1Anne Lehmans et Vincent Liquète : Nous fêtons les 80 ans du CNRS cette année. Dans ce cadre, le comité de rédaction de la revue Hermès, fondée par Dominique Wolton, a proposé que soient menés des entretiens sur la communication avec les acteurs de la cité. La première interrogation concerne votre rencontre avec la question de l’information et de la communication dans votre carrière, et l’évolution de votre rapport à l’information – celle qui est à votre disposition, et celle que vous diffusez – selon les fonctions que vous avez exercées.
2Alain Juppé : J’ai rencontré l’information et la communication dès que je suis entré sur la scène publique, si je puis dire, en 1976, et surtout lors de ma première campagne électorale dans les Landes en 1977-1978, dans la première circonscription des Landes, où là, bien évidemment, j’ai été immédiatement confronté à la nécessité d’informer et de communiquer, de me faire connaître, puisque j’étais certes un enfant du pays, mais je m’étais éloigné pendant plusieurs décennies. Le souci de l’information et de communication a donc été immédiat. Et puis au long de ma carrière politique et publique, je l’ai également ressenti, avec une évolution qui est presque un bouleversement, il faut bien le dire. Beaucoup de choses ont changé : d’abord parce que j’ai changé moi-même et que j’ai appris en termes de communication ; ensuite, parce que les attentes de nos concitoyens ont changé. Aujourd’hui, il y a une demande d’information qui ne cesse de croître, à laquelle il faut répondre. Et puis, le bouleversement majeur, c’est évidemment l’irruption des technologies de l’information et de la communication. Quand je communiquais en 1977-1978 et au-delà, c’était uniquement à travers la presse écrite, la radio, et la télévision. Aujourd’hui, l’équilibre entre ces médias et ce qu’on appellera les réseaux sociaux au sens large du terme s’est évidemment totalement modifié, et ça bouleverse complètement la façon de communiquer, le contenu de la communication, les méthodes de communication…
3Vincent Liquète : Si on met en perspective cette période, et celle de votre formation à l’ENA, vous aviez à l’époque une formation assez poussée autour de la question de la communication politique ?
4Alain Juppé : Aucune formation. J’ai d’abord une formation littéraire, l’agrégation de lettres, où vraiment la communication était sur une autre planète. Et à l’ENA, dans l’enseignement de l’école, je n’ai pas le souvenir qu’on nous ait initiés à cette science ou à ces techniques. Forcément, on y a un peu été confrontés dans la mesure où le stage de préfecture à l’ENA est une étape importante dans la scolarité, et là on commence à être en contact avec le public, et on a évidemment – non pas sur le plan politique, mais sur le plan administratif – à prendre en compte la nécessité de communiquer avec les citoyens et de les informer sur ce qu’on fait. Mais c’était de l’apprentissage sur le terrain, ce n’était pas du tout une formation théorique, qu’on n’a pratiquement pas reçue.
5Anne Lehmans : Est-ce que vous faites une différence entre l’information et la communication, et quel est le concept qui vous est le plus utile ?
6Alain Juppé : Cette question m’a un peu surpris. J’ai essayé d’y réfléchir et je ne suis pas parvenu à apporter une réponse satisfaisante. Je serais tenté de dire que l’information, c’est la transmission des faits, alors que dans la communication s’ajoute une volonté de convaincre, d’expliquer, d’argumenter, peut-être d’échanger, qui n’existe pas dans l’information brute. Enfin, la frontière entre les deux me paraît extrêmement poreuse : quand on informe, on influence aussi, et puis il y a une façon d’informer qui peut être aussi orientée et viser à convaincre plus qu’à se tenir strictement à la vérité. Est-ce que les mensonges sont de l’information ? J’aime bien parler français donc je n’emploie pas d’habitude le terme de « fake news », mais est-ce que les « fake news » sont de l’information ? Non, c’est du mensonge, donc la frontière est un peu compliquée entre les deux.
7Vincent Liquète : Y a-t-il un écart, et des dilemmes peut-être, par rapport à votre expérience aux Affaires étrangères par exemple, entre l’information qui est stratégique, secrète, « noire », et la nécessité que l’on a quand même de communiquer politiquement, aux équipes de spécialistes qui vous entourent, et plus largement au niveau des citoyens ? Comment vit-on cette expérience dans son parcours politique ?
8Alain Juppé : C’est difficile, il y a un arbitrage permanent à faire entre la transparence et le secret. Gouverner implique une part de secret. On ne peut pas tout mettre sur la place publique. C’est évident dans les relations internationales, dans les questions de défense bien entendu, mais même dans les questions de politique intérieure. Cette espèce d’obsession de la transparence qui s’est répandue aujourd’hui, et qui est sans fin, n’aboutit jamais véritablement à satisfaire ceux qui la réclament. On le voit bien dans la transparence de la situation financière des hommes politiques, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, etc. On en veut toujours plus. Et on ne convainc jamais. Il y a toujours une part de soupçon. Donc il faut répondre à ce besoin de transparence – cela va de soi, et je n’ai rien à cacher personnellement –, mais en même temps, en tant que gouvernant cette fois-ci, il y a des moments où effectivement une forme de secret est nécessaire, où la préparation de l’annonce de la décision suppose le secret. Tout cela s’est extrêmement compliqué parce qu’en fait, le secret n’existe plus. Dans la communication avec les journalistes par exemple, il y a bien longtemps que j’ai évacué complètement la différence entre le « off » et le « on ». Le off, ça n’existe pas. Ou ça n’existe plus, à aucun niveau. Et c’est comme ça que beaucoup d’hommes politiques se font piéger, parce qu’on leur dit « c’est off » et puis le lendemain ils se rendent compte que, directement ou indirectement, l’information a fuité.
9Vincent Liquète : Il y a un fait communicationnel majeur dans votre carrière, ce sont les deux ans à Québec, où vous faites un choix de communication électronique, ce qui, à mon avis, est un acte majeur de la part d’un homme politique « en exil », qui va devenir professeur, et qui fait le choix finalement d’utiliser une forme de réseau social, à savoir les blogs à l’époque, pour communiquer à la fois sur sa quotidienneté, mais aussi sur sa vision politique. C’est finalement un homme politique qui s’adresse à un peuple à distance via un blog. Si vous remettez ceci en perspective, quelques années après, quelle était fondamentalement l’intention ? Est-ce que vous étiez dans une démarche de communication politique, ou plus d’intimité, de réflexion personnelle, comme dans un carnet autobiographique ?
10Alain Juppé : C’est difficile de répondre à cette question parce que j’ai été précurseur d’une certaine manière, j’étais un des premiers hommes politiques à utiliser de manière assez systématique ce moyen de communication. Je ne sais pas si c’était avec une intention politique ou pas, quand j’ai commencé, à la suite des événements que vous connaissez. Je ne voyais pas très bien quelle était la suite de ma carrière politique… Donc il n’y avait pas véritablement d’intention au sens de la préparation d’une candidature par exemple. C’était plus détaché de ça, et en même temps, bien sûr que c’était politique, puisque je m’exprimais sur beaucoup de sujets politiques. Je me souviens notamment avoir eu des échanges ; c’est ça qui m’avait beaucoup motivé, parce que je recevais des tas de réactions, de réponses, sur la réforme de l’éducation, sur d’autres sujets. J’avais beaucoup communiqué à l’époque. Je me souviens du débat un peu compliqué sur le contrôle continu, avec le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Xavier Darcos. Il y avait un projet de substitution au baccalauréat du contrôle continu, et une polémique là-dessus qui n’en finissait pas. Moi j’étais plutôt favorable, sinon à la substitution intégrale du contrôle continu aux épreuves, du moins à un élargissement de la prise en compte du contrôle continu, ce qui va se faire d’ailleurs avec la réforme Blanquer. Voilà un sujet sur lequel ce qui m’avait intéressé dans cette expérience, c’était l’échange ; je n’ai absolument pas retrouvé cela ensuite avec Twitter, où c’est tout à fait différent. D’abord parce que sur les blogs, quand je voulais écrire trois pages, je pouvais écrire trois pages, et les gens qui venaient sur le blog les lisaient, alors que sur Twitter, même si aujourd’hui le nombre de caractères a un peu augmenté, vous êtes réduits à jouer le Jivaro sur votre pensée politique, et à réduire à quelques phrases les réactions. C’est pour ça que j’ai fermé mon compte Twitter. Sur le blog, les réactions anonymes étaient rares, tandis que sur Twitter, c’est l’anonymat, c’est la haine, c’est la méchanceté, c’est horrible. Donc je ne lisais plus jamais, même quand je continuais à tweeter, les réactions. Alors je voyais peut-être sur mon compteur les « j’aime », là ça me faisait plaisir, mais les réactions elles-mêmes, c’est la poubelle, c’est épouvantable. Quand je pense que le président des États-Unis gouverne à partir de Twitter, ça me donne froid dans le dos.
11Vincent Liquète : On peut émettre l’hypothèse que la démarche Twitter est aussi une stratégie de communication politique.
12Alain Juppé : Bien sûr, ce peut être une stratégie de communication politique, mais je suis extraordinairement inquiet de l’utilisation de ces nouveaux outils, pour plusieurs raisons. Parce que d’abord Twitter, c’est l’immédiateté. J’en parlais hier avec une collègue magistrate, à propos de certaines décisions de justice récentes, qui me disait qu’on se rend compte que quand on réagit tout de suite, on rend une décision dans la foulée d’un débat, on se trompe souvent. Combien de fois me suis-je rendu compte que, le lendemain matin, je n’avais pas tout à fait la même réaction que la veille ? Or, on attend, sur Twitter, l’immédiateté de la réaction, ce qui peut être tout à fait propice à l’exagération, à la réaction brutale, passionnelle, superficielle. C’est le premier défaut. Le deuxième défaut, c’est la contraction de la pensée : vous ne pouvez pas argumenter, donc vous êtes obligé d’aller à l’essentiel. Et le troisième défaut, que j’ai déjà évoqué, c’est que ça permet à n’importe qui de se lâcher, dans n’importe quelles conditions, sous un masque, sous le bénéfice de l’anonymat, ce qui est une calamité absolue. Voilà pourquoi je suis inquiet. Dans une conférence sur la liberté, j’évoquais les menaces qui pèsent sur ce que nous avons mis plusieurs siècles à construire, nos libertés individuelles, nos libertés politiques. Dans ces menaces, je vois bien sûr la complexité croissante de la vie quotidienne, les interdictions, les normes ; ensuite, la mise en cause de la démocratie représentative ; et enfin le retour en grâce des hommes forts. Il y a un livre qui vient de sortir qui s’appelle Le Retour du prince [1]. Aujourd’hui, les dictateurs, ou les régimes autoritaires, sont à la mode. Il y a même des Gilets jaunes qui réclamaient en France l’arrivée au pouvoir d’un général, d’un militaire. C’est un peu inquiétant. Et puis la dernière menace, bien évidemment, c’est la menace sur la vie privée, qui fait qu’aujourd’hui, effectivement, on est surveillé de tous les côtés, absolument. Maintenant, quand vous réservez un TGV par Internet (c’est peut-être moins vrai au guichet), vous êtes obligé de donner votre nom, votre prénom et votre date de naissance. Il y a quand même des grands pays démocratiques où on n’avait pas de papiers d’identité – l’idée de ne pas être obligé d’afficher en permanence l’identité était considérée comme une liberté fondamentale. Aujourd’hui, c’est l’inverse, la disparition de l’argent liquide, c’est très bien, ça permettra peut-être de lutter contre la fraude, et le résultat, c’est que tous vos actes de paiement sont enregistrés, vous êtes géolocalisé, les données sont communiquées à des fabricants d’algorithmes qui ensuite s’en servent à des fins commerciales ou autres, ou peut-être politiques dans un schéma extrême. On n’est pas menacés de ça heureusement, en France, mais enfin c’est la société de surveillance à la chinoise.
13Vincent Liquète : Peut-être que les journalistes sont eux-mêmes dépassés par les informaticiens.
14Alain Juppé : Oui bien sûr, et le métier de journaliste est devenu aussi difficile parce que l’immédiateté et l’abréviation, l’abréviation de la pensée finalement, les journalistes y sont confrontés aussi. Ils sont obligés de rentrer dans le moule. Qui lit encore aujourd’hui des articles d’une page ou de cinq ou six colonnes ? Plus beaucoup de gens…
15Anne Lehmans : Justement, en tant que membre du Conseil constitutionnel, est-ce que vous pensez qu’il y a quand même encore l’espoir d’une protection efficace des libertés par rapport à l’information ?
16Alain Juppé : Je ne suis absolument pas dans une tonalité pessimiste, dans la perspective de baisser les bras, d’attendre l’effondrement général, puisque maintenant il paraît qu’on est promis au « collapse » général. Il faut agir, il faut se battre, bien entendu, sur tous ces fronts-là, ça commence à venir, on se rend compte que la puissance des GAFAM doit être endiguée, contrôlée, que le pouvoir politique doit intervenir pour fixer des règles. Là aussi, il y a une prise de conscience qui arrive, il ne faut pas se résigner. Et le Conseil constitutionnel, d’une certaine manière, est au cœur du sujet, parce que, au-delà du contrôle de la constitutionnalité des lois, qui est notre mission première, il y a eu une réforme très profonde depuis 2008 qui est celle des questions prioritaires de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel est gardien des droits et libertés du citoyen, au regard de la loi, y compris d’une loi promulguée il y a 10 ou 15 ans ; on est donc au cœur du sujet de la défense de l’égalité devant les charges publiques, de la liberté de conscience, de la liberté de la presse, enfin de tous les droits fondamentaux, le droit de propriété. Ce qui m’a beaucoup frappé en arrivant dans cette maison, c’est le bloc de constitutionnalité : ce n’est pas uniquement la constitution de 1958, c’est aussi la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le préambule de la constitution de 1946 et les droits sociaux, la Charte de l’environnement de 2004. Dans toutes nos décisions, nous nous référons à ses principes fondamentaux. Donc vous voyez que là, on est au cœur de ce débat des libertés publiques face à toutes les menaces qui les attaquent aujourd’hui. Et à côté de ça, sans fatalisme ni provocation, je pense que sur les problématiques de communication et de politique, d’information, et d’information politique, le droit et les systèmes légaux ont tendance toujours à légiférer et à courir derrière des usages qui sont largement en avance, ce qui veut dire que finalement on court après une réalité qui est déjà tout autre, le temps que l’appareillage juridique se mette en ordre… On a un début de prise de conscience de la puissance sans contrôle de Google, et c’est peut-être qu’on a déjà perdu la bataille, mais enfin ce n’est pas une raison pour ne pas essayer de la livrer et d’arrêter d’autres dérives plus graves encore. On court un peu après, mais parfois on rattrape. Aujourd’hui, on est obligé de sortir de tous ces sites les propos haineux ou injurieux, ça commence à entrer, mais enfin il faut se méfier aussi, parce qu’il y a toujours des moyens de contourner les obligations et les lois. Ce qui me préoccupe aussi, c’est la façon dont les algorithmes sont fabriqués et contiennent parfois des biais qui n’apparaissent pas à l’évidence, dont certains parfois n’intègrent pas du tout ce qui est devenu une exigence, c’est-à-dire l’égalité femmes-hommes par exemple. À partir de données qui parlent des hommes, on bâtit des algorithmes qui privilégient, notamment dans le problème de la formation, les hommes. Les femmes s’intéressent moins aux filières informatiques et donc les algorithmes qui orientent les jeunes vers les filières sont biaisés et aggravent cette tendance.
17Vincent Liquète : Avez-vous connu des échecs dans votre communication ?
18Alain Juppé : J’en ai rencontrés beaucoup, comme tout le monde. J’ai connu quelques succès, quelques échecs, dont un très récent, dans ma campagne pour les primaires, où j’avais choisi comme thème l’identité heureuse. Et je me suis trompé là-dessus, pour plusieurs raisons. D’abord du fait peut-être de ma propre maladresse dans la présentation des choses : pour moi ça n’était pas un constat, je n’allais pas raconter aux électrices et aux électeurs que tout se passait bien et qu’on vivait dans le meilleur des mondes possibles. C’était un projet, et je répétais sans cesse : je me vois mal être candidat à la présidence de la République pour promettre à mes concitoyens que l’on va aller vers plus de malheurs, je pense au contraire que mon rôle est de leur dire qu’on va essayer de reconstruire le bonheur de vivre ensemble. Mais l’intention n’est pas passée. C’est la première raison de l’échec. La deuxième raison, c’est que ce thème n’était pas en harmonie avec le « politiquement correct » de l’époque. Je me souviens d’un débat avec Alain Finkielkraut qui venait de sortir son livre, dont l’idée générale était plutôt le déclin, l’effondrement, la catastrophe, le « tout fout l’camp », la perte de notre identité, le malheur ! J’étais en déphasage avec tout cela. Et puis le troisième élément, ça a été le rôle des réseaux sociaux, qui ont flingué cette idée en la dénaturant. Au total, ça a échoué. Ce n’est pas la seule raison de l’échec, il y en a sans doute d’autres, mais ça a quand même beaucoup joué. C’était un échec de communication, je ne suis pas parvenu à faire passer ce que je voulais dire en évoquant cette idée d’identité : oui on est fier d’être français, mais pour nous ce n’est pas une malédiction, et ce n’est pas un sujet de conflit, c’est au contraire une conviction sur laquelle on peut fonder une société ouverte, généreuse et heureuse de vivre ensemble.
19Vincent Liquète : Lorsque vous faites le choix d’entrer par cette thématique de l’identité heureuse, c’est un choix que vous assumez complètement, ou vous êtes dans une logique d’un collectif de communication politique qui vous convainc finalement de vous engager là-dedans ? Comment se décide finalement cet affichage ?
20Alain Juppé : C’est mon idée, je l’ai cultivée jusqu’au bout. Contrairement à ce qu’on dit parfois, j’écoute souvent les conseils de mes collaborateurs, mais là, c’est vrai, j’avais envie de dire ça, et puis on a parlé évidemment avec toutes mes équipes qui ont adhéré. Je ne suis pas parti au combat tout seul, complètement isolé, mais c’était quand même ce que je ressentais, ce que j’avais envie de dire, c’était l’originalité sur laquelle je souhaitais me positionner. Je reviens sur le rôle des réseaux sociaux et sur leur caractère pernicieux : ce qui a joué aussi dans l’échec, c’est la campagne de ce qu’on appelle parfois la « fachosphère » sur Ali Juppé, parce que j’avais de bonnes relations ici avec l’imam Tarek Oubrou, qui défend une vision de l’islam qui me paraît extrêmement importante et positive, c’est-à-dire de l’islam républicain. Il explique qu’il faut relire le Coran au xxie siècle, et pas au viie siècle, qu’il faut recontextualiser, et ça c’est exactement le contraire du salafisme, du retour au littéralisme de l’interprétation du Coran. Donc son message est extrêmement précieux, j’ai de bonnes relations avec lui, j’avais même envisagé avec lui un projet qui n’a jamais abouti, qui était de donner aux musulmans de Bordeaux une salle de prière, parce que je ne peux pas à la fois dire qu’on leur interdit de prier dans la rue et qu’on leur interdit d’avoir une salle de prière. Dès lors que dans ces salles de prière, on n’appelle pas à se mobiliser contre la République et contre les valeurs de la République, elles sont parfaitement acceptables. Donc c’était ça ma ligne, et ça a été transformé en « Ali Juppé » sur les réseaux sociaux. Je me souviendrai toujours d’une réunion à l’université Assas à Paris. C’était, je crois, l’un des plus grands amphithéâtres de la région parisienne, avec 2 000 places, 2 000 étudiants qui m’attendaient dans une ambiance extrêmement sympathique, et à l’entrée, dans la rue, il y avait grande banderole « Bienvenue au grand mufti de Bordeaux ». Ce thème a été sans cesse développé et là, dans mon équipe, plusieurs personnes m’ont dit de faire attention. J’ai traité ça d’un revers de main en disant « c’est tellement ridicule, je ne suis pas converti à l’islam, Ali Juppé ça n’a pas de sens » ; je n’y ai pas attaché l’importance qui convenait, et je me suis rendu compte a posteriori que ça avait joué un rôle important, notamment dans le débat avec François Fillon, où les « cathos de choc » s’en sont servis, avec toute une campagne qui a été relayée sur ce thème.
21Anne Lehmans : Dominique Wolton, justement, travaille beaucoup les questions d’incommunication. Il dit que l’enjeu dans la communication, finalement, ce n’est pas la relation entre émetteur et récepteur, ou la capacité qu’auraient les récepteurs à recevoir différemment le message, mais que c’est plutôt cet entre-deux fait d’incommunication. Toute la difficulté d’une communication, et donc d’une communication politique, c’est de réduire les quiproquos, les interprétations, les malentendus souvent.
22Alain Juppé : Dominique Wolton a tout à fait raison. La communication est un art extraordinairement difficile, parce que les malentendus ou les incompréhensions peuvent résulter des maladresses de celui qui émet, ou des imprécisions de ses idées ou de son vocabulaire ; et surtout, on est dans un monde qui n’est pas un monde paisible, où il y a un combat politique qui fait que vos idées sont systématiquement déformées, d’abord par vos adversaires – ce qu’on peut à la limite admettre et comprendre, c’est le jeu de la démocratie –, mais parfois aussi par les journalistes qui, victimes de la rapidité, de la superficialité, ont tendance à ramener toujours le débat sur des questions qui ne sont jamais des questions de fond. Cela m’a beaucoup frappé sur les questions européennes en particulier. J’entendais souvent des journalistes dire qu’il n’y a pas eu de débat sur les avantages et les inconvénients de l’euro, mais je n’ai pratiquement jamais entendu un débat consacré, pendant un certain temps nécessaire, à savoir quelles avaient été les conséquences du passage à l’euro, par exemple. Est-ce que, oui ou non, cela a provoqué une dérive des prix, de l’inflation ? On interroge les gens sur leur avis, mais pas sur le sens de l’euro, sur les stratégies politiques. On ramène toujours le débat à des enjeux politiques ou politiciens immédiats, et on élude les débats de fond. C’est ça qui ne facilite pas la communication.
23Anne Lehmans : Est-ce que ce n’est pas aussi ce qui se passe dans un débat public, par exemple un conseil municipal ? On a vu à la télévision que parfois c’est houleux, c’est compliqué ?
24Alain Juppé : C’est vrai aussi. Je pense que c’est pour ça que ça suscitait de ma part quelque impatience, là on prend le temps. On a des débats, ça dure des heures, et malgré les règlements intérieurs, j’avais compris au bout d’un certain temps qu’il n’était pas bon d’interrompre mes opposants, donc ils avaient le temps de développer des arguments quand même – à tort ou à raison, de bonne foi ou de mauvaise foi, ça c’est une autre question. Moi, ce qui me frappe, c’est ce sur quoi les Français aujourd’hui se fondent en termes de communication politique. C’est la radio le matin, c’est le JT le soir, qui reste encore regardé quand même, quoi qu’on en dise, et puis c’est les réseaux sociaux. Donc c’est très difficile d’accéder à de véritables débats de fond où on peut échanger des arguments. Quand vous êtes en campagne électorale pour les élections européennes et que vous avez dix personnes sur la scène, comment voulez-vous avoir un débat de fond ? Ça tourne immédiatement au match de catch et on élude évidemment les vraies questions. Alors c’est compliqué, les émissions politiques de fond, il y en a de moins en moins.
25Vincent Liquète : Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des espaces de vraie communication, de dialogues, de réflexion ?
26Alain Juppé : On peut écrire des livres, qui sont plus ou moins lus, le tirage moyen d’un livre politique c’est 5 000 ou 6 000 exemplaires. Passé 10 000, c’est un grand succès… Il y a pourtant un besoin d’information qui existe, il faut utiliser tous ces moyens croisés.
27Vincent Liquète : On voit progresser des formes de populisme, au niveau européen par exemple. Quelle est la part éventuelle de la communication politique dans la montée des populismes ?
28Alain Juppé : Le populisme est une forme de communication, parce que la communication, d’une certaine manière, est neutre sur le fond de ce que vous dites. Vous pouvez communiquer sur des mensonges aussi. Il y a l’art de communiquer sur le mensonge, qui s’appelle la propagande – ou le populisme. Et le populisme manie très bien les instruments de communication, donc la communication est un outil. Il s’agit de savoir ce qu’on véhicule, ce que véhicule l’outil, et comment on fait en sorte de trier le mensonge et la vérité. Et ça, ça nous ramène à quelque chose de beaucoup plus fondamental, qui est l’éducation et la formation des esprits. Pour moi, le rôle fondamental de l’école, c’est certes d’apprendre à lire, écrire et compter, mais c’est surtout d’apprendre à raisonner. De former l’esprit critique, le libre arbitre, d’avoir des repères pour distinguer le vrai du faux. Ce n’est pas facile. J’écoutais récemment à Bordeaux Étienne Klein, absolument éblouissant, qui disait : « Nous scientifiques, nous savons qu’il y a des choses vraies. Le doute méthodique oui, mais le relativisme intégral non. Il y a des vérités. On sait que la Terre est ronde, on le sait, non seulement parce qu’on l’a vu, mais aussi parce qu’on l’a calculé donc on le sait ». Et ça n’empêche pas un certain nombre de gens de dire que la Terre est plate. Il y a encore des sites internet sur lesquels on nous explique que la Terre est plate et que le reste c’est du complotisme, du mensonge. Donc il est important de savoir comment donner à nos enfants les outils intellectuels nécessaires pour qu’ils puissent s’y retrouver.
29Vincent Liquète : C’est un grand enjeu. Parce que les phénomènes de post-vérité renvoient à des questions de culture de l’information et d’éducation à l’information. Avez-vous constaté, dans votre expérience internationale aux Affaires étrangères, des variations culturelles des modes de communication politique ?
30Alain Juppé : Il y a d’abord un clivage qui est très important, si on veut faire des comparaisons internationales, entre les pays dans lesquels il y a la liberté de la presse et de communication, et ceux où il n’y en a pas. Il y a des pays où la vérité officielle s’impose. Nous avons la chance d’être dans un pays où le pluralisme existe. J’ai eu un débat sur ce sujet avec mes amis hongrois qui m’expliquaient que la presse était libre en Hongrie, et que d’ailleurs les principaux médias étaient des médias d’opposition. Cela suscitait chez moi un certain scepticisme. Donc, on peut verrouiller les outils de communication ou les laisser libres, et nous avons cette chance en France, quoi qu’en pensent certains, d’avoir encore une vraie liberté d’expression, une liberté d’objection. Cela dit, il y a des régimes qui sont évidemment extrêmement habiles dans la manipulation de l’opinion publique. Le mensonge existe encore, c’est très difficile même dans des pays très évolués, qui sont des démocraties depuis longtemps, avec de vraies libertés de la presse, de combattre cette tendance au mensonge. Monsieur Boris Johnson a fait, pour le Brexit, une campagne fondée sur des mensonges éhontés. Et qui ont été révélés. Ça n’empêche qu’il va devenir premier ministre de Grande-Bretagne. Donc la vérité a encore du chemin à faire.
31Vincent Liquète : La société française est une société cosmopolite. La communication politique ne continue-t-elle pas de fonctionner sur un modèle du « Français » datant des années 1950, 1960 ou 1970, qui ne prend pas en compte la diversité culturelle, du point de vue de l’éducation, de l’origine, etc. ?
32Alain Juppé : Non, je ne crois pas qu’on puisse dire ça. Il y a évidemment des présupposés idéologiques chez ceux qui communiquent. Certains veulent nous convaincre que la société française s’est arrêtée effectivement il y a quelques décennies. Enfin, je suis catholique – en recherche, pas complètement convaincu –, mais je pense que la France a des racines chrétiennes, c’est absolument indéniable, voyez l’émotion que suscite l’incendie de la cathédrale Notre-Dame, qui n’est pas simplement une émotion patrimoniale mais aussi une émotion spirituelle. Mais ça n’épuise pas aujourd’hui la réalité de la société française, bien entendu, ce sont des racines, après il y a des arbres qui poussent, et donc il y a des tas de formations politiques ou d’intellectuels aujourd’hui qui prennent complètement en compte cette diversité de la société française, son multiculturalisme. Cela n’a pas toujours été compris. Quand vous parlez de multiculturalisme, c’est confondu avec le communautarisme. Je suis contre le communautarisme, qui implique de s’enfermer dans sa communauté, de prétendre qu’elle est supérieure aux autres, et d’être en incommunication avec les autres. J’ai vécu ça au Québec, puisque j’habitais dans un quartier à Montréal où il y avait une communauté juive hassidique. En un an, on n’est jamais arrivé à dire bonjour à nos voisins, complètement refermés sur eux-mêmes. Ça, c’est un communautarisme qui est étranger à la culture, à la civilisation, à l’idéologie républicaine française. En revanche, prendre en compte la diversité culturelle, et le fait qu’on n’oublie pas ses racines, et que tout le monde n’a pas des racines européennes et chrétiennes, c’est absolument évident. De ce point de vue là, je disais souvent au Québec que le développement des techniques de l’information a changé complètement la donne. Au xixe siècle, quand vous étiez sicilien, que vous vous expatriiez aux États-Unis, vous ne perdiez pas de vue votre famille, mais pour faire un voyage, il fallait plusieurs semaines, une lettre, quand elle arrivait, mettait plusieurs jours ; aujourd’hui, vous êtes branché en permanence sur Internet et vous communiquez avec votre famille restée au pays. Entre les Américains et les Mexicains, le mur est dans la tête de monsieur Trump. De facto, il n’existe pas. Donc il faut prendre en compte cette diversité culturelle. Bien entendu, je pense qu’elle existe, on le voit bien dans la vie locale. À Bordeaux, je faisais régulièrement des rencontres sur les diasporas africaines, on fête le Nouvel An asiatique à la mairie parce qu’il y a des communautés asiatiques, il faut faire le partage entre cette reconnaissance de la diversité et le refus du communautarisme et de la fracture de la société française. La réponse, c’est le bien commun, c’est les valeurs communes, c’est la liberté, l’égalité, la laïcité. La laïcité pour moi, c’est un Janus biface, la liberté de religion et de pratiquer sa religion (ou aucune), ça c’est le premier visage, et c’est pour ça qu’il faut donner des salles de prières à ceux qui ont une religion ; mais d’un autre côté c’est le refus de voir une religion imposer sa doxa sur la vie publique, et par exemple l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas négociable en fonction des croyances religieuses, c’est un principe républicain que tout le monde doit admettre. Voilà ce que j’entends par laïcité. Tout le monde s’interroge, mais pour moi c’est un concept parfaitement clair si on veut bien s’en tenir aux définitions essentielles. Ensuite, il y a les modalités pour les faire respecter.
33Vincent Liquète : Vos conseillers et vous-même avez été particulièrement performants en termes de communication politique à travers non pas un message politique direct, mais par exemple, dans la ville de Bordeaux, son réaménagement, une nouvelle forme de modernité, la labellisation Unesco. Quel est le regard que vous portez de cette expérience, à la fois en tant que maire et acteur politique ?
34Alain Juppé : Je vais peut-être vous surprendre, mais c’est la démonstration que la communication est seconde ou marginale. Pourquoi le message est-il passé à Bordeaux ? C’est parce que les choses ont changé, pas parce qu’on a communiqué. J’aurais pu communiquer sur l’embellissement de Bordeaux, sur son attractivité. Mais si la réalité n’avait pas été au rendez-vous, la communication n’aurait pas marché. Donc, je ne crois pas qu’on puisse raconter des histoires aux gens complètement décalées avec la réalité. Les Bordelais ont bien vu que la ville avait changé. Et à partir de là, évidemment, on a amplifié le mouvement en communiquant. Mais ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que cette prise de conscience du changement de la ville, pour moi, a été complètement décalée rapport à ce que je ressentais comme la réalité. Tous les projets que j’ai lancés, c’est dans les années 1995. Tout est sur les rails depuis longtemps. Mais quand est-ce que les Bordelais prennent conscience que les quais ont changé ? Pas quand le conseil municipal a délibéré, ou quand on a lancé le marché, c’est quand ils ont vu, quand ils ont marché sur les quais, c’est-à-dire tard, il y a dix ans. Et c’est là que la communication peut donner son plein effet, parce qu’elle relaie une réalité dont les gens ont conscience. Alors c’est difficile, parce qu’il ne faut pas rater le coche, il ne faut pas arriver trop tard, donc il faut bien calculer le moment où un message peut être compris et reçu. Si on est complètement à plat par rapport à la réalité ça ne passe pas, bien sûr… On le voit bien sur les questions de propreté et de sécurité : on fait des campagnes de communication et les gens n’y croient pas, parce qu’ils voient que c’est sale. Alors maintenant j’ai trouvé la parade en disant que si la ville est sale, c’est parce que certains habitants se comportent salement.
35Anne Lehmans : Est-ce qu’il y a des limites à ne pas franchir pour un homme politique dans sa communication à votre avis ?
36Alain Juppé : Oui bien sûr, des limites que chacun se fixe à lui-même. D’abord mentir, c’est une première limite, parce que finalement le mensonge vous rattrape toujours, c’est un mauvais calcul de raconter des histoires. Ensuite, je n’aime pas trop la vulgarité, je crois qu’il faut rester dans une certaine tonalité. Les gens se font une idée, une certaine idée de la responsabilité, des responsables publics et des responsables politiques, il ne s’agit pas de garder ses distances mais de rester dans son domaine et ne pas essayer de taper sur l’estomac de tout le monde. C’est ce que j’ai pratiqué, ça peut être porté à mon débit, mais aussi parfois à mon crédit. Vulgarité, ou excès, ou exagération : je suis partisan depuis toujours de la vertu de la modération, que j’essaie de pratiquer en expliquant que la modération n’est pas la mollesse. J’ai souvent cité Montesquieu qui dit que la modération se construit. La tendance naturelle de la personne humaine, c’est plutôt l’hubris, c’est plutôt l’exagération. On le voit aujourd’hui, on exagère, il y a le fanatisme. Garder des positions équilibrées demande une discipline intellectuelle, c’est pour moi très important. Quand vous parliez de limite, il y en a une aussi que je n’ai pas évoquée, c’est la limite de la vie personnelle. Paris Match a ressorti il y a peu une collection de photos où on voit beaucoup d’artistes mais aussi beaucoup d’hommes politiques se livrer à l’objectif de la caméra. Moi, j’ai un souvenir un peu cuisant que ma femme évoque souvent. Quand on était à Matignon – ma fille Clara est née à Matignon, quand j’étais Premier ministre –, Paris Match nous avait demandé de faire un reportage sur Clara, et j’avais refusé. Je pensais que ça n’intéressait pas les Français de savoir quelle était la couleur de ses yeux ou de ses vêtements. Et je me suis trompé : d’abord, ça intéresse les gens, et deuxièmement, Paris Match a contourné ce refus avec une photo volée, et ils ont publié une photo en disant : « Alain Juppé a refusé mais quand même… » C’était moi qui étais mis en accusation parce que j’avais refusé de me prêter à cet exercice. Cela dit, je n’ai pas tellement changé d’avis là-dessus, je n’ai pas très envie de livrer ma vie privée. Mais ça m’est arrivé deux ou trois fois de me retrouver dans Paris Match en costume de bain avec ma femme sur une plage corse ou à l’île Maurice, la quasi-totalité des lecteurs de Paris Match sont persuadés que c’était sans doute avec mon accord, et sans doute contre rémunération, alors que c’était des photos volées naturellement, complètement volées. C’est comme ça, les paparazzi. Je dois dire que j’ai été assez protégé quand même contre le phénomène des paparazzi, parce que j’ai fait attention et que j’ai toujours refusé de m’exhiber.
Note
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[1]
V. Martigny, Le Retour du prince, notre fascination pour les chefs, Paris, Flammarion, 2019.