1Cristina Lindenmeyer : On va commencer avec deux questions générales : quand avez-vous rencontré la question de la communication dans votre travail ? Qu’est-ce que c’est la communication pour vous en tant que psychanalyste ?
2Gérard Pommier : En tant que psychanalyste, c’est sur cette deuxième question que je vais me concentrer. Évidemment, je rencontre la question de la communication dès que je reçois un patient, ou même dès que j’entends parler n’importe qui, parce que la parole est équivoque, elle est porteuse de quelque chose qui va au-delà de ce qui se dit. Par exemple, si je dis seulement « oui », c’est équivoque parce qu’on ne sait pas si je dis « oui » à l’énoncé où à l’énonciation. Ou par exemple encore le célèbre aphorisme d’Épiménide le menteur : quand il dit « je mens », dit-il la vérité ou ment-il encore une fois ? Dès que je reçois un patient, cette question qui biaise la communication et qui la fausse est aussitôt posée. Seuls les algorithmes, l’algèbre, etc., sont écrits dans des équations sans équivoque. Mais pour écrire ces équations, il faut déjà être confronté au problème que pose la communication avec le semblable. Alors je crois pour cela qu’il est bon de la prendre dans son statut originel : dès qu’un enfant naît, il crie, il est angoissé, et quelqu’un lui répond, un proche, sa mère, son père, quelqu’un d’autre, et généralement l’appelle par son nom. L’enfant également appelle ses parents par leurs noms. Il faut bien voir que l’enfant, de manière universelle, invente les mots « maman » et « papa », qui correspondent à des positions spécifiques entre voyelles et consonnes, à ce qu’il y a de plus expulsif et à ce qu’il y a de plus symbiotique, avec le « m » qui se prononce à bouche close par exemple, et le « p » qui est la consonne la plus expulsive. Les fonctions paternelles et maternelles sont donc définies par ces positions de nomination des parents. Et c’est dans l’enclos de ce qui se passe entre énonciation du nom par les parents et invention du nom des parents par l’enfant que la première parole se fabrique ; elle se fabrique dans cet échange qui est commandé par l’amour. Mais l’amour comporte en lui même une impasse de fond qui est celle de l’angoisse de l’inceste. L’angoisse de l’inceste est au cœur des premières adresses d’un enfant à ses parents et c’est cela qui distord la parole, qui fait qu’elle est toujours biaisée, qu’elle dit une chose et éventuellement son contraire, et qu’elle est portée vers une invention constante de nouvelles paroles pour communiquer, mais à chaque fois portant en elle cette angoisse qui fait que nous n’arrêtons ni de parler ni de penser. Comme je l’ai dit au début, tout cela ne peut pas se mettre en équations, tout cela ne peut pas se mettre en algorithmes d’où procèderaient, pour les enfants même très petits, l’invention des nombres, qui leur permet je dirais d’économiser, de pacifier, ce qu’il y a de toujours explosif dans la parole qui s’adresse, et qui demande la reconnaissance. La demande de reconnaissance est au premier plan de la parole. Ce deuxième versant de l’algébrisation, on voit qu’il est toujours à la remorque, au-delà de la question que posent la parole et la demande d’amour. Tous ces processus ont des conséquences sur le cerveau, dès les premiers jours. Il faut prendre pour cela les travaux des neuroscientifiques, par exemple Jean-Pierre Changeux, dans son premier livre, qui a été tellement fameux, montre que les enfants dont les mères ne parlent pas meurent. Ce n’est pas une expérience nouvelle, c’est celle de Frédéric II, roi de Sicile, bien connue, mais Changeux va un peu plus loin en montrant que seuls les neurones qui correspondent à la voix de la mère vivent, les autres meurent, ce qui fait que plus tard un Japonais gardera l’accent japonais de sa mère, un Français également, et qu’ils porteront toujours inscrites dans leurs neurones les traces de cette première impression, impression du cerveau sous la force, sous le sceau de l’amour, qui est toujours ce qui préside à la vie et la mort des neurones eux-mêmes. Voilà, il n’y a rien de génétique dans tout cela, c’est uniquement langagier – mais langagier, c’est encore trop peu dire, il faut dire de la parole, parce que si un enfant entend la voix de sa mère sur un magnétophone, il n’imprime rien ; pour qu’il imprime, il faut qu’il soit en présence de l’angoisse de sa mère, qui se demande pourquoi elle a eu un enfant, etc., avec toute l’ambivalence qui porte le désir maternel. Tout ce qu’on peut retrouver dans les inscriptions neurologique et autres, ce sont des effets secondaires, qu’on retrouvera toujours, mais on ne peut pas en inférer une causalité. La causalité est en dehors du cerveau. La causalité est en dehors de la parole elle-même. Les neuroscientifiques honnêtes, et il y en a beaucoup, ne savent pas où se trouve le centre du sujet dans le cerveau. Pas plus qu’ils ne sont capables de déceler l’aire de la conscience. Il n’y a pas d’aire de la conscience dans le cerveau. C’est une interrelation entre cerveau droit où s’impriment les sensations pulsionnelles et le cerveau gauche, les différentiels symboliques, l’aire de Broca. Voilà, ce sont de grandes découvertes, qui sont toujours actives, et déniées aujourd’hui par des pseudo-neuroscientifiques, comme par exemple le professeur Dehaene, qui invalide, qui balaye d’un revers de main toutes les découvertes de Broca sur les aires sensorielles, sur l’image du corps dans le cerveau droit, et sur le fait que le corps entier se construit de cette façon. Par exemple, nous sommes gaucher ou droitier pour des raisons de l’agencement de l’espace entre l’enfant et ses parents. Personne n’a jamais trouvé jusqu’à aujourd’hui pour quel motif nous sommes gaucher ou droitier, c’est-à-dire pourquoi nous sacrifions une moitié de notre corps. Alors là les preuves des neurologistes honnêtes abondent. Il y a par exemple les grandes expériences du neurologiste Ramachandran sur les membres fantômes qui montrent que nous avons un corps psychique qui investit notre corps organique : quand quelqu’un a un bras coupé dans un accident, son membre coupé continue à vivre psychiquement. C’est donc la preuve qu’il y a ce corps psychique et ce corps organique qui sont conjoints. Et surtout, nous avons la connaissance d’un membre fantôme universel, qui est le phallus, qui ne s’érige jamais si bien que sous le coup du désir et de rien d’autre – ce n’est pas neurologique. Voilà les expériences sur les cérébrolésés abondent également, où l’on voit bien que la recréation, le renouvellement d’une aire lésée, ne se fait que grâce au rapport au langage, à la parole échangée, avec des prochains ou avec des rééducateurs, qui permettent de transposer les aires disparues, mais seulement grâce à un rapport extérieur, dans une nouvelle aire. Les rééducations sont extrêmement nombreuses, nous avons un matériel, des dossiers très nombreux qui prouvent cette importance de la parole, qui prime sur tout ce qui peut s’inscrire neurologiquement. Alors le grand cas qui est fait actuellement de ces gens qui se disent neuroscientifiques, mais qui ne veulent rien regarder de leurs travaux, il a essentiellement pour motif de justifier des politiques où il est déclaré que les enfants ont des difficultés pour des causes génétiques ou neurodéveloppementales, ce qui les range à tous les coups dans le champ des handicapés. C’est donc à des fins de justifier une politique ségrégative que ces neuroscientifiques se retrouvent porte-paroles d’une discipline qui d’ailleurs les renie.
3Cristina Lindenmeyer : Vous voulez parler des troubles de l’apprentissage et de la communication…
4Gérard Pommier : Oui, les troubles chez les enfants, les dyslexiques, les dis-, ou les troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH)… Franck Ramus, qui est le bras droit de monsieur Dehaene au comité scientifique national de l’éducation nationale, continue d’affirmer, bien que je lui ai fait des réponses très sévères dans Le Monde et dans Le Quotidien du médecin, que c’est une origine génétique. Vingt grands généticiens ont répondu, toujours dans une tribune du Monde, qu’il n’y en avait aucune espèce de preuve. Cela ne l’empêche pas de continuer. Pourquoi le fait-il ? C’est qu’il a une place disons politique pour justifier la politique de monsieur Blanquer.
5Cristina Lindenmeyer : Quelles sont les conséquences de ce type de politique selon vous ?
6Gérard Pommier : Les conséquences sont terribles pour les enfants. On leur dit qu’ils sont des handicapés, que c’est pour des raisons de naissance ; quoi de plus triste que de voir un petit enfant arriver à sa séance et dire « je suis handicapé ». Nous avons tous l’expérience des cures d’enfants dyslexiques qui se remettent tout à fait à l’endroit lorsque ce qui a cloché dans leur complexe d’Oedipe se remet à sa place sur la feuille de papier – parce que les lettres que nous écrivons sont à l’image de notre corps, ce sont des photos, on peut reconnaître l’image de notre corps sur la façon d’écrire, sur les lettres, qui partent à droite, qui partent à gauche, qui manquent parce qu’elles restent en quelque sorte suspendues en l’air, elles ne s’écrivent pas, elles ne peuvent pas s’écrire parce que le complexe d’Oedipe est resté bloqué a un certain niveau. Il y a de très nombreuses expériences de ce genre. Dans mon livre Naissance et renaissance de l’écriture, je montre avec plusieurs exemples cliniques comment ça fonctionne, et comment ça se remet à l’endroit, d’ailleurs nous avons tous étés dyslexiques à un petit moment au moins de notre apprentissage de l’écriture.
7Cristina Lindenmeyer : C’est-à-dire que ces troubles sont réduits à n’être que des troubles organiques ?
8Gérard Pommier : Ce ne sont jamais des troubles organiques. Pour tous les dis-, ce n’est jamais organique. Par exemple, les gens qui ont été d’anciens autistes, ou même qui ont étés dans la psychose infantile pendant quelque temps, ont une capacité incroyable par rapport aux nombres. Par rapport au chiffrage, par rapport à leurs souvenirs, ils sont capables de faire en un instant des opérations extrêmement compliquées, ils sont ultra compétents parce que leur cerveau, leurs neurones, ne se sont pas inscrits premièrement dans un rapport d’amour dans cet enclos entre papa et maman et leur nom propre, mais directement ils se sont symbolisés avec les nombres, ils ont cherché à compter tout de suite ; ils sont donc ultra compétents et la légende dit qu’Einstein a d’abord été autiste pendant un certain moment de sa vie. S’il fallait citer tous les très grands scientifiques comme Cantor, Dedekind et bien d’autres, qui ont parfois fini leur vie en asile psychiatrique en hurlant, etc., on verrait bien que tout cela n’est pas guidé par les neurones, qu’il est illusoire de vouloir prendre en photo avec des appareils coûteux, mettre des appareils aux enfants, de leur donner des tablettes (jamais tous les lycées ne seront équipés de tablettes, ça coûte trop cher ; c’est juste fait dans certains établissements à des fins de publicité, de propagande, pourrait-on dire), et tout cela pour aboutir à quoi ? À des recettes de grands-mères : on fait croire aux enfants que le TDAH, quand un enfant est agité (et dans la plupart des cas il a des raisons soit familiales, soit sociales d’être agité), et bien on va finir par lui diagnostiquer le TDAH, par lui donner des drogues, de la Ritaline, qui est une drogue, qui contient des drogues condamnées dans la nomenclature française des drogues. C’est grave. C’est grave parce que ça concerne, depuis Jean-Michel Blanquer surtout, des générations entières d’enfants. Pas simplement quelques enfants qui ne vont pas bien, et dont certains pourraient d’ailleurs bénéficier de la Ritaline, là n’est pas la question : la question, c’est la généralisation de cette ségrégation…