David NOLENT, Missionnaire sur Internet, L’incroyable histoire de David Nolent, le directeur du Top chrétien, s.l., Top chrétien/Top Mission, 2018, 128 p.
Jean-Baptiste MAILLARD, Christophe MARGER, Jean-Philippe PONTOIZEAU, Évangéliser sur Internet, mode d’emploi, Nouan-le-Fuzelier, éditions des Béatitudes, 2019, 215 p.
1Ces deux ouvrages sont le signe et la trace d’un intérêt des mouvements religieux pour la communication numérique : ils témoignent de façon singulière de cette mobilisation « d’entrepreneurs du religieux » qui investissent l’espace numérique comme champ d’évangélisation. La communication s’étend en effet désormais sous les formats numérisés et gagne le religieux, chrétien notamment. Le premier ouvrage est le témoignage du directeur d’un service numérique d’évangélisation chrétienne d’inspiration évangélique, Top chrétien (www.topchretien.com), le second un manuel d’évangélisation rédigé par les responsables d’un mouvement d’évangélisation numérique chrétien de culture catholique, Lights in the dark, qui propose des sites web de « reculturation » chrétienne et des chats d’évangélisation. Si leur propos est différent, ils se croisent dans l’affirmation de la nécessité d’une évangélisation en ligne, soit une communication chrétienne explicite visant, par le témoignage et l’apport langagier, à susciter une expérience se synthétisant et se formulant dans une expérience langagière appelée à devenir communautaire et ecclésiale. Le premier ouvrage s’inscrit dans la dynamique protestante évangélique pentecôtiste et charismatique, le second dans la sphère catholique traditionnelle et charismatique, mais ils se rejoignent tant dans les moyens que dans les perspectives. Le style spirituel, seul, diffère. Le livre demeure un vecteur d’institutionnalisation et de constitution d’une figure en référence experte. L’un et l’autre ouvrages attestent de l’importance des réseaux numériques pour l’activisme chrétien et invitent aussi à une « conversion numérique » des dévots (Favret-Saada, 2017), i.e. à passer aussi en mode numérique pour les activités d’apostolat. La conversion suggérée est donc double : à Jésus-Christ et au digital.
2* * *
3David Nolent dirige le site et ensemble de services numériques chrétiens Top chrétien, premier portail francophone chrétien, édité en France, créé en 1999. Missionnaire sur Internet est le titre donné à ce récit de conversion et de prise de conscience de sa mission par un docteur en informatique industrielle spécialiste du traitement de l’image couleur qui « rencontre Jésus », au Royaume-Uni et décide de s’investir dans l’évangélisation en ligne. Un premier ouvrage avait déjà été consacré à la mission d’évangélisation digitale de Top chrétien par Éric Célérier, Connexions divines (éd. Première partie, 2016, 224 p.), commenté dans ces colonnes (Hermès, no 77, 2017, p. 271 sq). Le fondateur du site y racontait comment il avait saisi que le dieu chrétien voulait faire de lui le « Bill Graham de l’internet » (le prédicateur évangéliste médiatique étasunien revient dans l’ouvrage de Nolent) et évoquait ses dialogues avec son dieu et les actions divines qui accompagnaient le développement du service web.
4Missionnaire sur Internet est un livre de témoignage (au sens spirituel du terme) et d’exhortation à la conversion, voire de prière. Il vise, dans la tradition, finalement, des Confessions d’Augustin d’Hippone, à illustrer les grâces du « Seigneur » dans les vies, et invite à sa louange, comme à la conversion chrétienne. « Un apôtre digital » pourrait d’ailleurs être le sous-titre de cet ouvrage. Acte de communication, il déploie aussi une intention et une action communicationnelles. David Nolent y raconte l’incertitude de son chemin de vie, qui le conduit à rencontrer celle qui devient son épouse, et, s’il le fait ainsi, c’est pour montrer l’action de dieu dans sa vie, qui le pousse à évangéliser en ligne. L’évangélisateur l’avoue d’emblée : « […] ma passion était de développer des sites internet pour communiquer la foi chrétienne. » (p. 14) Ses premiers sites s’intitulaient Christian Life answers et Pourquoi ? Lorsqu’il s’interroge sur le plan de dieu dans sa vie, celui-ci lui répond, mentalement : « Missionnaire » et « internet » (p. 14 et 91) : « Tout comme l’apôtre Paul […] ce soir-là je compris mon appel : être un envoyé parmi les internautes ! ». (p. 14) ; « Je me levai et criai : “Je suis missionnaire sur Internet, c’est mon appel, ma destinée […]” » (p. 91). Il rencontre ensuite Éric Célérier et lui fait part de son désir d’évangéliser en ligne à ses côtés : « Je le ferai comme un missionnaire qui […] part dans un pays pour faire connaître Jésus. À la différence que je serais un missionnaire sur (sic) le pays “Internet” ! » Sa formation spirituelle accomplie, le moteur de l’évangélisation semble être l’effroi devant la méconnaissance du Christ : « Mon cœur était lourd de voir que tant de gens allaient mourir dans leurs péchés, sans connaître Jésus, leur Sauveur. Les larmes ruisselaient sur mon visage. Il fallait faire quelque chose. Et c’était urgent ! » (p. 71-72). Après un appel à dieu à propos de son destin (« Père utilise-moi ou tue-moi », (p. 73), David Nolent saisit l’activité dans laquelle il doit s’engager : « Si je veux atteindre plus de gens et plus rapidement pour Jésus, ça doit passer par Internet ! » (p. 77), il apprend le html, développe une animation Flash et entre en lien avec le petit réseau des acteurs évangéliques du numérique : « Faire connaître Jésus par internet, j’aimais cela et je le faisais sans effort. J’aimais les gens et souhaitais tant les voir heureux dans une relation avec le Seigneur. » (p. 79) Il part à la recherche de partenaires financiers pour « investir dans le salut de nombreuses personnes par le biais d’Internet ! » (p. 95), car « si [Dieu] vous a donné un projet, il en assurera aussi le budget ! » (p. 99).
5Il crée le parcours ConnaîtreDieu.com en lien avec le site Top Chrétien réalise des vidéos, notamment de témoignage. Le site rencontre le succès et se développe à l’international : « Dans plusieurs pays du monde nous développons la même stratégie que celle utilisée en France : un site internet adapté culturellement, une équipe de conseillers, des publicités sur Google, des cartes de visite pour les églises et des affiches dans les rues. » (p. 104). Et le succès se comptabilise grâce aux métriques d’internet : le parcours « dépasse un taux de prière de 20 % » (p. 102), « pas loin d’un million de personnes avaient mentionné avoir accepté Jésus comme Sauveur et Seigneur de leurs vies » (p. 105) : « Oui, Dieu se sert d’Internet ! Et s’il le faut, il envoie aussi des anges allumer les ordinateurs ! » (p. 103) Le récit de David Nolent est éclairant aussi, plus largement, en deçà du numérique, quant à l’activité proprement communicationnelle du religieux : il décrit les rencontres au sein d’une Église chrétienne, l’apprentissage de l’animation d’un groupe et des « discussions spirituelles » (p. 70), l’écoute de la voix de dieu en soi (« comme capter une bonne fréquence fm… entourée de bruits parasites », p. 74), l’apprentissage de la prière comme mixte d’une pratique corporelle et langagière (agenouillement et adresse explicite à Jésus), l’apprentissage du dialogue direct avec dieu, la réponse étant perçue sous forme mentalisée avec accompagnement ou non de formes extérieures, la réflexion personnelle se trouvant ici écartée au profit d’une forme de « cognition divine » (si je pense, c’est que dieu a mis ses pensées et opère en moi, d’une façon qui évoque certaines doctrines théologiques médiévales occidentales).
6Les perspectives de David Nolent s’orientent globalement désormais vers celle de « youtubeurs chrétiens, un peu comme Norman ou Cyprien » via les chaînes Quoi d’Neuf Pasteur ? (p. 113) et Booste ta journée !, vers la webradio (p. 116 sq), un web télé, puis la formation en ligne : « Le résultat pourrait être, par la grâce de Dieu, un changement profond de notre société ». On voit l’objectif, parfaitement décrit par Philippe Gonzalez dans Que ton règne vienne ! Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu (Labor & Fides, 2014). Le livre s’ouvre sur une invitation aux dons, et à l’engagement comme bénévole ou missionnaire, et avec une représentation d’internet comme quatrième révolution industrielle (après celles de la mécanisation, de l’électricité et de l’électronique). L’ouvrage s’achève sur une vision apocalyptique, au sens propre : internet est sans doute « le dernier grand champ missionnaire à atteindre avant le retour du Seigneur » (p. 126), ce qui fait de l’évangélisation en ligne « la plus belle aventure de la fin des temps ! ».
7* * *
8Avec Évangéliser sur Internet, mode d’emploi, les animateurs du réseau catholique d’évangélisation digitale Lights in the d@rk (www.lightsinthedark.info), créé en 2015, Jean-Baptiste Maillard, Christophe Marger, Jean-Philippe Pontoizeau conçoivent pour leur part un guide programmatique qui vient succéder à l’ouvrage précédent de Jean-Baptiste Maillard, Dieu et Internet, 40 questions pour mettre le feu au web (éditions des Béatitudes, 2011) qui, avant la création de ce réseau, avait vocation à expliquer la démarche d’investissement d’internet pour diffuser la foi chrétienne catholique. Comme son prédécesseur, Évangéliser sur Internet se veut à la fois témoignage d’actions menées et incitation à agir pour faire connaître le dieu chrétien. Les deux ouvrages ont en réalité une double vocation : inciter à dire la foi chrétienne en ligne en l’adressant à l’autre, et inviter les catholiques à recourir au numérique ; en ce sens, l’ouvrage récent est lui aussi un ouvrage d’évangélisation (au sens américain, technique et marketing du terme) au et du digital. En témoignent les nombreuses notes qui expliquent longuement « le numérique » à ceux, catholiques, qui l’ignorent encore.
9Publié chez un éditeur du renouveau charismatique catholique français appartenant à la communauté des Béatitudes, l’ouvrage s’inscrit, par la spiritualité des auteurs et leurs lieux et liens de socialisation, dans la spiritualité charismatique catholique, et particulièrement dans la proximité de la Communauté de l’Emmanuel, dont les auteurs fréquentent les sessions de Paray-le-Monial. Ce courant s’inscrit dans la reviviscence d’un spiritualisme catholique, relevant d’un catholicisme « observant » (Yann Raison du Cleuziou), mettant au goût du jour les pratiques de dévotion émergées au xixe siècle (notamment l’adoration eucharistique) et fortement encouragées par Jean-Paul ii, préconisant une forte pratique sacramentelle et liturgique, en partie rénovée dans sa forme de surface (chants joyeux, gesticulés ou dansés). Ce catholicisme rénové, proche de Rome, restitue des formes de dévotion données comme traditionnelles (rosaire, adoration eucharistique, neuvaine, etc.). Il est peu social d’apparence, peu critique, peu ouvert au débat, peu rationaliste. Ses références sont le Paul vi d’Evangelii nuntiandi (1975), le Jean-Paul ii de la « nouvelle évangélisation » et Benoit xvi, avant tout. L’insistance est portée sur « la louange » (l’adoration du dieu chrétien) et sur une interprétation assez littérale, sinon directe, du texte biblique.
10L’ouvrage contient plusieurs strates, si l’on peut dire : a) il valorise les initiatives du réseau Lights in the dark, créé sous le patronage de Mgr Dominique Rey à Toulon (création de sites sur des séries ou des événements culturels, dans une perspective catholique, chat d’évangélisation en ligne) ; b) il explique et motive l’évangélisation en ligne ; c) déploie l’argumentation pontificale à ce propos ; d) il reprend les thèmes d’une spiritualité chrétienne propre au renouveau charismatique. L’ouvrage est empreint à cet égard d’une forte texture spirituelle, issue d’un discours qui porte les animateurs du réseau, par les nombreuses citations et références évangéliques qu’il comporte ; e) une invitation à rejoindre le réseau et à contribuer à son action d’évangélisation (ou à le financer).
11Lights in the dark – dont le nom est une référence au livre biblique d’Isaïe (9,1), « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière » – entend édifier « une cathédrale numérique » par ses sites supports d’évangélisation sur le web. Il s’agit de considérer internet comme « un média à part entière » (p. 185). Le réseau conçoit dans cette perspective « un processus global d’évangélisation » (car « Chacun de nos frères en humanité […] a le droit d’entendre la bonne nouvelle du Salut pour lui […] » p. 38) structuré en quatre étapes : « 1. ouvrir de nouvelles rues dans le continent numérique, 2. Produire des contenus afin d’y attirer nos contemporains ; 3. Diffuser ces contenus dans les réseaux sociaux, ce qui revient à “jeter les filets” ; 4. “poster” des e-missionnaires dans ces rues numériques pour évangéliser les passants-internautes. » (p. 32).
12L’axe central de l’évangélisation numérique conçue par Lights in the dark, qui s’affiche avec un humour tout catholique en couverture de l’ouvrage en représentant un jeune homme cherchant Dieu et une jeune femme lui répondant, met l’accent sur le live chat, la conversation écrite synchrone sur internet. Des modules de chat (irc) – imités des chatbots (boites de dialogue écrit automatique) proposées sur le site de sncf – sont insérés dans des sites culturels (qualifiés de « sites filets », p. 31, 74) créés par l’association, en réponse à des questions sociales (le corps féminin), philosophiques (la mort, l’éternité, etc.), saisonnières ou culturelles à portée religieuse (Toussaint, Noël, incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, etc.) pensées comme présentes dans la société ou à des représentations produites par les industries culturelles (séries, films) de thématiques chrétiennes (Le Vatican, un séminaire, Pie XII, l’Inquisition, etc.). « À Lights in the dark, nous cherchons, par tous les moyens, à nous faire remarquer de ces internautes, pour attirer leur attention. Voire les “titiller”, les intriguer et capter ainsi un peu de ce temps dépensé dans les divertissements en ligne. Bien référencés dans Google, nos sites qui éclairent des films ou des séries télévisées deviennent une bonne porte d’entrée. » (p. 52) Ces sites constituent autant de « rues numériques » dans lesquelles il est possible de « rencontrer » des internautes avec lesquels échanger : « Ainsi, le choix stratégique de Lights in the dark est de développer un “écosystème numérique” composé de plusieurs “rues numériques” ouvertes au fur et à mesure du développement de notre mission en ligne, selon l’inspiration donnée par l’Esprit Saint et les propositions qui nous sont faites. » (p. 72-73) Une équipe de bénévoles assure la gestion et l’échange par chat, dont le but est l’annonce du « kérygme » chrétien, soit le message situé au cœur de la révélation chrétienne (divinité du christ, résurrection, advenue du royaume de Dieu). Le chat mis en place par Lights in the dark vise des « non cathos » et espère les conduire vers l’Église catholique, en les orientant vers des contacts ecclésiaux (clercs ou laïcs) disséminés sur les territoires. Une prière personnalisée est souvent rédigée à leur attention, un peu comme dans la nouvelle de Woody Allen « Notre Père qui êtes sur la Toile » (L’erreur est humaine, Flammarion, 2007, p. 67-79) – la mafia en moins – pour les engager dans une démarche de foi, en évoquant leurs attentes propres. Ce chat doit être vécu dans la prière qui le prépare (chapelet, adoration eucharistique), sous la conduite de l’Esprit saint, qui en suggère le contenu.
13L’ouvrage, qui s’efforce de penser cette pratique de communication en ligne, aborde également la question du langage : il importe pour Jean-Baptiste Maillard et ses comparses médiactivistes religieux – autant de « missionnaires » de l’internet – de s’écarter du « jargon catho » (p. 77) pour parler efficacement aux « non-croyants ». Il y a en effet dans ce mouvement la conscience de la nécessité de la sortie d’une sphère identitaire qui enclot (p. 117), mais le langage religieux revient très vite, dans le chat, au nom de la proclamation chrétienne explicite. Il s’agit, via Google Trends, d’écouter le monde (Maillard, 2011) pour lui parler de Jésus à partir de ses propres attentes : « on renverse donc la perspective : nous ne communiquons plus de façon descendante, en “émission”, sans trop nous préoccuper de ce qu[e les gens] attendent et recherchent ; nous partons de la base, du grand public, de leurs préférences, de leurs passions, hobbies ou questionnements, et nous bâtissons un écrin qui soit plus à même de les accueillir, sans interférences avec d’autres contenus qui seraient sur une autre tonalité, et perturberaient alors l’ambiance. » (p. 98) Il s’agit pour Lights in the dark de « mettre l’internaute au centre de la relation » (p. 100). Le Christ aurait même d’ailleurs, selon les Auteurs, inventé le concept relevant du marketing digital d’« “expérience utilisateur” » avant les Gafam, en considérant le prochain comme « le plus important » (p. 100).
14Les auteurs insistent également sur l’importance du « témoignage », soit l’attestation personnelle d’une expérience de foi, qui seule, selon eux, peut toucher l’internaute en attente. En termes de communication, l’association fait le choix de refuser, dit-elle, « l’apologétique » (p. 145), soit, au sens qu’elle donne à ce terme (l’apologie), la défense de l’Église catholique (attaquée de toutes parts) pour privilégier l’évangélisation des incroyants : « Cette Bonne Nouvelle que nous sommes tous aimés de Dieu est, dans la vie humaine, le “buzz éternel” que nous devons communiquer au monde qui nous entoure. » (p. 53). De la même façon, elle se tient en apparence à distance du politique (dans lequel elle s’inscrit néanmoins volens nolens par ses affinités propres avec le catholicisme identitaire) comme de l’économique (p. 197), préférant vivre de dons. Le réseau Lights in the dark affirme avant tout l’importance pour lui de l’évangélisation : « Nous ne pouvons pas laisser Internet à ceux qui y répandent l’athéisme : il est exclu que Dieu en soit absent. » (p. 34) ; de fait, « Internet est une véritable “Terre promise” pour l’évangélisation » (p. 43). Et de conclure : « L’évangélisation sur Internet, enfin, est une mission d’intérêt général : elle se propose de donner des repères à une société sans boussole, qui s’enfonce dans une nuit médiatique de plus en plus sombre […] » (p. 196).
15* * *
16Si les ouvrages de David Nolent et de Jean-Baptiste Maillard et ses comparses diffèrent dans le propos et la méthode (témoignage de vie pour l’un, guide de pensée et d’action pour l’autre), et bien sûr dans le « style » spirituel, ils convergent cependant dans le fait qu’ils valorisent et visent à institutionnaliser un dispositif d’évangélisation chrétienne en ligne en même temps qu’ils aspirent à impulser un mouvement et se cherchent des imitateurs. Ils appartiennent l’un et l’autre à des courants chrétiens spiritualistes qui convergent actuellement (en France, au Brésil, aux États-Unis) ; Lights in the dark cite d’ailleurs à plusieurs reprises Top chrétien. Les deux mouvements partagent le même souci de mobiliser internet pour leur projet prosélyte, probablement les mêmes positions quand aux questions liées à « la famille », à la femme et au corps (refus de la liberté de l’avortement, de l’euthanasie, du mariage de personnes du même sexe, de la pma et de la gpa), mais aussi la même dilection pour un langage « performatif » (Maillard emploie le terme), codé, qui suppose d’entrer dans ce monde langagier pour donner un visage au dieu attendu, qui aurait précédé, et qui aurait sollicité lui-même les auteurs pour qu’ils écrivent ces ouvrages, afin qu’ils communiquent la foi et la dynamique chrétienne sur internet.
17David Douyère
18Prim (ea 7503), Université de Tours
19Courriel : <david.douyere@univ-tours.fr>
Giuliano DA EMPOLI, Les ingénieurs du chaos, Paris, Lattès, 2019, 206 p.
20Le carnaval observé à Rome par Goethe en 1787 constitue l’introduction de cet essai fort bien écrit. À première vue de manière surprenante, les renversements de règles, les coups et l’esprit subversif d’un carnaval se retrouvent, selon Giuliano da Empoli ancien conseiller politique de Matteo Renzi, dans les partis populistes contemporains. Et, derrière les chefs bien connus de ces derniers « se cache le travail acharné de dizaines de spin doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts en Big Data, sans lesquels les leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir. Ce livre raconte leur histoire. » (p. 19)
21Partant d’Italie et du Mouvement Cinq étoiles (M5S), il parcourt la planète et présente ces acteurs souvent peu connus et toujours attachés à orchestrer un chaos politique et électoral en faveur de leurs positions populistes.
22Renverser les codes pour créer de l’adhésion semble être la ligne directrice des partis populistes. Giuliano da Empoli cite Mencius Moldbug, blogueur de la droite alternative américaine : « N’importe qui peut croire à la vérité, tandis que croire dans l’absurde est une vraie démonstration de loyauté. Et qui a un uniforme, a une armée. » (p. 24)
23Les personnages entrent peu à peu en scène, tout d’abord Steve Bannon et son maitre Andrew Breitbart, puis leurs comparses d’Italie du M5S. La force du M5S tient à son expert en marketing digital Gianroberto Casalegio (et sa société Casalegio Associati). Ce dernier va favoriser la rencontre entre le populisme traditionnel et l’algorithme pour créer une machine politique. Le chapitre « Le Netflix de la politique » détaille les mécanismes et succès du M5S. Cette histoire est connue et l’intérêt de cet essai consiste à analyser finement le rôle de Casalegio, ingénieur de chef du M5S, qui après sa disparition en 2016, laisse son fils Davide aux commandes. L’auteur pointe deux caractéristiques du M5S : sa vocation totalitaire, avec cette ambition d’une démocratie directe où les citoyens prennent les décisions à travers une consultation permanente, ce qui a eu lieu en septembre 2019 pour valider la participation au gouvernement avec le Parti démocrate.
24Le mode de fonctionnement en PageRank de Google est la deuxième caractéristique du M5S. Il s’agit de fabriquer du consensus à partir des sujets qui marchent : « Le parti algorithme conçu par Casalegio père a pour unique objectif de satisfaire la demande des consommateurs politiques de façon rapide et efficace […] ». (p. 67).
25À travers Waldo, petit ours bleu en image de synthèse de la série Black mirror, dont la popularité va devenir virale au-delà de la série, l’auteur invite à une réflexion sur les racines et le mécanisme de la colère. Selon Peter Sloterdijk, l’église, puis la gauche ont assuré la gestion de la colère. Ces deux institutions étant ce qu’elles sont aujourd’hui, l’auteur voit dans la galaxie des mouvements populistes le nouveau lieu et creuset de réception catalysant les colères de « la majorité silencieuse ». Avec ces partis, l’heure est à l’humiliation des puissants. Et s’y ajoutent les réseaux sociaux aux contenus émotionnels et aux libertés de ton et d’arguments qui contribuent structurellement à élever le niveau de colère présent dans nos sociétés.
26« Les ingénieurs du chaos ont donc compris avant les autres que la rage était une source d’énergie colossale, et qu’il était possible de l’exploiter pour réaliser n’importe quel objectif, du moment qu’on en comprenait les codes et qu’on en maîtrisait la technologie. » (p. 87)
27Le personnage suivant est Milo Yiannopoulos (860 058 abonnés à sa chaîne YouTube en 2019) qui rencontre Steve Bannon et suggère de mobiliser les gamers en faveur de l’élection de Donald Trump et d’un souverainisme digital. Ces gamers vont investir les sites d’information et les réseaux sociaux puis créer un climat d’intimidation sur Internet. En 2016, ce cocktail sera le premier du genre.
28Le chapitre suivant nous entraîne à Budapest auprès d’Arthur Finkelstein (mort en 2017) ancien acteur des campagnes de Richard Nixon, de Ronald Reagan et d’Ariel Sharon. À Budapest, il travaille pour Viktor Orban et développe les méthodes de micro targeting à côté de ses stratégies de démolition de l’adversaire testées aux États-Unis. L’association des deux approches permet d’ajuster les messages critiques en les adaptant aux différents publics. C’est un marketing personnalisé d’opposition à l’adversaire qui fonctionne ici. En d’autres termes, la technique du vote de rejet devient l’axe principal d’une campagne politique.
29Des ingénieurs, nous passons aux physiciens, habitués à gérer des masses de données en grande quantité. Appliqué à la politique, cela permet une suite quasi infinie d’expérimentations et d’adaptations.
30Da Empoli propose deux conclusions : « Premièrement : une machine surpuissante, conçue à l’origine pour cibler avec une précision incroyable chaque consommateur, ses goûts et ses aspirations, a fait irruption en politique » (p. 166). En d’autres termes, l’approche commerciale adoptée depuis dix ans par les marques et le modèle de l’attention et de l’émotion des réseaux sociaux se sont implantés en politique.
31« Deuxièmement : grâce à cette machine, les campagnes électorales deviennent de plus en plus des guerres entre software, durant lesquelles les opposants s’affrontent à l’aide d’armes conventionnelles (messages publics et informations véridiques) et d’armes non conventionnelles (manipulation et fake news) avec l’objectif d’obtenir deux résultats, multiplier et mobiliser leurs soutiens, et démobiliser ceux des autres. » (p. 167)
32L’addition de messages contradictoires constitue le résultat de ce processus centrifuge, de toute manière invisible aux yeux des médias et de l’ensemble du public. Il permet la victoire des partis populistes. Le constat est le suivant : « aujourd’hui, l’idée d’une sphère publique dans laquelle tout le monde est plus ou moins exposé aux mêmes informations […] n’existe presque plus » (p. 176). Trois notions concluent l’ouvrage. Les générations habituées à ce type de discours et de mécanismes peuvent accepter ou réclamer des doses plus fortes, véritable risque pour la démocratie. Les ingénieurs du chaos transforment le mal-être en ressource politique et, dans ce mix entre physique quantique et politique, chacun détermine sa propre réalité.
33Ce livre, parfois un peu décousu, permet un constat fort, celui d’une évolution de la politique vers l’atomisation, le consumérisme et le tout-technologique, s’inscrivant dans un espace public fragmenté. Certains de ces faits sont connus. D’autres, notamment les parcours et méthodes de ces ingénieurs du chaos le sont moins. En tout cas, cet ouvrage s’inscrit à la fois dans les préoccupations de recherche d’Hermès et dans celles des démocraties qui, en Occident comme ailleurs, doivent se réinventer afin de défendre leurs valeurs.
34Olivier Arifon
35Asia Centre
36Courriel : <oarifon@ulb.ac.be>
Emmanuel DUBOIS DE PRISQUE et Sophie BOISSEAU DU ROCHER, La Chine e(s)t le Monde. Essai sur la sino-mondialisation, Paris, Odile Jacob, 2019, 294 p.
37Les ouvrages sur la Chine contemporaine détaillant autant son projet politique, son économie ou son attractivité sont nombreux. Ceux en langue française restent souvent descriptifs et il est difficile de percevoir alors le projet global de la Chine. Pourtant, cet essai tente de le faire. Selon les auteurs : « ce qui interpelle au fond, c’est que, pour la première fois depuis plusieurs siècles, un pays non occidental et non démocratique, un pays autoritaire, parvienne au premier rang mondial dans un étrange mélange d’assurance, de confiance en soi, de fierté nationale et simultanément d’insécurité et d’anxiété indicible. Le fait aussi qu’il nous entraîne dans une prise de risque inconsidérée en manipulant des concepts qui nous sont familiers sans y mettre pourtant le même sens que nous. » (p. 14)
38Son sous-titre éclaire le projet : « essai sur la sinomondialisation » et le terme tension structure le contenu, car une tension peut être révélatrice et le chercheur y trouve alors un espace de compréhension. Emmanuel Dubois de Prisque et Sophie Boisseau du Rocher identifient plusieurs tensions que rencontre la République populaire de Chine (RPC) dans ses projets.
39Avec des thèmes déjà traités par la presse et les sinologues, l’intérêt pour le chercheur en communication réside dans la tentative de décrire les comportements et discours du gouvernement de la RPC (qui a fêté son 70e anniversaire le 1er octobre 2019).
40Chacun des dix chapitres examine un thème et les tensions associées. Dès le premier, « Tout ce qui est sous le ciel », les auteurs pointent « que la Chine est une civilisation qui fait seulement semblant d’être devenue un État-nation » (selon les termes de Lucian Pye, p. 29).
41Et « cette tension entre une Chine nation moderne parmi les autres et une Chine principe sacré d’organisation du monde mérite attention ». Le lecteur est alors prévenu d’une possible contradiction où, quel que soit le mode des relations internationales – nations dans une rivalité structurelle ou paix grâce à la soumission au fils du ciel –, la Chine se voit gagnante.
42L’analyse continue sur l’intérêt de la mondialisation pour le parti et le lien de celle-ci avec l’occidentalisation. L’économie socialiste de marché de Deng Xiaoping dès 1979 est bien connue et le chapitre passe en revue les différentes étapes économiques. Actuellement, le discours dominant s’articule autour du rêve chinois qui, à terme, serait capable de dépasser le rêve américain sur l’économie comme sur les valeurs, d’où le lien avec l’occidentalisation. Une autre tension est également pointée : l’existence de deux discours du gouvernement : un destiné à l’intérieur et un autre conçu pour l’étranger.
43Un chapitre est consacré aux « Nouvelles routes de la soie », ou « Initiative une ceinture, une route », compte tenu de l’ampleur de ce projet. Les formes de l’initiative, discours, dettes des pays engagés puis mécontentements politiques en résultant, sont abordées. Les auteurs signalent les risques de certains pays impliqués (Pakistan, Sri Lanka ou Malaisie) qui ont connu des alternances politiques, reflet d’une prise de conscience des enjeux d’infrastructures, de finances et d’emplois pour les citoyens de ces pays.
44La focale passe ensuite de l’économie à la politique, plus précisément à « La vérité, avec des caractéristiques chinoises » (chapitre 4, p. 93). Les chercheurs travaillant sur la Chine contemporaine en sciences politiques et en communication le savent bien : voici le sujet le plus délicat. La vérité, notion subjective, la politique, notion relative, sont des univers idéologiques flexibles, mobiles et fluides. Argumenter sur de tels sujets est fort délicat et les deux auteurs s’y attachent avec détermination, en confortant la Chine à ses propres critères. Les auteurs examinent le discours sur Taiwan, où pour eux « … la vérité n’est pas un discours qui vise à refléter le mieux possible la réalité, mais un discours qui vise à la produire le plus efficacement possible. » Ce chapitre aborde aussi les fiabilités des statistiques économiques, l’attitude de l’OCDE vis-à-vis de Taiwan, l’usage du charbon, le concept de civilisation écologique et enfin la censure d’internet.
45Ces thèmes hétéroclites et brièvement traités illustrent une notion clé de la politique et de la communication chinoise : la performativité, soit la production d’une réalité par les mots. En effet, les propos des officiels Chinois comme ceux du président ou leurs relations par les médias du pays reposent sur cette performativité, pierre d’angle de la communication politique chinoise, ou ce qui est dit est vrai (qui de plus, ne peut être contredit). Nous voici au cœur des questions de communication politique qui animent Hermès.
46Les deux chapitres suivants clarifient les modalités des relations internationales du pays. Stratégie militaire en mer de Chine du Sud, problèmes de réciprocité des pratiques commerciales à l’OMC, normes d’internet et des piles au lithium sont exposés. Viennent ensuite l’analyse de la puissance militaire et la surveillance des citoyens chinois, moments plus descriptifs où les tensions sont moins visibles ou moins analysées, ce qui produit alors un effet catalogue. Puis, les auteurs terminent par « La contagion autoritaire » et le soft power.
47Sur le premier point, en accord avec le sous-titre du livre, l’argument est le suivant : « en fait, la Chine pose […] une question essentielle que nous ferions bien de ne pas évacuer : libertés et débats démocratiques versus stabilité économique et prospérité, droits individuels versus droits collectifs. » (p. 221) Les cas du Cambodge et de la Malaisie illustrent ces débats.
48Le « Soft power, aux sources sacrées de la puissance chinoise » souligne combien Pékin croit à la nature performative de son discours : si l’attractivité du pays n’est pas reconnue, c’est parce que celui-ci est mal présenté par les médias et donc mal compris par les récepteurs des pays cibles. Voici un thème fécond pour les sciences de la communication.
49Le chapitre « Face au Tianxia, précieuse Europe » termine l’essai avec une question clé pour les Européens et pour l’Union européenne : « confrontation, ou négociation, méfiance ou confiance, quelle est la tactique qui fonctionne le mieux pour amener Pékin aux changements et à un vrai multilatéralisme ? » (p. 264).
50Deux arguments émergent : l’Europe est « un processus d’humanisation des pratiques politiques et sociales qui, entre autres processus, rendrait l’État et les citoyens, de conserve, soucieux du sort réservés aux plus vulnérables » (p. 265). Puis, suggèrent les auteurs, c’est aussi l’occasion de réévaluer notre propre modèle voir de le défendre.
51Cet essai se révèle motivant plus par son approche que par les thèmes abordés, déjà documentés par les chercheurs et la presse des pays occidentaux autoritaires ou non. Il est possible de regretter le traitement rapide de certaines questions, mais l’essentiel est ailleurs. Écrit avec un registre distancié suscitant le sourire, ce qui est rare sur ces sujets, ce livre est surtout en décalage avec la majorité d’entre eux. Et, il rejoint le point de vue de la Commission européenne d’avril 2019 qui désigne la Chine comme un « rival systémique » (European Commission and HR/VP contribution to the European Council, EU-China – A strategic outlook, 2019). L’analyse critique sur la performativité du discours chinois est stimulante et c’est là son intérêt capital.
52Olivier Arifon
53Asia Centre
54Courriel : <oarifon@ulb.ac.be>