CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Franck Renucci : Quelle est la spécificité du cerveau humain ?

2Pierre-Marie Lledo : L’idée que le cerveau humain se distingue de celui des autres espèces animales concerne en particulier sa capacité à rester en permanence inachevé dans son développement, sorte d’incomplétude, ce qui lui confère une propriété dynamique continue. Dit autrement, le cerveau humain n’a, à sa naissance, pas toute l’information nécessaire pour que le sujet s’adapte pleinement au milieu dans lequel il est censé vivre. Cette notion rejoint le fameux débat entre l’inné et l’acquis des fonctions mentales, faux débat forcément puisque le cerveau est programmé génétiquement, certes, mais pour apprendre. Si un cerveau de singe, par exemple, possède quasiment toute l’information nécessaire à la naissance pour la survie du sujet, le cerveau humain dépend pour une grande part non pas d’une transmission génétique, mais plutôt d’une transmission sociale et culturelle. Selon ce principe d’un développement lent et permanent du cerveau humain, ce dernier très inachevé à la naissance, reste vulnérable à l’environnement social et culturel. Le cerveau néoténique [1] de l’enfant est très réceptif à l’inscription du monde dans ses propres circuits, ceci même plusieurs décennies après la naissance, offrant ainsi, comme le disait Sartre, la possibilité d’emprunter « les chemins de la liberté », la possibilité que ce cerveau puisse prendre des trajectoires uniques pour chacun d’entre nous. Il nous faudra revenir sur ce point dont l’une des conséquences se nomme l’individuation. Puisque ce que nous nommons néoténie est la faculté de conserver des caractères juvéniles mêmes à l’âge adulte, c’est en vertu de ce principe que nous pouvons – en fonction des hasards de la vie, de rencontres, des personnes qui vont nous inspirer, des outils que nous utilisons – laisser des traces dans notre cerveau en fonction de nos expériences. Cette particularité, qui se traduit par une grande neuroplasticité [2], se maintient à l’âge adulte pour permettre le perfectionnement de la machinerie cérébrale alors même qu’elle a déjà acquis un large répertoire de facultés mentales et motrices durant les premières années du développement. Le cerveau post-juvénile n’est pas une ardoise vierge sur laquelle viendraient s’imprimer les apprentissages les plus divers. Cette période débute à la fin de l’enfance et ne terminera qu’avec le décès de l’individu. Durant cette seconde phase, le cerveau n’est pas passif. Il utilise des stratégies pour déchiffrer la signification des entrées sensorielles et motrices qui stimulent ses propres circuits. En somme, il cherche à donner un sens à l’expérience vécue. Les processus d’attention, c’est-à-dire l’ouverture de tous nos sens à la réalité externe ou interne, sont corollaires à ceux de l’apprentissage. Le cerveau réalise cette opération grâce à sa faculté de mobiliser l’attention qui lui permettra d’évaluer si le but recherché d’un comportement a bien été atteint, ou si l’individu est récompensé par les conséquences de son comportement planifié. C’est dans ce contexte particulier d’attention et de motivation que les circuits nerveux du cerveau adulte peuvent se reconfigurer pour maximiser les chances qu’une situation bénéfique puisse se reproduire.

3Franck Renucci : Vous écrivez qu’il y a un paradoxe entre individuation et imitation.

4Pierre-Marie Lledo : Nul doute que la riche diversité des personnalités, des aptitudes et des comportements humains repose pour une grande partie sur la singularité du câblage cérébral de chaque individu. Les différences neurobiologiques proviennent des caractères dont ils ont hérité, mais aussi de l’apprentissage et de l’influence du milieu sur l’individu. Nous savons que les premières étapes de la construction des circuits cérébraux restent largement sous la dépendance de processus cellulaires et moléculaires génétiquement programmés. En revanche, une fois mises en place les grandes lignes du câblage cérébral, l’activité nerveuse vient graduellement en accroître la précision en ajoutant ou en retranchant sélectivement des connexions dans le cerveau en développement. Les interactions avec le monde extérieur fournissent un mécanisme grâce auquel l’environnement peut influencer la forme et les fonctions du cerveau pour produire un individu unique, affranchi, capable de réponses imprévisibles et indéterminées. N’est-ce pas là la définition même de l’intelligence ?

5Pour donner du sens à ce paradoxe apparent, il faut d’abord comprendre qu’une des caractéristiques humaines, que l’on ne trouve chez aucune autre espèce animale, c’est de naître avec un cerveau immature qui requiert de prendre de l’information fournie par notre entourage pour se transformer, donc développer de nouvelles compétences en permanence. Cette saisie d’information se fait d’autant plus facilement qu’elle procède de l’imitation chez le nouveau-né. De façon presque consubstantielle à l’humanité, je dirais que c’est par le jeu que cette plasticité cérébrale sera entretenue. Ce plaisir de jouer provient du caractère juvénile du cerveau adulte et se traduit par le fait que, quel que soit notre âge, nous sommes toujours enclins à jouer. Certes, les autres espèces animales jouent en permanence, mais avant la puberté – dès l’âge de la maturité sexuelle atteint, la vie devient bien trop sérieuse pour que l’animal continue à s’amuser. Si la lionne ou le lion joue avec ses lionceaux, très vite ces adultes se fatiguent et mettent un terme au jeu par un coup de patte qui n’appelle aucune contestation et incite les petits lionceaux à jouer ensemble et ailleurs ! Chez l’humain, ce caractère néoténique, juvénile, du cerveau se traduit par un goût au jeu qui reflète une certaine quête du plaisir. Si l’histoire évolutive du cerveau témoigne d’une faculté croissante de représentation mentale du corps pour agir, il faut aussi relever notre aptitude inégalée dans le règne animal à nous représenter l’altérité, à reconnaître autrui. Le cerveau n’est donc pas tout à fait un organe comme les autres, c’est aussi un élément miroir sur lequel repose notre perception de nous-même et, plus important, simultanément de l’Autre. Tous nos actes, toutes nos sensations, tous nos plaisirs sont en permanence évalués pour en mesurer l’intérêt individuel ou collectif. Aussi, n’est-il pas surprenant de constater que dans nos activités ludiques le jeu traduit d’abord notre volonté de partager, de trouver du plaisir dans les actions communes. Évidemment, chez le nouveau-né, le jeu est d’abord une affaire d’imitation : il se construit dans les premières phases de sa vie par la répétition de ce qu’il voit autour de soi, et c’est là où le cerveau devient miroir de ce qu’il voit et ce qu’il comprend autour de lui. Ce qui va pousser l’enfant à acquérir le langage, c’est d’abord un jeu d’imitation. Parce qu’il constate qu’autour de lui, des adultes échangent des sons qui produisent des émotions, il va lui-même, par imitation, produire des sons, et lorsqu’il produira également des émotions cela agira sur lui selon un phénomène de renforcement qui l’incite à reproduire cette imitation pour voir surgir sur le visage de ses parents le répertoire varié des émotions. C’est donc par l’imitation que l’enfant va continuer sa quête de jeu (de rôle) et acquérir ainsi de nouvelles compétences. Ce qui fait que quand maman n’est pas présente, la petite fille prend les chaussures de maman et joue « à la maman ». Sans vouloir entrer dans la querelle sur l’identité des genres, c’est grâce à ce principe que l’on se construit par imitation de ses semblables, de ses pairs. Cette période d’imitation forte s’achève autour de l’adolescence : l’enfant entre un peu en rébellion contre tous les signaux qui ont participé initialement à la construction du « moi », que ce soit chez une fille de 0 à 12 ans, ou chez un garçon de 0 à 14 ans, pour finalement construire un sujet autonome et surtout unique, sans ressembler à la copie conforme de ses parents – d’où le rejet de la sphère qui a été très proche de l’enfant et la recherche de « référant » loin du milieu familial. Cette phase de déconstruction dépend des assauts d’hormones sexuelles dont le rôle est de garantir le remodelage des circuits construits par imitation pour que le sujet devienne un être unique et enfin libre !

6Franck Renucci : On mime en nous ce que l’on voit chez l’autre avec un léger retard. Quelle est l’importance de ce « léger retard » ?

7Pierre-Marie Lledo : C’est très important de se rendre compte que le cerveau ne connaît pas de présent : il reçoit des informations transmises par les organes sensoriels, vit le passé mais non l’instant présent. Lorsque nous contemplons un coucher de soleil, nous admirons le passé de cet astre dont le présent est révolu déjà depuis 8 minutes. Admirer des étoiles scintiller, c’est parfois observer des astres dans le ciel qui n’existent plus, qui sont déjà morts. C’est très important de se rendre compte que finalement le présent n’est qu’une illusion de notre conscience et que si l’on prend en compte le traitement de l’information par ce cerveau, celui-ci doit en permanence juxtaposer le passé et nos projections mentales du futur. Avec ses 86 milliards de neurones et ses milliards de milliards de contacts synaptiques, cet organe traite l’information relative au passé et les conjugue avec des calculs probabilistes qui extrapolent le futur.

8Franck Renucci : L’anticipation de certaines choses permettrait-elle de filtrer des informations sensorielles ?

9Pierre-Marie Lledo : C’est dans cette faculté que l’on identifie une autre caractéristique propre au cerveau humain. Celui-ci se nourrit de trois présents pour déclencher des actions ou des émotions : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Évidemment, nous ne sommes pas les seuls à modifier nos comportements en fonction des expériences passées, c’est la fonction de notre mémoire, et un grand nombre d’organismes possèdent comme nous une telle fonction mnésique. On sait que la mémoire est capable d’émerger dès lors qu’un organisme possède l’ébauche d’un système nerveux, comme un ver de terre par exemple. Ensuite, il y a le présent du présent. Cette modalité de fonctionnement correspond à l’univers des affects. C’est à partir du fonctionnement du cerveau en réaction au présent que naissent nos émois, nos émotions, car nos actions et sensations sont analysées en temps réel et évaluées pour déclencher instantanément une réponse adaptée. Les émotions ont longtemps été les laissées-pour-compte en sciences cognitives. Du fait de leur caractère éminemment subjectif, elles étaient considérées comme ne relevant pas d’un sujet scientifique mais plutôt comme appartenant au monde littéraire ou artistique. Grâce à l’essor des techniques de neuro-imagerie non invasives, et parallèlement au développement des méthodologies expérimentales des neurosciences cognitives, l’étude des processus mentaux impliqués dans les réponses émotionnelles a acquis ses lettres de noblesse et constitue aujourd’hui un domaine de recherche à part entière que l’on nomme les neurosciences des affects. Les recherches actuelles en neurosciences indiquent que les émotions naissent dans notre cerveau qui traite l’information en temps présentiel, la motivation déclenchant des actions, et ces actions évaluées par un système que l’on appelle système de la récompense (système hédonique) et qui attribue immédiatement une valence à nos actions : j’aime ou je n’aime pas. C’est le plaisir ou le dégoût, toutes ces émotions primaires qui vont apparaître pour pondérer une action et nous inviter à agir ou pas. À l’aune de cette grille de lecture, on peut comprendre pourquoi ceux qui vivent le temps présent uniquement voient l’expression de leur libre arbitre disparaître, puisque leurs comportements ne seront plus déclenchés par la motivation mais plutôt par l’invitation à recommencer. Naîtront alors des comportements compulsifs, voire dans les cas les plus extrêmes, des formes d’addiction – addictus en latin signifiant celui qui devait payer ses dettes à son maître, c’est-à-dire ne jouissant plus de son libre arbitre.

10Et puis il y a le troisième présent, dédié au futur. Il concerne plutôt les lobes frontaux, alors que le présent est géré par notre système limbique. C’est indirectement à ces fameux lobes frontaux que Sénèque fait référence lorsqu’il dit qu’« il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ». Sénèque, à sa façon, indique que l’humain se caractérise par un module dans son cerveau qui lui permet d’avoir un cap, une boussole, un objectif, et c’est cette activité mentale qui est en fait porteuse du désir. En fait, la définition, non pas philosophique, mais neurobiologique du désir pourrait être la suivante : le désir est la simulation mentale de la récompense à venir. Je simule mentalement ce que je peux obtenir comme gratification mais je ne l’ai pas encore (et peut-être jamais !), je ne suis pas dans un acte de consommation mais plutôt de simulation mentale des champs possibles et des futurs souhaitables. Toute personne qui possède un projet, un objectif, un but, qui est poussée par le désir – je pense que l’être humain se définit d’abord par sa capacité à désirer [3] – régule parfaitement son système de la récompense. Dit autrement, le désir doit précéder le plaisir. Si le sujet connaît d’abord le désir avant de vivre un plaisir, alors ses actions compulsives seront tempérées par la sérotonine, le neurotransmetteur du désir. C’est uniquement par la sécrétion de sérotonine, lorsqu’elle précède la libération de dopamine, que l’activité du système de la récompense sera mise au repos, ou pour le moins, tamponnée.

11Franck Renucci : Quand vous dites « le plaisir ou le dégoût », c’est le « ou » qui prime. Il me semble que l’on passe du plaisir au déplaisir, qu’il y a un lien entre plaisir et déplaisir, et surtout qu’ils fonctionnent ensemble.

12Pierre-Marie Lledo : Il y a toute une théorie autour du couple plaisir-déplaisir selon laquelle tous deux surgissent ensemble, avec néanmoins un léger décalage temporel où le plaisir précède le déplaisir. C’est ce que va chercher un coureur à pied quand on sait qu’après 20 minutes d’effort, on mesure dans son corps tous les marqueurs de la souffrance, l’inflammation, l’hypoglycémie, son cœur bat trop vite ; mais ce qui va être escompté, c’est l’arrêt de cette souffrance à l’arrivée qui révélera la présence jusqu’alors masquée du plaisir. C’est donc dès le départ d’une course que ces deux attributs (plaisir et déplaisir) cohabitent et plus l’un est fort plus il entraîne l’autre. Ne soyons pas binaires en matière d’affect mais gardons plutôt la notion de camaïeu où dégoût et plaisir sont toujours présents et où parfois l’un peut être révélé par masquage de l’autre.

13Franck Renucci : On parle beaucoup d’empathie, qu’en pensez-vous ?

14Pierre-Marie Lledo : C’est effectivement la tarte à la crème actuellement. Sa valeur explicative permet de donner du sens aux comportements individuels et collectifs. Le terme initialement usité est compassion dans le domaine du sacré pour édicter des jugements moraux et donner du sens au vivre ensemble. L’environnement social a eu, en effet, un rôle fondamental dans la transformation du cerveau des vertébrés. Pour preuve : des découvertes récentes ont révélé une corrélation entre la taille du cortex des primates et les caractéristiques de leur groupe social. En somme, l’organisation et le fonctionnement du cerveau humain sont à l’image de la complexité de nos rapports sociaux, que ce soit à travers la parenté, l’appartenance à un groupe ou la hiérarchie sociale. Construit à partir des lois naturelles, le cerveau « biologique » est donc devenu progressivement « social », sous les contraintes exercées par des comportements de survie les plus élémentaires, ayant favorisé la coopération et l’entraide entre individus sans lien de parenté. C’est grâce à cette capacité à coopérer, inscrite au fil de l’évolution dans les gènes de nos ancêtres, que notre espèce (Homo sapiens) a été la seule, parmi les différentes espèces humaines, à avoir colonisé la planète entière. Une capacité liée à notre aptitude exceptionnelle à exprimer de l’empathie, de la compassion, pour le meilleur et pour le pire, puisque celle-ci est à l’origine d’émotions morales, comme la culpabilité et le remords, mais permet aussi de manipuler autrui ou de torturer.

15La découverte de certaines régions cérébrales s’activant autant lorsque nous envisageons un acte que lorsque nous l’observons montre que nous sommes capables de déchiffrer les actions des autres, de nous approprier leur intention. La volonté de l’autre finit ainsi par faire écho en nous. En vertu de ce principe, écouter est peut-être le plus beau cadeau que nous puissions faire à l’alter ego. Comme le dit un proverbe persan : « Si tu as deux oreilles et une bouche, c’est pour écouter deux fois plus que tu ne parles ».

16Ainsi, peut-on ne pas être surpris lorsque dans les années 1980-1985, Giacomo Rizzolatti montre qu’une activité nerveuse peut être produite par autrui. Alors qu’il cherchait à décrypter le code nerveux pour planifier un geste, Rizzolatti découvre qu’une partie de l’activité du cerveau d’un singe dépendait de ses propres mouvements et non de l’intention d’agir du singe. Il nommera alors ces circuits nerveux « neurones miroirs » puisque finalement le cerveau du singe devenait son propre miroir. Cette découverte n’est pas sans rappeler les travaux du philosophe allemand Robert Vischer qui créa le terme « Einfühlung » en 1873 (« ressenti de l’intérieur »), traduit par la suite en « empathie » pour désigner le mode de relation émotionnelle de quelqu’un vis-à-vis d’une œuvre d’art. En science cognitive, l’empathie est la capacité de ressentir des émotions appropriées en réponse à celle exprimée par autrui, tout en faisant clairement la distinction entre soi et autrui (c’est-à-dire être conscient de la source de l’émotion et pouvoir décoder l’émotion d’autrui) et d’être capable de réguler ses propres réponses émotionnelles. Dit autrement, elle désigne la capacité de se mettre à la place d’autrui, de se représenter ce qu’il ressent et/ou pense. Ressentir / Penser : ce sont là les deux facettes essentielles de l’empathie, l’une émotionnelle, l’autre cognitive.

17Les recherches de Rizzolatti montrent non seulement que si le sujet et son alter ego se confondent dans le cerveau, la distinction entre un système nerveux moteur et un système nerveux sensoriel n’existe pas. C’est en ayant mis des électrodes dans le système moteur du singe que Rizzolatti montrait que ce circuit s’activait en bougeant lui-même devant le singe. Ce principe neurobiologique selon lequel le système sensoriel et le système moteur sont confondus, donne matière à penser surtout à la philosophie d’Emmanuel Lévinas lorsqu’elle porte sur la relation du sujet à autrui. Si la neurophysiologie montre une certaine résonance dans le cerveau des primates, propriété limitée aux territoires qui sont notamment impliqués dans la genèse d’un geste, chez l’humain, il s’agit d’une myriade de territoires cérébraux qui sont activés parce que face à nous il y a une personne qui montre des intentions, il y a quelqu’un qui exprime des émotions et un comportement particulier… Il y a des hormones, comme l’ocytocine par exemple, qui facilitent ce lien très fort entre deux personnes, mais il faut se garder d’un réductionnisme trop simpliste pour justifier la complexité des relations humaines à l’aune d’une alchimie particulière. Il faut faciliter l’émergence d’un nouveau champ d’investigation où sciences cognitives, sciences humaines et sociales se retrouvent pour définir une véritable anthropologie de l’altérité. Voilà qui nous invite à aller bien plus loin que ce champ très restrictif que sont les neurones miroirs de Rizzolatti, à qui on a voulu faire dire beaucoup trop de choses, auxquelles Rizzolatti lui-même ne pensait pas.

18Franck Renucci : Qu’entendez-vous par cette « anthropologie de l’altérité » ?

19Pierre-Marie Lledo : La définition de l’anthropologie de l’altérité, c’est de montrer que le rapport à l’autre ne peut pas se résumer qu’à un cerveau, que la démonstration des neurosciences depuis dix ou quinze ans, c’est déjà de montrer qu’à chaque fois que l’on change de niveau d’étude – du gène à la protéine, aux synapses, aux circuits nerveux, au cerveau – naissent des propriétés émergentes. Quand on l’isole, quand on l’étudie isolément, le cerveau est plein de propriétés remarquables mais ce n’est plus le même cerveau dès lors que l’on prend en compte ses relations avec le corps, et que ce corps n’est pas isolé mais plutôt dans une foule et qu’il reçoit donc de multiples informations des autres.

20Les données neurophysiologiques les plus récentes montrent que le remodelage des circuits cérébraux produit par l’interaction du sujet avec son environnement est d’autant plus puissant que les signaux proviennent de rapports sociaux comme la parenté, l’appartenance à un groupe ou la hiérarchie sociale. En biologie, un organisme est qualifié d’autotrophe lorsqu’il est capable, par lui-même, de transformer les éléments minéraux en matière organique qu’il utilisera pour sa survie. C’est le cas des plantes ou de bactéries qui tirent leur énergie du soleil grâce à la photo synthèse. À l’inverse, les organismes hétérotrophes sont dépendants d’autres organismes pour obtenir leurs constituants organiques vitaux, comme les prédateurs qui se nourrissent de proies. L’humain tient une part unique dans cette nomenclature officielle du vivant, avec un cerveau qui semble bénéficier essentiellement d’une nourriture spirituelle fournie par la présence de ses congénères. Ne faudrait-il donc pas qualifier les humains d’espèce anthropotrophe pour souligner le fait que les échanges sociaux constituent le facteur d’hominisation et de survie le plus important et vital pour cette espèce ? C’est à la lumière de ce principe qu’il faut comprendre cette propension de l’humain qui cherche, sans se lasser, à se connecter avec les individus qui lui ressemblent le plus. Les « communautés » sur les réseaux sociaux en ligne témoignent de cette grande appétence pour échanger avec des groupes d’individus qui partagent des caractéristiques similaires. Certes, les échanges sociaux sont à la base de l’existence et de la survie des individus chez beaucoup d’espèces, notamment les insectes, mais l’humain reste le maître dès lors qu’il s’agit de communiquer et de comprendre des émotions, des désirs, des motivations, des intentions, des savoirs et des connaissances des autres surtout quand ils nous ressemblent (sentiment d’appartenance). Avoir accès aux représentations mentales des autres constitue une condition importante pour mettre en œuvre des objectifs qui deviennent alors communs, un partage coordonné des tâches, une transmission du savoir, en bref tout ce qui permet d’attribuer à des sujets un statut d’agents culturels c’est-à-dire qui contribuent à l’émergence d’une culture.

21Derrière la définition de cette anthropologie de l’altérité, il y avait l’idée de définir le rapport à l’autre pas seulement par un mécanisme cellulaire de neurones qui s’activent, ou pas, quand on est face à quelqu’un ou quand on nous regarde ; c’est tout un niveau d’organisation que l’on doit prendre en compte, de l’élémentaire qui est le crépitement des neurones qui émettent des impulsions électriques jusqu’aux phénomènes de groupes sociaux. L’anthropologie de l’altérité c’est donc prendre tous ces niveaux d’organisation en considération, comme un tout et non la juxtaposition des éléments pris individuellement.

22Franck Renucci : Je souhaiterais amener les dimensions biologique, psychique et sociale dans le champ des sciences de la communication. Cette question de l’altérité, de ce qui vient de notre corps et ce qui vient de l’extérieur, c’est bien de cela dont on parle avec la plasticité : notre cerveau n’est pas stable.

23Pierre-Marie Lledo : Notre premier thème était la néoténie : le cerveau est en construction permanente. En somme, c’est pour cette raison qu’il vaut mieux le comparer à la Sagrada Familia qu’à tous les bouquets de câbles des serveurs de chez Orange réunis. Notre cerveau est véritablement en chantier permanent car cet organe procrastine dès lors qu’il s’agit de se construire. Cet éloge de la lenteur du développement nous accompagne jusqu’à la fin de notre vie. Cela veut dire que nous nous offrons la possibilité que des évènements extra-utérins puissent participer dans la construction cérébrale, et non pas ce cerveau qui est chez tous les animaux construit in utero et figé à la naissance. Quand un poulain naît, il est capable en 20 minutes de suivre la horde. Quand on a des enfants de 10 ans, on voit bien qu’ils ne sont pas finis, ni à 20 ni à 30 ans… C’est parce que ce cerveau a retardé l’achèvement de sa construction qu’il va finalement pouvoir subir les assauts des informations externes, extra-utero, qui vont modifier sa structure et sa fonction, d’où cette définition de malléabilité du cerveau adulte (dit autrement, c’est parce que le cerveau est informable qu’il est déformable). Lorsque l’on étudie parmi les informations celles qui restent les plus pertinentes pour cette reconfiguration, évidemment ce sont celles qui proviennent d’activités humaines. Donc nous excellons dans une sorte de culture cumulée : tu m’apprends, je reçois et puis moi-même je deviens un adulte et je transmets mon savoir autour de moi, et ce transfert d’information pourra ainsi continuer à s’enrichir en passant de cerveaux à cerveaux. Il s’agit là d’une certaine auto-domestication de l’humain par l’humain. On peut citer Hannah Arendt, avec cette idée que l’Homo Faber se caractérise par l’invention d’outil, mais cela ne s’arrête pas là. Dès lors que nous utilisons cet outil, nous modifions notre cerveau en raison de sa plasticité. Lorsque Steve Jobs développe des objets digitaux, nomades et connectés, nous pouvons constater que la mémoire sémantique, s’efface au profit d’une mémoire procédurale, qui se développe. C’est la raison pour laquelle on s’aperçoit que le QI diminue de plus en plus depuis 2015. Les gens s’alarment mais je pense qu’il faut plutôt se réjouir : c’est la preuve que notre cerveau s’adapte et se transforme par l’usage de nouveaux outils. Je n’ai plus à utiliser la mémoire de travail comme je l’utilisais auparavant ; en revanche je vais utiliser mon cerveau autrement et notamment cultiver mon rapport à l’altérité certainement comme je n’ai jamais pu le faire avant. Autrefois, si nous pouvions dire « loin des yeux, loin du cœur », aujourd’hui, nous restons toujours en relation avec ceux que nous aimons même s’ils ne sont pas physiquement en face de nous.

24Grâce à ce principe, nous pouvons adhérer à des points de vue qui ne sont pas initialement les nôtres, mais en vertu du principe de l’exemplarité, nous pouvons recevoir et reproduire des comportements que les autres connaissent, produire des jugements moraux aussi. C’est malheureusement là aussi qu’il peut y avoir un danger de manipulation de la pensée d’autrui nourrissant toutes les théories du complot, fausses nouvelles et post-vérité. Finalement, l’opportunité d’avoir un cerveau immature qui se nourrit de l’Autre, peut être un danger dès lors que l’Autre constitue une menace. Lorsque le président Trump, en pleine campagne électorale, vient rencontrer des fermiers et leur dit « je vous ai compris », alors qu’il n’a jamais eu lui-même de boue sur ses chaussures, c’est parce qu’il avait reçu de Cambridge Analytica tout un corpus de données qu’il devait connaître dans ses déplacements et qui suffisait pour montrer qu’il avait connaissance des problèmes d’autrui. Ici, le danger est la manipulation possible d’autrui par excès d’empathie. Ce constat est plutôt paradoxal dès lors que l’on s’aperçoit que depuis l’Australopithèque, l’humain a pu émerger de la nature car son cerveau s’est de plus en plus nourri des interactions avec l’Autre. Pour moi, l’arrivée du digital permet de continuer cette dynamique : on démultiplie depuis l’invention de l’écriture, soit en 4500 av. J.-C., la possibilité d’interagir avec l’Autre. C’est à cette époque que l’on invente la pédagogie qui est en fait le mode d’emploi d’un outil que l’on vient d’inventer : l’écriture cunéiforme, qui permettra également d’inventer l’agriculture (on compte et consigne le nombre d’animaux sur des registres), la ville, la démocratie, la religion monothéiste, etc. C’est donc le soin à l’Autre qui va se nourrir de cet outil qu’est l’écriture. Lorsqu’advient le digital dans les années 1950, cela entraînera la même révolution. Aujourd’hui, le digital impose une nouvelle relation à l’Autre basée sur l’équité et la réciprocité. Je me casse par exemple la tête pour réparer la machine à laver, mais quand j’ai trouvé le mode d’emploi, je vais faire un tutoriel pour que d’autres derrière moi n’aient pas une journée à perdre pour réparer la leur ; en 5 minutes, ils vont pouvoir capitaliser sur l’investissement que j’ai fait personnellement pour eux. La plasticité cérébrale est le support physique de tout cela.

25Franck Renucci : Est-ce que ces dispositifs aujourd’hui ne sont pas dans des systèmes continus alors que notre cerveau fonctionne avec des continuités et des discontinuités (notamment quand l’autre intervient, ce besoin de l’Autre va créer des discontinuités, des décalages, etc.) ?

26Pierre-Marie Lledo : C’est tout à fait le thème qu’il faut aborder dès lors que l’on réfléchit sur le rapport de l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle fonctionne sur des processus de calcul continus, elle se nourrit de méga-données et à partir d’usages d’algorithmes mimant nos pensées automatiques, on obtient des résultats. Dans ce contexte, il ne peut pas y avoir de points de divergences, d’évènements disruptifs que le calcul prendra en compte. Alors que la pensée humaine ne fonctionne pas sur ce même mode opératoire sauf si nous étions seuls sur une île.

27Lorsque l’on étudie les différents stades de développement d’un enfant, on s’aperçoit que son parcours est plein de disruptions faites par le rapport à l’autre, par ce qu’il va découvrir, par son écosystème. La pensée humaine est donc là pour donner du sens à ces disruptions. Et ces disruptions viennent par l’usage d’outils ou par la confrontation à autrui. Donc chaque individu qui vient tous les jours à son travail devrait être conscient que ce qu’il amène comme valeur ajoutée en tant qu’humain, que les algorithmes n’ont pas, concerne sa pensée discontinue. Donc passer sa journée à répondre à des mails, ou à passer sur des tableurs Excel, ressemble à une activité propre à l’intelligence artificielle. Quel dommage de ne pas comprendre que l’humanité a délégué ce type d’activité mentale, dans les années 1950-1953, à l’intelligence artificielle de façon à externaliser une des formes de notre activité cognitive qui est la plus avilissante, les calculs automatiques effectués en temps réel qui sont le fait d’une pensée continue. L’humain qui se nourrit de pensée disruptive peut générer des pensées rationnelles basées sur une économie de la donnée (et non du big data) qui s’enrichissent par de l’affectif, de l’émotionnel. Il y a toujours un réajustement possible, parce que j’ai pensé, j’ai fait, et je suis ému ; je reconfigure et j’avance de façon itérative.

28Franck Renucci : Pourrait-on dire que l’idéologie transhumaniste ne fonctionne pas ?

29Pierre-Marie Lledo : Rappelons que le transhumanisme est un courant de pensée, presque une philosophie, né en Californie dans les années 1960 au carrefour du développement de l’informatique, de la nouvelle gauche et de l’émergence des mouvements libertariens et individualistes. Il a ensuite été relayé dans les années 1980 par des futurologues américains avant d’arriver jusqu’à nous. Aujourd’hui les plus extrêmes d’entre eux affirment qu’à terme, nous allons pouvoir nous laisser conduire par l’intelligence artificielle et que les technologies émergentes représentent une opportunité de changer notre nature humaine, voire notre condition de mortel. C’est une vision qui ne tient compte que du sujet en tant qu’individu, mais pas du collectif. C’est la raison pour laquelle cette aventure est vouée à l’échec. De plus, l’humain sera toujours plus surprenant qu’un algorithme. Il n’y a qu’à se rappeler cette fameuse défaite qu’on cite toujours, du cerveau humain contre l’intelligence artificielle, en mars 2016, quand Lee Sedol, le meilleur au monde au jeu de go, joue contre un algorithme de chez Google nommé AlphaGo. Trois fois de suite ce joueur coréen perd et donc officiellement, il a perdu la partie car le jeu de go se joue en 5 manches. Cependant, lorsqu’il entame la quatrième manche pour l’honneur, on convoque un homme défait, dépité, dégoûté, c’est-à-dire porteur d’émotions ; chaque coup qu’il commence à vouloir mettre en place dans cette partie est un coup qu’il a calculé, car c’est toujours un expert mais ses décisions sont maintenant nourries d’affects, il s’agit d’un joueur ému par ses trois défaites précédentes. Et donc, quand il effectue ses coups où la raison et les émotions sont simultanément convoquées, il gagne cette quatrième manche, car l’algorithme ne sait pas jouer en conséquence. Cet homme qui maintenant fait preuve d’une pensée discontinue, où se mêlent les calculs rationnels d’un expert avec les émotions d’un être de chair, gagne contre l’algorithme. Quelle belle métaphore de la victoire de l’humain sur la machine !

30Franck Renucci : Selon Baudelaire, « le monde ne marche que par le malentendu » ; si par malheur on s’entendait, on ne se comprendrait plus.

31Pierre-Marie Lledo : Je vois très bien ce que notre poète veut dire. Deux cerveaux sont différents de par leur histoire, et la communication consiste à vouloir en permanence travailler sur ce qui va être ce point d’achoppement. On le voit bien quand un groupe qui réfléchit est homogène (parce que les sujets ont été formés par les mêmes moules des mêmes écoles, par exemple) : ce groupe ne sera pas performant, ne va pas trouver des solutions heuristiques, parce qu’on a besoin d’une différence de points de vue. C’est pour cette raison que l’on a inventé probablement le langage, toujours dans l’idée d’apporter des soins à l’Autre en partageant ses intentions, ses émotions, ses comportements. Et c’est assez intéressant de voir que ce sont d’abord les artistes qui ont mis le doigt sur ce qui nous rend le plus humain, je crois : l’idée que chaque sujet humain est un être unique, que nous ne sommes pas des clones, ce qui rend difficile, mais pas impossible, le langage et la communication.

Notes

  • [1]
    En biologie du développement, la néoténie se réfère à la possibilité de conserver des traits juvéniles chez les adultes d’une même espèce, ou bien la possibilité d’atteindre la maturité sexuelle par un organisme encore au stade larvaire.
  • [2]
    Le terme « plasticité » se reporte ici à une propriété permettant de changer la forme ou la fonction d’une cellule, d’un circuit ou d’un organe.
  • [3]
    Rappelons-nous de Spinoza qui définit le désir comme puissance d’être.
Pierre-Marie Lledo
Pierre-Marie Lledo, neurobiologiste, dirige le laboratoire Gène et conscience au CNRS et le laboratoire Perception et mémoire à l’institut Pasteur. Membre de l’Académie européenne des sciences et de l’Académie des sciences de New York, il dirige le département des neurosciences à l’institut Pasteur.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0032
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