1Anne-Marie Laulan : Qu’est-ce qui peut intéresser, interroger le CNRS dans votre parcours ?
2François Bart : Un intérêt ancien à la fois pour la géographie et pour l’interdisciplinarité. En tant que membre et même directeur d’une unité mixte de recherche (UMR) Université-CNRS pendant plusieurs années, j’ai toujours été intrigué, au CNRS, par le poids des disciplines, que reflète l’organisation en sections, bien que certaines de celles-ci affichent une vision interdisciplinaire, omniprésente de toute façon dans le discours officiel de l’organisme. Et l’évaluation des équipes et des chercheurs repose pour l’essentiel sur des fondements disciplinaires ; en ce qui concerne la géographie, y compris dans l’UMR Dymset que j’ai dirigée, elle était partagée (tiraillée ?) entre la section 31 pour les géographes physiciens et la 39 pour les autres (géographie humaine en quelque sorte), vision bien segmentaire de la discipline…
3Aujourd’hui, au terme de ma carrière, je privilégie les structures ouvertes, à commencer par la nouvelle UMR dont je suis membre aujourd’hui, l’UMR 5115 LAM (« Les Afriques dans le monde ») associant universités, Fondation nationale des sciences politiques et CNRS : cette unité, qui a succédé au Centre d’études d’Afrique noire, à dominante sciences politiques, a fait un double choix : d’une part, une « aire culturelle », les Afriques, dans la mondialisation, avec ses logiques diasporiques et migratoires, c’est-à-dire ouvertes sur l’extérieur ; d’autre part une large pluri- et inter-disciplinarité, où la géographie travaille avec les sciences politiques, l’histoire, l’anthropologie, la littérature, la socio-linguistique, les sciences de l’information et de la communication, etc. Cette structure très ouverte est devenue l’un des grands centres français d’études africaines, en partenariat avec de nombreux autres centres universitaires européens (Bayreuth, Barcelone, Bâle, Bruxelles, Cambridge, Copenhague, Edinburgh, Leiden, Leipzig, Leuven, Lisbonne, Londres, Madrid, Uppsala, Vienne, etc., tous membres du réseau Aegis – Africa-Europe Group for Interdisciplinary Studies) et africains (Niamey, Abidjan, Bamako, Ouagadougou, Dakar, Nairobi, Johannesburg, Kampala, Addis Abeba, Maputo, etc.).
4Je suis aussi membre de deux structures qui pratiquent de longue date l’interdisciplinarité.
5La plus ancienne, le Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), a été fondée en 1834 par le ministre Guizot et a reçu sa dénomination actuelle en 1881. Au fil des décennies, le nombre des disciplines représentées par les sections n’a cessé de croître : histoire, histoire de l’art, archéologie, anthropologie, histoire des sciences, géographie, etc. Les éditions du CTHS publient des ouvrages très variés depuis ses origines (il est l’un des éditeurs scientifiques les plus anciens) et, dès 1835, la dimension interdisciplinaire est affichée puisque le comité est chargé de « concourir à la recherche et à la publication des monuments inédits de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts considérés dans leurs rapports avec l’histoire générale ». La pluridisciplinarité, dans le colloque annuel (le 144e s’est tenu à Marseille en 2019 le 145e se tiendra à Nantes en 2020) et dans les publications, est devenue marque fondamentale de l’identité du CTHS, qui a en particulier pour mission de créer des ponts entre le monde foisonnant des innombrables sociétés savantes et celui de l’université et de la recherche.
6L’Académie des sciences d’outre-mer, dont j’ai été élu membre titulaire en 2006, est de création relativement plus récente : en 1922, sous le nom d’Académie des sciences coloniales, elle a pris son nom actuel en 1957, à l’aube des indépendances africaines. Elle affiche officiellement son ouverture à de nombreuses disciplines, représentées dans ses cinq sections : « Elle a pour mission d’étudier les questions relatives à ces pays, sous leurs aspects scientifiques, politiques, économiques, techniques, historiques, géographiques, sociaux et culturels », comme on peut le lire sur la quatrième de couverture de l’ouvrage Présences françaises outre-mer (xvie-xxie siècles) [1].
7On remarquera que, malgré la récurrence des discours sur la pluri- et l’inter- ou trans-disciplinarité, l’approche par discipline montre une forte résilience, en particulier dans les structures de la recherche. Mais le fait de travailler dans les pays du Sud, quelle que soit la façon dont on les nomme, et sur l’Afrique en particulier, montre très bien, sur le terrain, à la fois l’importance des disciplines et l’absolue nécessité de les nourrir de dynamiques ouvertes à d’autres disciplines.
8Anne-Marie Laulan : Pourquoi l’Afrique ?
9François Bart : D’abord parce que l’Afrique est un continent où aujourd’hui les mutations démographiques, sociales et économiques sont extrêmement rapides et spectaculaires.
10Ces bouleversements, en effet, montrent in situ que les débats scientifiques changent et doivent changer de nature. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’oublier les faits des colonisations, ni le poids du néocolonialisme, mais aussi de travailler sur les nouvelles dynamiques endogènes et sur les effets d’une mondialisation tous azimuts qui bouleverse nécessairement les cadres de pensée héritiers des périodes coloniale et postcoloniale.
11À ce titre, l’Afrique présente un intérêt très actuel, qui va bien au-delà des éventuels effets de mode, pour deux raisons essentielles : d’une part, elle est un réservoir d’innovation ; d’autre part, par son insertion dans de nouveaux modèles de communication, elle s’est fortement rapprochée du monde : les Afriques sont de plus en plus dans le monde. C’est le sens fondamental du programme de recherche de l’UMR LAM, basée à Sciences Po Bordeaux : « LAM interroge la globalisation à partir des Afriques dans une approche comparatiste et transversale » (présentation du programme de recherche de l’UMR LAM).
12Deux expériences scientifiques récentes, auxquelles j’ai participé, ont questionné ces spécificités africaines. Ce fut d’abord, en janvier 2018, la publication d’un numéro spécial « Le numérique et le développement des Suds » de la revue en ligne Communication, technologies et développement, que vous avez coordonné, dans le cadre de la chaire Unesco « Pratiques émergentes en technologies et communication pour le développement », hébergée par l’université Bordeaux Montaigne. Un grand nombre de contributions interroge la place des Afriques dans cette relation fondatrice et fondamentale entre le numérique et le développement. Comme il se doit pour un sujet de cette importance, les textes, écrits par des chercheurs d’horizons disciplinaires variés, y abordent des pans spécifiques des relations entre le numérique comme innovation et les enjeux de développement : le numérique dans l’éducation, dans la vie des campagnes, la solidarité numérique, son impact sur les questions de gouvernance etc. Alain Bienaymé y évoque, dans son texte intitulé « L’irruption du numérique au Sud : le cas de l’Afrique » l’outil numérique comme « probable accélérateur du développement » et conclut ainsi : « L’investissement dans les TIC dans les économies du continent africain est devenu un sujet majeur d’actualité, et, à défaut d’un inventaire systématique des initiatives et de leurs réalisations, de nombreux jeunes acteurs s’emparent de l’outil numérique pour en faire le moteur d’une véritable diversification du tissu économique ». Et pour un autre auteur, Jean-Paul Lafrance, il représente « un grand potentiel d’innovation dans la livraison des services et la fabrication des objets de la société moderne ». L’Afrique est donc, incontestablement, un terrain qui, au-delà de sa grande diversité, vit avec une intensité particulière, devant le monde, un bouleversement majeur, qu’avaient commencé à identifier quelques géographes, en particulier Annie Chéneau Loquay, dans son ouvrage pionnier, Mondialisation et technologies de la communication en Afrique, (Paris, Karthala-MSHA, 2004) Il n’est plus envisageable en 2019 de s’intéresser au développement en Afrique sans prendre en compte « l’irruption du numérique », qui forge une génération nouvelle et innovante.
13Une autre occasion m’a été de donner de travailler sur ces questions à l’initiative de jeunes géographes ivoiriens de l’université d’Abidjan, sous la houlette de Désiré Nassa Dabie. L’ouvrage [2] est issu du colloque interdisciplinaire et international « Numérique, espaces et sociétés en Afrique subsaharienne », réuni en octobre 2017. L’introduction affiche l’émergence d’une véritable e-géographie :
Elle redonne une dimension nouvelle à la problématique et à l’objet de la géographie par l’analyse des phénomènes non seulement à l’échelle de l’espace physique mais aussi du cyberespace à l’espace physique avec les implications que cela requiert […]. Aujourd’hui, le numérique à travers le téléphone portable et Internet a modifié et continue de modifier les modes de vie, l’organisation du travail, la distance spatiale et le remplacement des flux physiques de personnes et de certaines marchandises par la vulgarisation des flux virtuels.
15La géographie n’est pas la seule discipline concernée par la profonde révolution socio-spatiale qui bouleverse villes et campagnes du continent depuis deux décennies. Plusieurs interventions décrivent les mutations économiques, la dématérialisation des échanges marchands, l’intensification des transactions financières, l’impact sur le tourisme, la surveillance des espaces maritimes et portuaires, la gestion du foncier urbain, etc. De nombreux domaines sont donc concernés et susceptibles d’intéresser moult disciplines.
16Anne-Marie Laulan : L’Afrique suscite-t-elle de nouveaux modèles de communication ?
17François Bart : Oui, bien sûr, et ce qui est particulièrement fascinant, c’est cette trajectoire rapide de la tradition orale au numérique pour tous.
18Au début des années 2000, le téléphone ne s’était pas encore vraiment diffusé ni imposé en Afrique, sauf rares exceptions, surtout dans les grandes villes. Au tout début du xxie siècle le professeur André-Jean Tudesq publiait un ouvrage au titre magnifique : L’Afrique parle, l’Afrique écoute [3]. Ce sont alors les radios, par la vulgarisation des postes transistors, qui ont « modernisé » l’oralité. On peut lire dans l’avant-propos (p. 5) :
La radio a connu dès sa naissance, en Afrique surtout, la mondialisation ; c’est aussi le média qui s’est le mieux africanisé et qui pénètre le mieux chez les ruraux. Même si elle commence à être concurrencée par la télévision dans plusieurs capitales, alors qu’il est de plus en plus question de nouvelles technologies dans lesquelles on place des espoirs peut-être excessifs, la radio reste le premier média en Afrique.
20On est bien alors à un tournant majeur. Dans les années 1990, c’est la radio qui prédominait en Afrique, y compris pour les projets politiques les plus funestes, comme l’a montré au Rwanda en 1994, la radio des Mille Collines. À la charnière des xxe et xxie siècles, dans le cadre d’un programme interdisciplinaire de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, qui fut pionnière sur cette thématique, Annie Lenoble-Bart et André-Jean Tudesq évoquent « Internet en Afrique subsaharienne, entre rêve et réalité [4] » ; ils y soulignent la place particulière de l’Afrique du Sud, et présentent une chronologie de l’arrivée de cette nouvelle technologie, concomitante de sa pénétration en Europe : c’est l’année 1998 qui a initié le tournant numérique, et en 2002, si l’Afrique du Sud est toujours en tête, on note aussi une augmentation significative du nombre d’utilisateurs au Kenya (15 000), à Madagascar (7 000), au Ghana (4 500). Internet arrive dans des pays où le téléphone fixe et le courrier postal sont très déficients : l’Afrique est, au moins pour cette raison, un terrain d’études tout à fait privilégié, car le développement des communications a sauté au moins une étape, celle du téléphone fixe : la route est ainsi très largement libre pour, ce qui est spectaculaire aujourd’hui, le téléphone mobile pour (presque) tous…
21Le Kenya a été un pionnier, suivi par des pays voisins, Tanzanie et Ouganda. Le symbole de cette révolution numérique, aujourd’hui omniprésent, est le système M-Pesa, qui permet à la très grande majorité des Kenyans, des villes, mais aussi des campagnes de procéder à des paiements par mobile, y compris sur les marchés. M-Pesa est devenu la signature paysagère d’une révolution majeure pour des campagnes dont l’infrastructure bancaire classique était modeste et peu accessible aux paysans et aux éleveurs. Cette innovation, conçue en Grande-Bretagne, a été d’abord mise en œuvre au Kenya à partir de 2007, puis en Tanzanie en 2008, avec Vodacom. Elle permet l’utilisation du téléphone portable pour des transactions financières qui tiennent de l’échelle de la microfinance. Le téléphone portable, souvent arboré comme un collier par les vendeuses, est devenu le bijou le plus commun et les mini-boutiques de téléphonie pullulent ; tout cela commande véritablement les activités commerciales des campagnes. Des pays comme le Rwanda, le Ghana, le Sénégal et bien d’autres sont aussi le théâtre d’usages innovants dont le point commun est, pour les utilisateurs, un coût modeste pour une ouverture majeure sur l’environnement proche ou plus lointain. Le géographe assiste à une impressionnante contraction spatiale porteuse de comportements, de réseaux, de flux, de revenus nouveaux et de mutations socio-culturelles profondes.
22Anne-Marie Laulan : Comment les réseaux scientifiques auxquels vous appartenez influent-ils votre façon de travailler sur et avec l’Afrique ?
23François Bart : Il ne s’agit pas seulement d’influence, mais bien davantage de bouleversements profonds : la facilitation de l’accès à la connaissance, la rapidité des connexions effaçant la distance, la mise à disposition de nouveaux types de documents – je pense en particulier aux trésors que recèle en termes d’information scientifique l’imagerie satellitaire –, sont autant de changements majeurs. Chercheurs du Nord et du Sud peuvent se rapprocher et collaborer plus facilement, participer à des réseaux scientifiques flexibles, pour peu, et ce n’est pas rien, qu’il y ait partout accès à l’électricité ; le manque de postes informatiques peut maintenant être partiellement compensé par la spectaculaire démocratisation du téléphone portable.
24Il me semble que, au-delà des problèmes sécuritaires et politiques qui pèsent sur certains pays africains, l’accès à Internet et à toutes les TIC, nouveau symbole de la liberté et d’une certaine modernité, s’inscrit dans une logique globale d’intensification des mobilités, réelles et virtuelles, des flux de biens et d’idées, de renforcement de réseaux diasporiques, politiques, marchands, qui remettent en cause la pertinence de concepts autrefois mis en avant pour expliquer les retards de développement : enclavement, isolement, etc.
25Il n’en reste pas moins que toute technologie porte en elle des bienfaits et des dangers, que les réseaux sont ce que leurs acteurs veulent en faire, et le meilleur peut côtoyer le pire… L’information, l’éducation, l’accès à la terre, à l’eau, aux soins, la sécurité alimentaire, la paix restent des enjeux prégnants que les TIC ne sauraient reléguer à l’arrière-plan. Pour tous les chercheurs, la question est à la fois simple et énorme : comment, en Afrique, mettre l’innovation au service de processus de développement harmonieux ? La place de l’Afrique dans le monde en dépend.
Notes
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[1]
Bonnichon, P., Geny, P. et Nemo, J., Présences françaises outre-mer (xvie-xxie siècles), Paris, ASOM-Karthala, tome II, 2012.
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[2]
Nassa Dabie, D. (dir.), Numérique, espaces et sociétés en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2019.
-
[3]
Tudesq, A.-J., L’Afrique parle, l’Afrique écoute, Paris, Karthala, 2002.
-
[4]
Lenoble-Bart, A. et Tudesq, A.-J., « Internet en Afrique subsaharienne, entre rêve et réalité », Historiens et Géographes, no 379, 2002, p. 215-223.