé, c’était un travail d’alerte. L’essai, sans être un travail scientifique, est un travail de rigueur. Quand on a terminé, je lui ai dit que le romancier en moi était un peu frustré, que j’allais reprendre le sujet.

11La rigueur scientifique n’est pas nécessaire pour le roman. Il faut avoir une base de connaissance, être informé, suivre, mais c’est très subjectif. C’est un éclairage particulier, je ne prétends pas être un spécialiste du numérique. Un chercheur en saura mille fois plus que moi, ce qui est normal. Il peut m’arriver d’être approximatif, mais ce n’est pas très important ; ce qui l’est, en revanche, c’est comment on relate le réel, comment on le remet en perspective pour des gens qui n’y connaissent pas forcément grand-chose – même les politiques. Aujourd’hui, les politiques n’ont aucune conscience de là où ça nous mène. Ils suivent le mouvement ; pour eux, c’est le marché, ça détruit un peu d’emplois ici, ça en recrée un peu là, ils sont dans leur petit marchandage. Mais à un moment, il faut prendre un peu de hauteur et voir où cela nous conduit. Si des gens réagissent aujourd’hui face à l’intelligence artificielle, c’est parce que cela pose un vrai problème : à quel moment les robots dotés d’une IA, qui seront immortels, dotés de conscience, feront de nous une sous-espèce ? Globalement, l’espèce humaine n’est pas très aboutie, même s’il y a des spécialistes, chacun dans leur domaine. Quelque chose de très important pour moi, c’est que tout cela nous ramène à une forme d’eugénisme, très prisé dans les années 1930 et développé par les nazis : l’idée de l’homme parfait.

12David Rochefort : L’idée de sélection, garder les meilleurs…

13Marc Dugain : Oui, mais le problème, c’est que les meilleurs ne seront peut-être pas des êtres humains à la fin, mais des robots.

14David Rochefort : On a l’impression qu’il y a une prise de conscience sur la crise écologique, mais qui n’est pas encore suivie par des changements dans nos modes de vie. Pourquoi certains messages ont-ils du mal à passer ?

15Marc Dugain : C’est la politique de l’autruche, la force des instincts. Le comportement humain est très reptilien ; il veut accroître son territoire. C’est quoi le marché ? J’ai un territoire, je veux accroître ma part de marché. Pour quelle raison ? C’est la compétition, le mâle dominant. C’est effrayant. Je passe des heures à expliquer à mes enfants que la compétition n’a pas d’importance. Mais cet esprit reptilien est ancré en nous. On veut avoir la plus grosse voiture, le plus beau bateau. C’est du délire. Notre rôle, c’est de crier au fou.

16David Rochefort : Vous citez Camus, pour qui « un homme, ça s’empêche ». À l’inverse, la technologie veut abolir toutes les limites, même la mort qui est la limite suprême.

17Marc Dugain : Oui, ce n’est pas grave de polluer, on trouvera le système qui permettra d’absorber ça. Si la nature n’est plus la nature, ce n’est pas grave, on ne sera plus un homme naturel mais un surhomme. C’est un immense délire dans lequel on est plongés. On est complices.

18David Rochefort : Dans Transparence, vous passez par la religion pour faire évoluer les comportements.

19Marc Dugain : Oui, mais c’est davantage une fable. Je ne suis pas très religieux. Ce qui est intéressant dans la religion, c’est la trahison. Les religions sont une formidable trahison. C’est une mise en bataillon de l’humanité, une mise sous coupe réglée, et une trahison des textes. L’Église catholique a tellement trahi les textes, elle s’est tellement mise du côté du pouvoir, contre les principes du Christ, qu’elle est à bout aujourd’hui. Je trouvais intéressant que, dans son délire, cette femme qui est la seule femme prophète revienne. C’était un clin d’œil. À vrai dire, je préfère la spiritualité à la religion. La spiritualité, c’est tout ce qu’on n’utilise pas, ou très peu.

20David Rochefort : Ça demande une transmission alors que, précisément, ces technologies coupent la transmission. On est dans un modèle signal/réaction, alors que la transmission est physique, charnelle, interindividuelle.

21Marc Dugain : C’est toute l’histoire du livre. L’héroïne est tellement obsédée par l’immortalité qu’elle a oublié de transmettre à son fils, qui est parti mourir au bout du monde, comme un enfant abandonné.

22David Rochefort : Dans Transparence, il n’y a pas de figure de résistant. Et L’Homme nu s’achève par un chapitre intitulé « Le pire est désormais certain ».

23Marc Dugain : Je ne suis pas optimiste sur la nature humaine. On est d’un égoïsme terrible, on a connu deux tentatives de suicide en 14-18 et en 39-45. Ça s’est joué à une semaine près. On a déjà été très loin dans la tentative de suicide. Ce qui se passe avec l’écologie est de cet ordre-là. Je n’ai pas une confiance innée dans la nature humaine, dans sa capacité à s’extraire de son conditionnement.

Marc Dugain
Marc Dugain est romancier et réalisateur. Il a notamment publié La Chambre des officiers (Lattès, 1999), La Malédiction d’Edgar (Gallimard, 2005), ou L’Homme nu (avec C. Labbé, Laffont/Plon, 2016). Dernier roman : Transparence (Gallimard, 2019).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0046
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