1Les courbes exercent sur l’esprit humain une forme de pouvoir et de séduction. Elles contribuent à la capacité de représentation et invitent à l’imagination en permettant chez l’un d’accompagner d’un trait de crayon, de plume ou de craie une parole, une explication, l’exposé d’une pensée, et chez l’autre la compréhension de cette pensée pour la faire sienne, la discuter, la transformer, la diffuser à nouveau. Les courbes sont ainsi des moyens de la communication et elles tiennent, notamment en science, une place de premier plan.
2Ces outils cognitifs, produits et sources de la connaissance des structures ou du fonctionnement du monde, prennent l’aspect de trajectoires, d’oscillations, d’inflexions ou même de presque droites. Elles suggèrent ainsi des perspectives, des lois, des espérances et autres êtres mathématiques, démontrant des tendances, des tangences, des transcendances tout en suggérant des formes réputées pures, paramétriques, polaires, cartésiennes, intrinsèques ou autres. Elles gomment les imperfections de nos perceptions et celles des mesures dans une forme de réduction plaisante d’un réel complexe. Elles s’adaptent aux formes des phénomènes qui s’imposent à leur tracé, et sont alors les moyens d’une pensée aboutie qui s’exprime, se comprend, se partage. Elles sont en cela à la fois le phénomène, sa trace, et l’image mentale qui arme le processus de la conception du monde et la pensée de son évolution.
3Ramener un phénomène réel à une ou quelques courbes est un exercice scientifique courant ; c’est également le moyen de prendre conscience de certains aspects des phénomènes qui, sans elles, échapperaient à la connaissance. Ainsi en est-il de certains aspects des grandes productions humaines, et l’intelligence artificielle (IA) en est une qui mérite sans doute cette analyse. Tel est l’objet de cet article, montrant comment l’IA s’inscrit dans une trajectoire des logiques naturelles auxquelles préside celle de la dynamique d’une courbe parfaite : l’exponentielle.
Courbes et rationalité
4La représentation temporelle des variations d’un phénomène observable ou mesuré permet de proposer des approximations pour comprendre son histoire et supposer son futur tout en quantifiant l’estimation de la confiance que l’on peut leur accorder. Une telle démarche coupe le monde en deux : d’une part, celui des choses explicables, ce que l’on peut décrire rationnellement, et d’autre part celui de l’inconnu, de l’inexpliqué, de l’imprévisible. Pour les positivistes, la seconde partie est celle dont on n’a pas encore pu réduire la complexité à quelques courbes. De ce côté de la ligne de la rationalité s’opposent ainsi ceux qui pensent que l’explication de tout n’est qu’une question de temps, de moyens, de méthode, et ceux qui supposent qu’existe une part du monde échappant à la prévision, à l’entendement et à la compréhension rationnelle. Comme l’a illustré le débat Connes/Changeux (2008), certains pensent l’univers comme mathématique et le réel une forme d’approximation naturelle d’une partition sous-jacente, d’autres ne considèrent les mathématiques que comme une élégante production du cerveau de l’homme, lui permettant de décrire ce qu’il voit, sent et pense du réel (Houlou-Garcia, 2015), tout en le surprenant souvent de ses merveilleux ou pires inattendus. Ce quasi-paradoxe épistémologique oppose la conviction d’un monde mathématique découvert et à découvrir à celle de mathématiques inventées, voire simples outils intellectuels au service d’artistes de la symbolique. Sans entrer dans le débat, on s’accorde sur la « déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences naturelles » (Wigner, 1979), et constate que les courbes ayant vocation à expliquer le réel provoquent ainsi, à son propos, les débats sans fin sur la causalité, l’origine, le futur, etc.
5Les biologistes se rangent souvent dans le second camp. Ils excellent au jeu des courbes et des descriptions de constantes ou variables du vivant. Ils les décrivent selon des échelles dont ils font varier les dimensions. C’est d’ailleurs le choix d’amplitude ou de temps qui permet de mettre en exergue tels ou tels systèmes d’évènements. C’est aussi cela qui fait passer à côté d’un phénomène s’il est trop grand pour la fenêtre d’analyse ou trop petit pour le détail de la courbe. Ce qui ne se voit pas n’existe pas, ou pas encore, ou dans un vrac imprécis que recouvre la notion de bruit. Aussi, à très court terme, le biologiste trace l’image des fluctuations de l’état des cellules, des tissus ou des organes et leurs variations rythmiques ou occasionnelles. L’activité enzymatique, la sécrétion de certains métabolites ou l’activité électrique du cerveau en sont des exemples. À court terme, la chronobiologie prévoit des modifications beaucoup plus globales. Chacun sait que ça s’en va et ça revient, et que lorsque ça s’arrête, c’est aussi l’existence de l’individu qui s’échappe d’un corps devenant alors cadavre. À moyen terme, c’est la vie des individus et celles des populations que l’on illustre. À long terme, les échelles sont celles de l’évolution des espèces, permettant de comprendre les principes de sélection ou ceux accumulatifs qui font de la vie des ancêtres une source de la compréhension des formes, comportements et productions des êtres actuels et de leurs potentiels descendants.
6Tel est le cas d’homo sapiens sapiens, de son cerveau et de sa cognition. Cet exemplaire de la grande collection du vivant est, c’est un cas peut-être unique dans le cosmos, à la fois objet et acteur de son étude. Connaître, c’est constater, décrire, prédire et expliquer grâce au passé. Prédire, c’est s’affranchir de sa finitude, espérer ou peut-être redouter le probable. C’est, ni plus ni moins, tenter de prolonger les courbes. Dans ce contexte, il en est ainsi des technologies appliquées aux productions du cerveau (Claverie, 2005) ; et l’IA se consacre à perfectionner le présent pour permettre un meilleur avenir. Mais simple production humaine, elle est soumise aux principes de l’organisation dynamique du vivant et ne peut que s’inscrire dans celle des courbes de sa description.
Logiques de l’exponentiel
7Parmi les courbes des évènements naturels, on peut qualifier celles qui décrivent des variations rythmiques et se perpétuent selon des formes caractéristiques ou s’éteignent dans la disparition du phénomène. Celle-là peut être due à une usure, un accident, un apprentissage, une guérison, la mort, ou toutes raisons que l’on peut qualifier de singulières. Hors ces singularités biologiques, l’étude des courbes est à l’origine de la chronobiologie, discipline diagnostique et prospective des activités des individus, des rythmes de production de leurs tissus, de la régénération des cellules et de la régulation des métabolites parcourant les fluides corporels. Au-delà, d’autres courbes caractérisent le destin des évènements corporels, des corps entiers ou même des populations. Il s’agit de phénomènes macroscopiques dont la variable principale joue un rôle d’exposant. On les rencontre selon trois principales formes géométriques : celles qui sont exponentielles et ne semblent jamais devoir s’arrêter dans une sorte d’accélération continue ; celles qui présentent une forme sigmoïde (Verhulst, 1845), combinaison du phénomène précédent et de son frein dont il engendre lui-même les causes ; celles qui s’éteignent et signent la mort progressive du phénomène. Certains spécialistes parlent de croissance malthusienne en référence à certains travaux d’économie (Wolf, 1994) généralisés à d’autres champs d’étude des comportements et de leurs conséquences.
Trois types de courbes pour trois types de destin naturel : expansion, logistique et déclin

Trois types de courbes pour trois types de destin naturel : expansion, logistique et déclin
8Ces trois perspectives, parfois combinées entre elles, semblent relatives à des bases profondes d’organisation du vivant. Leur aspect généralisé paraît s’imposer à tout organisme, à ses caractéristiques et activités de ses composants, à ses comportements et son adaptation à l’environnement, ainsi qu’à ses productions et donc à leurs effets de modification du milieu. Or, si l’intelligence est une des caractéristiques des êtres décrits pour cela supérieurs, et si les artefacts en sont des productions agissant sur le monde, cette intelligence est donc soumise à ces constantes de rythme et de développement, et cela dans toutes ses formes, y compris celle d’imitation. L’intelligence artificielle n’échapperait donc pas à ces formes et resterait soumise à leur logique et leurs limites.
Du mythe de Sussan aux lois de Moore
9On décrit habituellement des phénomènes à croissance géométrique, exponentielle ou pseudo exponentielle, lorsque la valeur de l’événement étudié adopte avec le temps la forme d’une courbe à croissance continue. On la caractérise alors selon un taux de croissance, plus ou moins constant.
10Un exemple simple de cette idée d’expansion peut être donné par un doublement d’effectif à chaque unité d’une série. Tel est le cas des cases d’un échiquier parcourues une à une. Le mythe du roi indien Belkib et du brahmane Sissa (Busser et Cohen, 1998) il y a quelque cinq mille ans permet de comprendre comment le doublement régulier des éléments des cases qui se suivent donne rapidement des nombres colossaux. En posant un grain de riz sur la première case, puis deux sur la deuxième, quatre sur la troisième et ainsi de suite, on termine avec 264-1 éléments couvrant le plateau. Cela fait plus de dix-huit milliards de milliards de grains, donc plus de sept cent mille millions de tonnes, c’est-à-dire plus de mille ans de production mondiale de riz. De la même manière, les échéphiles argumentent qu’à partir de dix coups de n’importe quelle partie, il existe cent soixante-dix mille milliards de milliards de milliards de possibilités de jeux jusqu’à l’échec des blancs ou des noirs. Malgré les puissances des ordinateurs et leur propre progrès exponentiel, on ne peut se contenter d’un calcul massif avec les machines que nous connaissons aujourd’hui. Les plus puissantes prendraient plus de temps que celui les menant à leur obsolescence. On devrait donc avoir soit recours à des algorithmes dépassant le simple calcul, soit utiliser des structures calculatrices autoréparables, c’est-à-dire vivantes ; vaste question que celle de la computation par le vivant. Un autre problème est de savoir pour qui on ferait ce long calcul et si quelqu’un serait capable de le lire, voire de le comprendre. Les humains, quant à eux, n’ont pas besoin de cela pour jouer aux échecs ; ils utilisent simplement les aptitudes cognitives naturelles de leur cerveau. Certes, si celles-là ne sont pas strictement liées au volume de l’organe cérébral, la masse neuronale entre tout de même en jeu. Plus le cerveau d’une espèce est développé, plus grande est la surface du cortex cérébral, là où semble se situer la puissance cognitive. Évidemment, plus grande en est alors la cavité crânienne qui l’abrite et le protège.
11On peut constater que l’explosion exponentielle du volume crânien est relativement récente, et les ancêtres préhumains ont pris le temps du perfectionnement de l’organe cérébral de l’homme moderne (cf. figure no 2). On peut concevoir, selon les courbes de l’évolution, que c’est sur des millions d’années que la nature a permis au cerveau de se développer. Sa dynamique est relative aux changements du génome des animaux, des pongidés, des pré-humains, puis des humains pris dans le mouvement de leur évolution. Le récent passage de l’ancêtre anthropoïde disparu à l’homme métacognitif a été sanctionné par plusieurs singularités évolutives. L’élévation du cerveau et celle de la vision au-dessus du paysage sont concourantes de la bipédie. Celle-là a permis le développement des membres inférieurs portés par des pieds qui se sont voûtés et ont propulsé l’animal à la course. Le bipède a ainsi pu voir au loin et donc prévoir, alors que se développaient les structures cérébrales de l’anticipation, de la conscience du futur et donc de celle du passé. Le pharynx est descendu permettant l’articulation d’un langage devenu à la fois moyen de transmission et outil de la pensée. L’homme accroupi attend et se soumet aux risques du milieu ; homo erectus voit loin. Il élabore des plans et partage sa stratégie avec des congénères devenus partenaires, dans un langage qui se charge de culture tout en donnant les outils d’une pensée personnelle et collective structurée (Chomsky, 2012).
Évolution exponentielle de l’encéphale humain

Évolution exponentielle de l’encéphale humain
12On constate que la capacité de pensée des humains suit également une perspective exponentielle. Elle a probablement emprunté des voies qui se sont combinées entre elles pour permettre l’expansion cognitive. Le raccourcissement de membres supérieurs a vu se développer la main, le pouce opposable et a permis la saisie fine des objets portés ainsi au regard, à la bouche ou à l’oreille. Ceux-là ont alors été catégorisés, certains transformés en outils, en œuvres d’art ou en présent à offrir à la conquête amoureuse. Cette main a ainsi pu bercer, câliner les bébés, caresser les partenaires sexuels devenus alors amants, mais aussi frapper, punir, tuer ou asservir. Le développement de l’organe cérébral explose avec cette marche érigée. Il se transforme dans des interactions multiples à l’environnement enrichi, transformé, vocalisé, exprimé hors du corps, déjà artificiel. Devenu partagé, il a facilité le lien social et l’enrichissement du cerveau par un environnement de plus en plus stimulant. L’évolution s’accompagne de l’expérience, du milieu commun modifié et de la culture, notamment pour une intelligence en partie déportée, étayée sur des objets de calcul et bientôt des machines : une intelligence extra-corporelle, une intelligence artificielle qui ne peut plus être séparée de l’intelligence naturelle qui lui a donné naissance et qu’elle suivra pour bientôt la dépasser.
13Depuis moins d’un siècle, la cybernétique s’est consacrée à imiter le cerveau des hommes modernes, pour donner des machines à penser, des machines à pensée. Leurs performances ont même laissé croire à certains que le cerveau humain était constitué comme elles, comme un ordinateur, qu’on pouvait le construire de l’intérieur, sans l’enrichissement du milieu par l’expérience, et sans le corps qui les interface. Cette croyance, qui a stérilisé la psychologie de ces dernières années, a laissé penser qu’il y avait dans le cerveau des structures de stockage, des processeurs, des bus et des circuits d’échange numériques, voire des sortes d’administrateurs centraux, les éléments d’une forme d’électronique naturelle. On les a beaucoup cherchés en imagerie cérébrale fonctionnelle, sans évidemment les trouver. Certains pensent même qu’on va pouvoir s’y brancher pour stocker des souvenirs, contrôler des pensées, soigner des fantasmes pathogènes, voire déporter la pensée sur des machines et des réseaux artificiels selon une logique binaire, inspirée de celle à l’œuvre dans l’Internet. C’est de ces progrès de l’électronique que vient un ensemble de courbes, issues de la description par Gordon Moore, dans les années 1970, de la progression exponentielle du nombre des transistors des microprocesseurs sur une puce de silicium. Suivant de manière tout à fait surprenante cette conjecture, on a pu constater que ce nombre de composants doublait tous les deux ans, un peu comme les éléments posés sur les cases de l’échiquier du brahmane Sissa. La conjecture de Moore a été étendue et son principe appliqué de manière globale aux performances du calcul artificiel : plus petit, plus vite, avec plus de mémoire, avec moins d’énergie, toujours moins cher, plus « smart »… Nul doute, dans ces conditions que les machines se généralisent en devenant de plus en plus puissantes, et cela dans une progression rapidement colossale. Il n’en fallait pas plus pour que certains théoriciens, rapportant l’intelligence à la puissance de l’organe qui l’exprime, oublient que le cerveau s’est construit en émergeant de la confrontation du produit du génome à l’environnement. Ils ont rapproché la courbe de l’évolution des organes naturels et celle de l’évolution des machines et des cerveaux artificiels. Or lorsque deux courbes exprimées avec des constantes de temps différentes sont ramenées à l’échelle de l’une seule, la plus rapide paraît insignifiante : problème d’échelle, nous l’avons vu. Et l’évolution de la plus lente est rapidement rattrapée par la première.
14Tel est le cas des courbes qui comparent les puissances potentielles des artefacts et des cerveaux des hommes et autres animaux (cf. figure no 3). Ce type de représentations pose évidemment problème, et semble prédire le dépassement d’une cognition naturelle par une forme d’intelligence des machines. Cet écrasement de l’humain par l’artificiel repose néanmoins sur une suite d’arguments délicats.
Développement croissant de la puissance des machines relativement aux aptitudes des certains organismes vivants (les nombres sont donnés à titre d’illustration des arguments développés dans le texte)

Développement croissant de la puissance des machines relativement aux aptitudes des certains organismes vivants (les nombres sont donnés à titre d’illustration des arguments développés dans le texte)
15Le premier compare des puissances de cerveaux vivants, déterminés par une obscure algorithmique dérivée de la quantification des puissances des machines automatiques. Or, on sait qu’au-delà de leurs performances merveilleuses et toujours en expansion, elles sont médiocrement limitées par des contraintes digitales, voire quantiques, par une activité strictement réglée sur la synchronisation d’une horloge mécanique et par une approximation douteuse de capacités ridiculement bio-inspirées. Leur structure physique est non évolutive, pour l’heure non transmissible, et leurs capacités ne sont dépendantes que d’un programme symbolique. Manque ici l’extraordinaire plasticité par apprentissage, ontogénèse adaptative ou transformation compensatoire du support nerveux, toujours en activité et en reconfiguration permanente. Elles développent une forme d’intelligence absolue (Claverie, 2018), désincarnée, sans émotion sinon imitée, et indépendante des évolutions infinies et imprévisibles de l’environnement.
16La seconde approximation relève d’analyses qui ne s’intéressent pas au passé. Elles omettent ainsi les perspectives de la transformation phylogénétique en couplage avec le milieu transformé, par sélection. Il n’y a pas d’évolution machiniste darwinienne, elle est seulement réglée pas l’inventivité humaine et des contraintes économiques, politiques, morales, etc.
17Un troisième problème, loin d’être réglé, réside dans la confusion du fonctionnement de l’organe ou de la machine et de son expression cognitive ou de ses productions. Si un matérialisme strict permet de considérer une équivalence, il ne s’affranchit pas du concept d’émergence (Varela, 1989a) ou d’identité molle (Jaffard, Claverie et Andrieu, 1998) en termes d’inexistence de la pensée sans cerveau. Et l’on ne considère pas le problème des relations complexes entre performance (quantitative) et aptitude (qualitative) à résoudre les problèmes non triviaux.
Développements complexes
18Les courbes simples décrivent des phénomènes temporaires. Tel est le cas de ceux décrits par des modèles de croissance exponentielle. Leur dynamique est en effet peu réaliste à long terme puisqu’elles croissent indéfiniment et de plus en plus vite, sans limite théorique. La croissance peut aussi s’arrêter, soit pour être productrice de la résistance à son propre avancement, soit par accident catastrophique. Un cas bien connu est celui d’un ajustement progressif à une limite, selon une dynamique logistique, illustrée par une courbe sigmoïde, et qui voit le phénomène se stabiliser. Cette limite correspond à un attracteur (Smale, 1967) ponctuel. Dans la majorité des cas, la dynamique ne se stabilise pas, mais présente des fluctuations autour d’une valeur médiane. Ces fluctuations peuvent être simples autour d’un attracteur de dimension deux, ou présenter plusieurs combinaisons de rythmes entremêlés pour des dimensions supérieures. Le phénomène cyclique est représenté par une courbe montrant alors des modifications répétitives, et dont l’étude des différentes périodes et des caractéristiques de variation revient à la rythmologie et, en termes de vivant, à la chronobiologie. Dans certains cas, le phénomène présente des comportements dont on démontre qu’ils sont non prédictibles. Ils semblent mobilisés par des attracteurs étranges, non entiers, répondant aux caractéristiques du chaos déterministe (Ruelle, 2010). Certains auteurs considèrent que la présence de ce type d’attracteurs est relative au principe de la complexité, auquel est d’ailleurs souvent attaché celui de la vie.
Deux dynamiques chaotiques avec des attracteurs étranges respectivement proches de 1 (> 1) ou de 2 (< 2), et correspondant aux stratégies de développement des espèces de type K ou de type r

Deux dynamiques chaotiques avec des attracteurs étranges respectivement proches de 1 (> 1) ou de 2 (< 2), et correspondant aux stratégies de développement des espèces de type K ou de type r
19Dans ces dynamiques chaotiques, on peut caractériser plusieurs types de courbes. Deux d’entre eux sont étudiés en dynamique des populations où l’on distingue des évolutions de type r ou de type K (Pianka, 1970). Les espèces (r-selected species) telles que les insectes ou les petits mammifères, rongeurs ou herbivores à reproduction rapide, présentent des courbes attachées à des attracteurs non entiers, proches de deux. D’autres espèces (K-selected species) telles que celles des grands oiseaux et mammifères ayant des processus de reproduction long, avec peu d’enfants devant être longtemps éduqués, développent des collectivités structurées notamment autour de noyaux familiaux. Les dynamiques sont également chaotiques mais oscillent lentement autour d’attracteurs de dimension supérieure et proche de un.
20Les limites de la mesure des observables font que ce que l’on voit n’est que la somme d’éléments cumulatifs, se succédant ou se superposant. Un exemple typique associe une dynamique exponentielle suivie d’une courbe de déclin sur laquelle s’impose une troisième dynamique logistique. La caractéristique de la courbe globale est bien connue dans différents champs scientifiques. Elle peut concerner des activités cérébrales (pointe onde), l’unité rythmique artérielle (onde cardiaque), des processus opposants du système sympathique (Claverie, 1999) (réponse au stress) ou des phases de douleur périphérique selon les vitesses de fibres nerveuses afférentes (Claverie, Le Bars, Zavialoff et Dantzer, 1992) (système porte), etc. On en retrouve des déclinaisons en psychologie avec les successions des phases d’apprentissage du déclaratif au procédural (Jaffard, 2011), en sciences sociales, par exemple avec le cycle de hype (Fenn et Raskino, 2008) du Gardner Group, qui s’applique d’ailleurs à l’IA, etc.
21Les dynamiques stables peuvent être altérées dans des cas d’accidents aigus, d’atteintes chroniques ou, à terme, de mort. Celle-là peut être relative à trois causes. La première est naturelle, exogène au système bien qu’il puisse y contribuer. Tels sont les cas des invasions biologiques, des développements parasitaires ou autres maladies, notamment dans les cas d’épidémies. La deuxième est anthropique, liée aux conséquences des activités ou actions humaines. Celles-là entraînent des traitements de maladies, viroses ou parasitoses en clinique médicale, mais également des disparitions d’espèces animales ou végétales (Lawton et May, 1995 ; Kolbert, 2014), ou de certaines populations y compris humaines, modifient les phénomènes sociaux et leurs conséquences économiques, culturelles et psychologiques. Elles peuvent rompre des équilibres écologiques, voire géologiques. Enfin, des dynamiques paradoxales, sortes de catastrophes malthusiennes, sont sujettes à un effondrement concluant une croissance géométrique ou exponentielle. Ce déclin peut trouver plusieurs sources croisées ou complexes. Il peut amener à la disparition pure et simple du phénomène ou à sa résurgence inattendue, à plus ou moins long terme, engendrant d’autres dynamiques ou réitérant des phases imprévisibles dont la perspective globale à long terme emprunte les mêmes courbes (Pianka, 1970).
Naturalité de l’intelligence artificielle
22Si l’intelligence est un phénomène biologique ou concomitant d’un fonctionnement biologique, elle suit des dynamiques qui caractérisent le vivant. Elle est évolutive et il convient alors de la concevoir selon les constantes de temps de sa transformation et de celle de ses supports (cf. figures no 2 et no 3). L’assertion convoque deux arguments imbriqués. Le premier est celui de l’évolution génétique et de la liaison entre puissance cognitive et puissance cérébrale (Vincent, 2010). Le second consiste à concevoir l’intelligence supérieure comme un phénomène humain, y compris donc lorsqu’elle peut être déléguée à des artefacts. Il convient d’ailleurs de s’interroger sur l’utilité d’une intelligence artificielle sans humain, sans personne pour la constater, la regarder et sans bénéfice pour des intérêts personnels ou d’espèce, notamment les moyens de survie et de développement. Rien ne sert d’être intelligent si c’est pour ne servir aux humains ou même qu’ils disparaissent.
23L’intelligence ou le cerveau ; tel celui sur l’œuf ou la poule, le débat sur la causalité n’a, pour la biologie systémique, que peu de sens. Il s’agit pour elle de co-engendrement (Castoriadis, 1993), de co-émergence (Varela, 1989b), que l’on s’accorde à concevoir comme produit et cause de la complexité. À l’instar d’une bourgeoisie naissant avec les bourgs qui lui donne statut dans la cité de l’an mille (Barel, 1987), ou comme la « polis » et les « politai » de l’Antiquité grecque avaient émergé en même temps, l’intelligence plisse le cortex cérébral comme les gyrus et sulcus libèrent l’aptitude cognitive et permettent l’habileté mentale. Ils apparaissent ensemble, se co-engendrent, co-émergent. Cela ne peut se considérer que dans un milieu écologique favorable dans lequel évoluent l’animal et, le cas échéant, l’homme, créant en même temps ses espaces : social pour le groupe, imaginaire pour lui-même, amoureux pour sa descendance et artificiel pour la technique à laquelle il délègue actions et pensées. Pour et par le corps, l’intelligence et le cerveau, l’homme a fait l’esprit en acte. Il s’est mis à créer, ou plus exactement à transformer l’environnement, à l’organiser.
24Ici repose probablement la source de l’artificiel, dans cette conjonction des produits du corps avec l’intégration environnementale, notamment de la main avec les artefacts, et du cerveau avec la pensée et le projet de la modification du milieu, écologique comme interpersonnel. C’est par les outils, bientôt les machines de force, enfin les machines d’information que cette modification est à l’œuvre. Chacun d’eux fournit à l’environnement le prolongement de l’action humaine et de l’intention de ses auteurs. L’artificiel n’est en ce sens qu’une production naturelle émergeant de la complexité cognitive. L’intelligence artificielle qui en est une variété est évidemment une conséquence, une production de l’intelligence naturelle, contrainte par les principes d’organisation du vivant, faute de pouvoir s’en affranchir, comme le prophétisent les posthumanistes. Ceux-là se sont eux-mêmes affranchis des arguments raisonnables des transhumanistes rationnels ou des promoteurs scientifiques et médicaux d’une hybridité d’homme augmenté. La dynamique de l’exponentiel que l’on constate pour les développements de l’IA imite avec des constantes de temps rapides et répond à celle des phénomènes naturels.
25Si ses courbes descriptives permettent de constater le développement à très long terme de l’intelligence naturelle, ce n’est que très récemment qu’elles quantifient celui de l’intelligence des artefacts, des « smart machines ». La confusion des échelles pose évidemment problème et l’exponentiel approximé ne les dispense en rien de rencontrer des formes futures de résistances progressives à leur expression logistique, ou même de déclin catastrophique pour des causes exogènes ou endogènes, prévisibles ou inattendues (Bostrom et Cirkovic, 2011). L’intelligence humaine peut ainsi être elle-même l’auteur ou l’actrice de sa persistance, de son développement ou de sa propre limitation. Telle est surtout l’hypothèse que certains tenants d’un courant progressiste formulent, en pariant sur l’intelligence artificielle pour un enrichissement de l’intelligence naturelle, vers une intelligence hybride, telle que l’avaient prévue les cybernéticiens (Licklider, 1960), ou dans une perspective transhumaniste, vers une cohabitation plus ou moins consciente entre l’espèce humaine et des artefacts utiles ; ceux dont l’homme ne comprendrait plus la puissance cognitive au-delà d’un point de singularité (cf. figure no 5).
Représentation simplifiée du développement comparé des puissances cognitives des cerveaux naturels et des machines

Représentation simplifiée du développement comparé des puissances cognitives des cerveaux naturels et des machines
Les machines intelligentes (smart machines) apparaissent lorsque la puissance artificielle dépasse celle des premiers cerveaux. Le point de singularité technologique correspond au croisement des courbes. Le transhumanisme ambitionne le dépassement des capacités naturelles grâce à la puissance de l’artificiel.26Les formes connues d’intelligence pourraient également se transformer ou s’effacer en laissant la place à d’autres formes inaccessibles à la compréhension. Ce serait probablement le cas de nouvelles intelligences pseudo artificielles créées à partir de substrats et composants biologiques auto-répliquants (Freitas et Merkel, 2004). Ces émergences bio-technologiques, issues des nouvelles méthodes d’ingénierie génétique, ne nécessitent ni métallurgie ni énergie industrielle. Elles n’ont donc rien à voir avec les machines connues et les principes actuels de l’intelligence artificielle. Ces nouvelles formes méritent alors une qualification particulière, non pas celle des tas de ferrailles imitant le vivant, des algorithmes bio-inspirés ou des programmes d’analogie comportementales ou cognitives. Ces nouveaux dispositifs pourraient alors littéralement « vivre » et se développer aux côtés de l’humanité.
27Il est pourtant improbable qu’une autre émergence en survienne, celle de l’intentionnalité. Sans projet et sans ambition de leur propre durée, ces formes ne survivraient aux humains, si elles leur étaient létales, que comme le font les bactéries. Les scénarios catastrophiques de « glus » ou de « boues grises » que redoutent certains nanotechnologues (Drexler, 1987) sont loin de la notion d’intelligence. Telle que nous la concevons, elle n’a que peu à voir avec ces perspectives sombres de toxicité écologique ou même d’écophagie sans esprit.
28Certains considèrent aujourd’hui l’intelligence artificielle comme une menace pour l’humanité, d’autres comme une chance. Au-delà des discours alarmistes qu’il faut bien entendu rationnellement prendre en compte, il est raisonnable de penser que les destinées d’une intelligence machinique autonome seraient alors parallèles, conservées et maîtrisées dans l’espace limité des courbes de destin biologique, tant qu’un homme y trouverait rentabilité, satisfaction, puissance ou désir. Sans homme, pas d’artefacts ; il faut donc naturellement, pour qu’elle survive, que l’intelligence artificielle soit intelligente, collaborative, partenariale et soumise.