CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Trente-cinq années séparent la naissance du CNRS (1939) de l’intégration en son sein du champ de l’information et de la communication (1974). Quels grands courants repérer, en prélude à cette reconnaissance tardive – presque à contrecœur, comme s’il s’agissait d’un « bâtard » dans le champ des sciences authentiques ?

2La mondialisation des échanges commerciaux, des courants politiques, des « révolutions sociétales », incite à repérer en plusieurs continents des influences antagonistes au sein d’une même culture pendant une longue période dépourvue de guerre mondiale, mais riche en guerres d’Indépendance, surtout dans les années 1960. L’Amérique latine, autrefois chrétienne et soumise, voit se développer une théologie de la libération qui souligne l’aspiration à l’autonomie politique autant qu’économique ; Salvador Allende, au Chili, s’entoure des conseils du chercheur franco-belge Armand Mattelard, lui-même lecteur de Marx, Mao, Marcuse. Aux États-Unis fleurit le consumérisme, dans une économie libérale ; de prestigieux chercheurs, incités par l’institution, s’efforcent de démêler l’entrelacs de la ressource publicitaire, les méandres de la persuasion. C’est ainsi que sont formulés les two steps flow of communication, les relais psychologiques de la confiance, objet désormais d’une forme nouvelle d’information en douceur. En même temps, à la frontière canadienne, un universitaire de Toronto, Marshall McLuhan décrypte l’essor du nazisme à travers les discours de Hitler ; il en retire la fameuse formule « medium is message » : la parole retransmise par la radio, sans aucun obstacle possible, confère une portée immense à celui qui contrôle ce dispositif. Les pays de l’Est soumettront durablement les populations à des messages radio répétitifs, sans échappatoire. L’École de Francfort édictera, elle aussi, la doctrine que la puissance de l’émetteur conditionne la circulation et la réception du message, de manière inéluctable. Une association internationale de chercheurs (IMCA), toujours actuelle, se consacre à la répercussion politique des informations émises.

3Pourtant, au nord du Canada, dans la région très isolée du Lac Saint Jean, un simple quincaillier a l’idée d’ériger une antenne radio pour diffuser à portée villageoise des informations du terroir, « loin des embouteillages de Montréal dépourvus d’intérêt pour ces Québécois des neiges » (interview Laulan). Avec l’apparition du transistor, maniable et individuel, advient l’explosion des radios libres (jusqu’à 500 en France). L’important, pour la jeunesse, pour les populations opprimées, était de retrouver l’expression, de briser les « chaînes » (presse écrite, télévision) entre les mains du pouvoir (paternel ou étatique). Quelques années plus tard, ce vieux rêve (utopiste) d’expression libre, spontanée, resurgira avec le magnétoscope, puis avec la caméra légère, utilisée par Jean Rouch lors de ses missions CNRS en Afrique.

4En France, les manifestations de mai 1968 (et les grèves) se faisaient, le transistor à l’oreille. Les profonds changements universitaires voient éclore de nouvelles formations, dites « humanités nouvelles », dont les sciences de l’information et de la communication, les sciences de l’éducation, les sports, les arts. C’est à Bordeaux qu’un universitaire angliciste (billettiste du Monde pendant vingt ans), Robert Escarpit, crée en 1967, à titre expérimental, des unités de valeur facultatives (effectifs multipliés par quatre en deux ans), avant l’officialisation de 1969. Ce même Robert Escarpit (auteur de l’ouvrage Sociologie de la littérature), passionné par le livre de poche, dirigeait un laboratoire rattaché au CNRS, l’Institut de littérature et de techniques artistiques de masse (Iltam), qui bénéficiait de quatre chercheurs en plus des ingénieurs, techniciens et personnel administratifs (ITA). C’est également grâce à lui que naissent les instituts universitaires de technologie (IUT) dédiés à l’information. Des initiatives analogues surgissent à Strasbourg, avec le physicien Abraham Moles, puis à Jussieu (Jean Devèze, chimiste d’origine). Le Centre d’études littéraires et scientifiques appliquées (Celsa – Paris IV) se tourne plutôt vers les métiers publicitaires. Mais à Paris, c’est surtout l’École pratique des hautes études (EPHE) qui inaugure de nouveaux champs de recherche, hors des disciplines traditionnelles. Edgar Morin s’affranchit de la Revue française de sociologie, sur les conseils de Georges Friedmann. Avec Jean-Louis Bory, Roland Barthes, Jacques Bertin, paraît la célèbre revue Communications, véritable bible de ce nouveau champ disciplinaire. À la même époque, des études à caractère sciences politiques (Institut français de presse – Paris II) ou à vocation de réflexion existent pour les professionnels, dans les milieux de l’édition, de l’image et du cinéma.

5Il faudra attendre la nomination d’un chercheur, Edmond Arthur Lisle, né en Grande-Bretagne, diplômé d’Oxford, longtemps directeur adjoint du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) et homme de terrain, comme directeur scientifique au CNRS pour que ce champ nouveau, complexe, mouvant, obtienne ses lettres d’accréditation ; cet économiste international inaugure en 1974 le département Sciences, Techniques et Sociétés. Dans un savoureux entretien avec Olivier Martin, paru dans la Revue pour l’histoire du CNRS en 2002, il décrit l’affluence de disciplines disparates, l’absence de méthodes, la diversité des chercheurs… (« Les sciences sociales en France : développement et turbulences dans les années 1970 », no 7, 2002).

6La focalisation sur les techniques de communication plutôt que sur la dimension humaine résulte probablement du besoin de définir clairement un objet de recherche précis, mesurable – tâche impossible dans ce champ mouvant et divers ? Ce n’est pas un hasard si, à la fin du mandat d’Edmond Lisle, un autre économiste, Alain d’Iribarne, s’occupa de ce champ.

7Le dieu Hermès, lui-même volatil, préside à l’essor international de la revue éponyme, fondée et dirigée par Dominique Wolton depuis trente ans. Que ce souffle prometteur, parfois tournoyant, inspire la célébration du trentième anniversaire de cette publication de renom et les quatre-vingts ans du CNRS.

Anne Marie Laulan
Anne-Marie Laulan, philosophe de formation (Sorbonne), a enseigné la sociologie de la communication à l’université Bordeaux Montaigne, tout en bénéficiant de plusieurs détachements au CNRS (Iresco, puis ISCC). Cofondatrice de la Sfsic, elle a siégé au titre des SHS auprès de l’Unesco pendant près de 20 ans. Elle a trouvé auprès de la revue Hermès, grâce à Dominique Wolton et depuis trente ans, accueil et publication des expériences vécues puis « theorisées », souvent contre les idées reçues – en particulier sur le déterminisme technologique. Membre actif du Cercle des communications francophones. Parmi ses publications récentes : Les oubliés de l’Internet (dir., LEH, 2014), La coopération à l’ère du numérique (L’Harmattan, 2017) et Le retour au territoire (L’Harmattan, 2018).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2019
https://doi.org/10.3917/herm.085.0120
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