1S’intéresser à la communication, c’est accepter de voir le monde autrement. C’est sortir de soi pour aller à la rencontre de l’autre, le récepteur, celui à qui l’on s’adresse par la voix, le regard, le geste, le texte, l’image… et dont on espère être compris. Mais celui-ci veut-il réellement entendre, comprendre, répondre ? Et en retour, acceptons-nous ses réponses ?
2Voilà pourquoi la communication est toujours complexe, car elle n’existe pratiquement pas sans l’épreuve de l’altérité. On recherche le même, les ressemblances, on bute sur l’autre et les différences. Avec pour conséquence l’obligation de négocier. La communication est toujours le dépassement de l’expression, la prise en compte des contextes et la réponse du récepteur. C’est pourquoi elle est rarement synonyme de partage et souvent liée à l’incommunication et à la nécessité de négocier. Ceci est aussi vrai à l’échelle individuelle que sociétale. Émetteur, message, récepteur sont rarement en ligne. D’ailleurs, il n’y a d’incommunication qu’entre les hommes. Avec les systèmes techniques, il s’agit d’interactions beaucoup plus « efficaces ».
3Cette réflexion sur l’incommunication réunit trois champs de recherche précédents : l’information et la communication politique, la cohabitation culturelle, la réflexion sur le numérique. Avec comme perspective la revalorisation des publics, le refus du thème de la manipulation, l’importance de la culture et de la négociation. Et enfin l’attention portée à la communication anthropologique.
Quatre ruptures, et le surgissement de l’incommunication
4Quelle est finalement la grandeur de la communication, activité fondamentalement humaine et sociale ? Sortir de soi et accepter le décalage avec quelqu’un qui ne sera pas forcément d’accord. La première rupture par rapport à cet idéal exigeant est de chercher à pallier les difficultés de cette communication humaine grâce aux progrès de la communication technique. Mais en dépit de ces performances, la communication demeure toujours un phénomène compliqué. Ceci explique alors les deux tentations. Réduire la communication à l’expression : « j’ai quelque chose à dire ». Mais tout le monde a quelque chose à dire ! Et si tout le monde s’exprime, qui écoute ? L’expression ? La communication sans le risque de l’autre. Le rêve… Ou bien, deuxième tentation, essayer de se réfugier dans « l’efficacité » de la communication technique, avec le risque de l’enfermement numérique. C’est pour toutes ces raisons que communiquer conduit souvent à un changement de vision du monde, avec une présence indépassable de l’altérité. En réalité, pas de communication sans découverte de l’incommunication, voire de l’acommunication.
5S’intéresser à la communication c’est finalement accepter deux changements. Regarder le monde autrement, en laissant une place à l’autre. Admettre que la communication implique le plus souvent le triangle communication-incommunication-acommunication. Rupture radicale dans le rapport au monde, à soi, et dans la vision traditionnelle de la communication, réduite le plus souvent à l’expression, ou à l’influence. La conception défendue ici propose deux élargissements. D’une part, accepter au sein de la communication les trois logiques de la transmission, du partage et de la négociation. D’autre part, admettre que la communication comporte des dimensions de communication, incommunication et acommunication. Avec un rôle central pour l’incommunication, le contexte, le récepteur.
6La communication, bien sûr, a toujours existé, mais elle fut pendant des siècles hiérarchique, sans égalité et sans réciprocité. Communiquer c’était soit contrôler les échanges, jusqu’à parfois imposer le silence, soit maîtriser le processus, soit simplement transmettre et commander. La communication, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, est inséparable de la démocratie, de la liberté, de l’égalité des participants, de la possibilité d’être en désaccord et de ne pas se comprendre. C’est dans ce cadre, celui de la communication dans la démocratie, que s’inscrit cette recherche sur l’anthropologie de la communication.
7Depuis trente ans, la revue Hermès contribue à penser ce tournant communicationnel autant sur le plan des connaissances que sur celui des rapports humains et de la société.
8* * *
9Cette complexité de la communication, à la fois ouverture sur l’autre et découverte de l’incommunication, conduit à la deuxième rupture : l’importance de la négociation. Comme la communication n’est ni directe ni automatique, elle oblige à négocier. Et la plupart du temps, une négociation entre des valeurs différentes. Exactement comme la diplomatie, qui est la plus grande école de négociation pour éviter la guerre. Même démarche pour la communication : négocier pour essayer de trouver une solution de compromis. Et la négociation n’a rien à voir avec la manipulation. C’est même le contraire. Négocier et cohabiter, tels sont les horizons de la communication. Pas une mince affaire… On retrouve l’hypothèse essentielle concernant l’intelligence du récepteur. Si celui-ci n’était pas intelligent, il n’y aurait pas de négociation, il n’y aurait que de la domination. Reconnaître l’intelligence du récepteur, c’est admettre que celui-ci n’est pas facilement manipulable, même s’il existe des rapports de force. Le récepteur peut certes être influencé, mais il sait aussi négocier avec l’extérieur et changer de jugement. Cette réalité invalide le jugement péremptoire de ceux qui « savent » combien les autres sont « manipulables », sans naturellement l’être eux-mêmes.
10L’incommunication a toujours existé mais elle était masquée par les relations hiérarchiques. Elle est beaucoup plus forte, et visible aujourd’hui, avec l’extension de la démocratie qui, en reconnaissant la liberté et l’égalité des partenaires, multiplie indéfiniment les situations d’expressions, d’interactions, de désaccords et d’incommunications. La découverte des apories de la communication est souvent douloureuse mais indissociable du processus d’émancipation individuelle qui permet d’échanger plus librement et plus contradictoirement. La liberté et la multiplication des échanges ne rendent donc pas forcément plus « facile » ni « efficace » la communication humaine. Mais en fait, que serait un monde où tout le monde se comprendrait ? Troublante découverte du xxe siècle : rien ne se simplifie, au moment où, politiquement et culturellement, il n’a jamais été aussi légitime de s’exprimer, de communiquer et où les progrès techniques, avec la radio, la télévision, Internet et les réseaux, n’ont jamais autant facilité les interactions, y compris la confusion entre interaction et communication.
11Bien sûr, la vision normative de la communication, défendue ici, visant à l’intercompréhension et acceptant désaccord et négociation, n’empêche pas d’autres dimensions de la communication bien connues, comme l’imposition du silence ou le désir d’influencer, voire de manipuler. Ces autres dimensions existent également depuis toujours. En réalité avec la communication on assiste le plus souvent à la cohabitation de plusieurs dimensions et significations. Il en est finalement de même pour l’information. Idéalement, celle-ci, est liée à l’idée de vérité, mais qui n’exclut ni les mensonges ni les rumeurs, comme on le voit aujourd’hui avec les fake news. Cette ambivalence de l’information comme de la communication est indépassable car elles sont avant tout des activités humaines. Et la domination, aujourd’hui, de la rationalité technique ne change rien à cette complexité des relations entre la liberté individuelle et la politique. Et rien ne se simplifie au moment où la puissance financière envahit cet univers. La « liberté » revendiquée n’a jamais été à ce point la caution aux concentrations économiques et commerciales mondiales… Rien de plus fragile alors que la préservation de la liberté d’information et de communication. Et les deux sont d’ailleurs indissociables, même si la communication est encore plus complexe.
12* * *
13On assiste par ailleurs à une troisième rupture, le renversement entre communication humaine et communication technique. Et ceci au profit de la seconde. Renversement qui justifie encore plus la nécessité de limiter cette emprise de la technique sur la communication. D’un côté, l’incommunication humaine augmente presque proportionnellement au nombre des échanges au moment où, de l’autre côté, le progrès technique rend beaucoup plus efficaces les échanges. D’où le chassé-croisé actuel entre communication humaine et technique. On sous-estime la première au fur et à mesure que l’on en constate ses limites. À l’inverse, on privilégie la communication technique pour sa « rationalité » et son efficacité. Il en résulte un processus croissant de dévalorisation de la communication humaine, le plus souvent assimilée à une volonté de séduction, voire de manipulation entre partenaires. À l’opposé, une confiance de plus en plus « naturelle » est accordée à la communication technique, dont tous les protagonistes admirent les services et les potentialités.
14L’interaction technique « rationnelle » réussit là où la communication humaine « déçoit ». On retrouve le même phénomène dans la comparaison entre les médias et Internet. Hier, la radio et la télévision ont suscité beaucoup de réserves, car on craignait leurs « effets manipulatoires », Internet et les réseaux créent au contraire « confiance et séduction », à proportion de l’efficacité des interactions techniques et aussi de « l’intelligence » supposée évidente des internautes. Mais pourquoi l’individu qui lit, écoute, regarde, serait-il plus passif et plus manipulé que celui qui est devant son clavier ?
15Quatrième rupture, la « supériorité » actuelle de la communication technique s’accompagne du triomphe de l’information. La fiabilité de l’information contre les incertitudes de la communication. Progressivement, les relations entre information et communication se sont dégradées. L’information est devenue plus efficace, plus rapide, plus « rationnelle » que la communication, trop lente, trop complexe et noyée dans les négociations. Conséquence, le xxe siècle a été celui de la révolution de l’information, la force du message contre les incertitudes de la relation. Et cette supériorité va se poursuivre avec les promesses de la « société numérique », des big data à l’IA, aux robots, à la traduction automatique…
16« La numérisation du monde » est même présentée, et vécue, comme le moyen de « résoudre » les contradictions et les difficultés de la communication humaine. Si hier, « informer c’était communiquer », aujourd’hui l’information domine au sens où on lui fait davantage confiance, même si les fake news noircissent le tableau. Pour l’instant, cette toute-puissance des Gafa anesthésie toute réflexion distanciée. Et n’est-ce pas Mark Zuckerberg lui-même qui réclame une régulation par les États, en étant reçu la plupart du temps comme un chef d’État ? Le thème récurrent actuellement dans le monde est qu’il ne faut surtout pas « prendre du retard » dans les « générations » techniques, ni manquer les nouvelles « applications ». Comme si la technique, devenue totalement anthropomorphisée, devenait la condition du bonheur. Le progrès technique, aussi séduisant soit-il, n’empêchera pourtant pas le surgissement de citoyens critiques. Le monde numérique n’est pas à l’abri des Gilets jaunes…
17La communication technique rêve de rationaliser la communication humaine en réduisant les malentendus, les interprétations et les quiproquos, mais toutes ces « imperfections » sont en réalité l’essence même de la communication ! La simplification et la maîtrise de la communication technique butent le plus souvent sur la complexité de la société et des Hommes. Rationaliser et simplifier ne suffisent pas. Toujours le même paradoxe. On perd en complexité ce que l’on gagne en vitesse et efficacité. Les performances du message, de l’interaction et des techniques ne suffisent pas à améliorer la communication. Celle-ci relève toujours d’une autre rationalité, sans parler du rôle, toujours considérable, du contexte social et humain. Cette efficacité exceptionnelle de l’information, et des techniques, réveillera progressivement les doutes épistémologiques, humains et politiques. C’est aussi la puissance politique et industrielle des Gafa, et les limites de leur modèle communicationnel, qui obligera à réintroduire la complexité de la communication, de l’homme, de la société, de la politique.
18À la fin du xxe siècle, l’information s’est imposée par rapport à la communication. Le xxie siècle redécouvre la complexité de la communication. Informer n’est plus communiquer. Voilà la rupture théorique de ce début de xxie siècle : la révolution de l’information, avec ses perfections techniques, n’arrive pas à réduire les incertitudes sociales et humaines de la communication.
Le tournant communicationnel
19Le cœur de la recherche sur la communication et l’objet scientifique de la revue Hermès ?
- L’importance du concept de communication, consubstantiel au mouvement pour la liberté, l’égalité et la démocratie ;
- La complexité de la communication humaine, inséparable de l’intelligence du récepteur, du contexte, de l’altérité et de la négociation ;
- La séduction de la communication technique, plus rationnelle ;
- Le lien croissant entre information et technique, les deux étant plus « efficaces » que la communication, liée aux hommes et aux sociétés ;
- La nécessité de reconnaître les limites de l’information par rapport à la communication, même si la première est plus « performante » que la seconde. Faire entrer les deux dans le domaine de la loi et de la réglementation démocratique ;
- La force de l’information demeure le message. La force de la communication, la relation. Les deux sont inséparables, mais souvent antagoniques. Admettre la diversité des sens de l’information (politique, service, connaissance) et de la communication (partage, influence, négociation). En un mot, faire enfin entrer ce secteur dans le domaine des connaissances, comme cela s’est fait il y a cinquante ans avec l’écologie ;
- Préserver les discontinuités entre information et communication ; entre communication technique et communication humaine, entre neurosciences, sciences cognitives, sciences humaines et sociales. En un mot, repenser les relations et les différences au sein de ce carré magique : information, culture, connaissance, communication ;
- Avec les techniques, il y a d’innombrables interactions sans pour autant qu’elles donnent naissance à une « communication numérique ». La communication ou l’incommunication concerne les hommes et les sociétés, à partir de visions du monde plus ou moins contradictoires ;
- Reconnaître l’importance croissante de la diversité culturelle dans la communication. Si le monde est un « village technique » tout petit, caractérisé par la performance des techniques, sa réalité sociale, culturelle, oblige au contraire à prendre en compte l’inépuisable diversité culturelle qui ne cesse de croître au fur et à mesure des échanges. Les individus et les peuples ne communiquent jamais de la même manière. La défiance mutuelle devient un défi central dans un monde où apparemment chacun sait tout et voit tout ;
- Plus la communication technique permet de rationaliser et d’améliorer les échanges, plus la communication humaine rencontre les réalités plus complexes de la diversité culturelle. L’information peut être technique, la communication est toujours humaine, culturelle et sociale. De fait, la communication est « politique », au sens où il s’agit le plus souvent d’un processus de négociation visant à construire une cohabitation, plus ou moins pacifique, entre des divergences culturelles et sociales.
20* * *
21En un mot, comme chacun le sait d’ailleurs par expérience sans trop le reconnaître, la communication n’est jamais facile… D’où, sans doute, la tentation de la réduire à de la manipulation… En tout cas, il est aussi important de penser l’incommunication que de penser la communication. Pour cela, il est nécessaire de revaloriser la communication humaine ; repenser les rapports entre communication technique et humaine ; légitimer l’intelligence du récepteur ; réexaminer les relations entre information et communication ; penser la place centrale de la diversité culturelle.
22Tel est l’enjeu anthropologique d’Hermès. Et voilà pourquoi ce travail collectif scientifique est inévitablement interdisciplinaire. L’interdisciplinarité est d’ailleurs liée heuristiquement à la communication car elle est confrontée aux mêmes problèmes : arriver à faire coopérer et cohabiter des disciplines et des logiques différentes. Dans l’interdisciplinarité comme dans la communication, la négociation domine. Personne n’est « naturellement pluridisciplinaire », personne ne communique facilement. Autre point commun : la communication humaine comme l’interdisciplinarité scientifique n’est jamais loin de « l’indiscipline ». En effet, la recherche scientifique comme la communication sont liées à l’indiscipline. Pas de recherche sans indiscipline pour sortir des chemins battus. Pas de communication non plus sans indiscipline pour éviter les conformismes et les langues de bois.
23* * *
24Ces deux concepts indissociables, l’information et la communication, tant d’un point de vue scientifique, que social, politique et humain, sont d’ailleurs aujourd’hui au cœur de la plupart des disciplines, et de leurs relations. Au cœur également des visions de l’Histoire et de la société. Au cœur aussi de la mondialisation car il n’y aura de mondialisation pacifique des échanges et des interactions entre hommes et sociétés qu’à la condition de réussir à élaborer une certaine cohabitation pacifique des systèmes politiques, philosophiques et culturels. D’autant que ce sont pour des valeurs et des représentations du monde que les individus et les sociétés se font la guerre. Et l’information, la culture, la communication se trouvent toujours au centre de ces visions, souvent contradictoires et conflictuelles du monde. En fait, la communication est devenue essentielle car sa complexité, non seulement empêche les visions synthétiques et simplificatrices mais aussi oblige à plus de respect mutuel. Elle symbolise tout ce que l’on peut faire avec les mots, leurs échanges, leurs incompréhensions, pour éviter les silences glacés et les conflits qui souvent menacent. La communication signe le désir d’humanité, et finalement le respect d’autrui, malgré ce qui nous sépare les uns des autres. Et s’il est une industrie qui symbolise cet impératif de la négociation, c’est bien la traduction. Traduire, c’est essayer de comprendre et de mettre en rapport des univers symboliques différents. D’ailleurs, si l’on voulait une mondialisation non dominée par la finance et l’économie, mais au contraire soucieuse de cette négociation sans fin comme moyen de repousser la guerre, l’industrie de la traduction devrait être la première industrie de la mondialisation.
L’impossible unité de la communication
25Revenons sur les paradoxes de ce concept de communication. D’une part, communiquer, c’est rechercher le même et finir par négocier avec l’autre, celui qui ne me ressemble pas. « Informer n’est pas communiquer », et « communiquer c’est négocier ». On cherche le même, on négocie avec l’autre. Du point de vue des connaissances, on est confrontés à une démarche d’ouverture similaire : repousser les tentations de synthèse, accepter la pluralité contradictoire des approches et des langages.
26D’autre part, étudier la communication, c’est admettre la cohabitation de ces trois logiques : communication, incommunication acommunication, et reconnaître les différences entre communication humaine et communication technique. Enfin, c’est réfléchir à ces deux dimensions entremêlées, normatives et fonctionnelles, dont je parle depuis longtemps, avec la référence à l’idée de double hélice. La recherche de la communication, inséparable du simple jeu des échanges. Il n’y a donc pas d’unité dans la communication. Tant du point de vue des pratiques que de l’analyse.
27Conséquences ? Le processus de communication est trop polysémique pour être ramené à une démarche scientifique unitaire. Il est préférable par exemple d’admettre la cohabitation des neurosciences, des sciences cognitives, des sciences humaines et sociales, avec l’impossibilité pour chacune d’entre elles de fournir une explication intégrée ou globale. Éviter le réductionnisme et son cousin le scientisme. Penser la communication suppose donc de reconnaître autant de discontinuité dans l’analyse qu’il y en a dans la pratique de la communication. Sans oublier le poids des contextes politiques et culturels ni celui de l’expérience qui modifie souvent le contenu et la compréhension de la communication.
28Le problème central ? L’autre n’est pas moi. Penser la communication oblige à recourir à plusieurs modèles d’analyse. Vivre et penser la communication, c’est admettre la discontinuité des logiques et des valeurs. Et communiquer c’est finalement toujours traduire. Traduire ? C’est établir des ponts entre des espaces mentaux et symboliques différents. Communiquer et traduire ont d’ailleurs énormément de points communs, dont celui d’être souvent des activités dévalorisées. On rêve de réduire les incertitudes et les ambiguïtés de la communication, comme on rêve de traduction automatique pour « simplifier » les échanges.
29* * *
30Cette impossible unité de la communication, et ses tensions inévitables avec ses deux « partenaires », l’incommunication et l’acommunication, illustre assez bien la considérable hétérogénéité du concept et l’efficacité des trois idéologies qui visent toutes, évidemment, à simplifier et unifier :
- l’idéologie scientiste d’abord, suppose qu’en rapprochant davantage neurosciences, sciences cognitives, sciences humaines et sociales, on arrivera à une unité d’analyse et de recherche pour la communication ;
- l’idéologie techniciste imagine une continuité possible entre les techniques et l’homme, l’avènement de « la société numérique » et de « l’humain augmenté » ;
- l’idéologie politique, enfin, voit dans la communication la continuité de la politique par l’influence, le pouvoir, la propagande et la manipulation.
31Ces trois idéologies ont en commun de centrer la communication sur l’individu, la segmentation, la communauté, et de privilégier l’interactivité et l’expression. Ceci permet de repousser à plus tard la difficulté de l’intercompréhension qui est justement d’affronter l’altérité et d’essayer également, par la négociation, d’organiser la cohabitation. Et qui dit négociation conduit à prendre beaucoup plus en compte l’expérience. Le fait que chacun utilise les mêmes outils crée l’illusion que toutes les expériences et tous les contextes se ressemblent.
32* * *
33On retrouve ces trois idéologies réductrices dans les stéréotypes concernant la communication :
- Le récepteur ? Il est faible, influençable, manipulable. Seule, « l’élite » échappe à ce déterminisme, et peut critiquer « les autres », sans jamais se mettre en cause elle-même… Toujours le même thème de l’« aliénation » de l’individu. On le retrouve pour la politique, la consommation, la publicité, la communication. Pourtant, la réalité est beaucoup plus compliquée…
- Le lien démocratie/communication ? Il est sous-évalué, d’autant que les déceptions de la démocratie nourrissent souvent la suspicion à l’égard de la communication. Ce sont pourtant les valeurs communes à la démocratie et à la communication qui permettent de s’opposer aux dérives démagogiques qui les menacent toutes les deux.
- La communication politique ? Elle n’est jamais valorisée, réduite à des jeux de manipulation. Question : si le récepteur n’est pas facilement manipulable dans la communication, pourquoi ce même individu le serait-il dans sa dimension de citoyen ? Tout est dévoré par la suspicion, le pire est que personne ne croit plus personne, et que chacun est persuadé que l’autre souhaite manipuler tout le monde. Plus aucune confiance mutuelle… À preuve, on ne parle plus d’informations, mais de fake news, plus de communication, mais de campagne de manipulations…
34C’est pour cela qu’il est indispensable de souligner les liens normatifs existant entre communication et démocratie. Ces deux concepts ont en commun de reconnaître l’hétérogénéité de la société, l’altérité, l’importance des valeurs, l’intelligence du récepteur-citoyen, la force de la négociation. Finalement, information, communication, culture, connaissance et démocratie sont des concepts indissociables, à repenser et à légitimer. Surtout à un moment où le monde n’a jamais été autant envahi d’informations et d’interactions sans être capable de mieux communiquer, ni de mieux respecter les différences… C’est pour cela que les trois mots, communication, information et altérité, sont liés, et finalement indissociables. Penser la communication, c’est penser les trois ensemble, avec l’incommunication comme pivot.
L’essentiel
351. Informer n’est pas communiquer. Le message est toujours plus simple que la relation. La communication est un enjeu humain et social, les interactions concernent les techniques. Par contre, pas de communication sans information, un concept lui aussi à repenser, en lien avec l’élargissement du sens de la communication.
362. Communiquer, c’est rechercher le même, se heurter à l’incommunication et à l’altérité. Communiquer, c’est alors le plus souvent négocier. La vitesse d’échange des informations n’a pas de rapport direct avec la lenteur de la communication.
373. Négocier est le moyen pour essayer de sortir de l’incommunication. L’incommunication n’est pas l’inverse de la communication, il en est la première réalité. La communication réussie, en dehors des rares moments de partage où l’on se comprend réellement ? Elle dépend de la négociation, qui parfois réussit et permet de passer de l’incommunication à la cohabitation.
384. Dans la réception, le récepteur n’est jamais passif. Il peut être dominé, mais pas aliéné. Il est doté de la même intelligence critique que celle prêtée au citoyen. C’est d’ailleurs le même individu.
395. Le résultat de la négociation réussie permet d’espérer une cohabitation plus pacifique.
406. L’échec de la négociation, lié à l’incommunication, conduit souvent à l’acommunication, antichambre fréquente des ruptures et des conflits.
417. Cette réalité de l’incommunication, de l’altérité, de la nécessité de négociation avec les deux issues possibles de la cohabitation ou de l’acommunication, constitue un phénomène général. Il est encore plus important dans le cadre de la mondialisation, avec la croissance des échanges et du rôle de plus en plus important de la diversité culturelle. Les risques d’incommunication augmentent presque proportionnellement à la vitesse et à l’efficacité des échanges. Ici, négocier est encore plus nécessaire, avec deux issues : la cohabitation culturelle en cas de réussite, l’acommunication en cas d’échec, avec le risque du conflit.
428. Communiquer comporte donc trois dimensions. La communication, l’incommunication, l’acommunication, avec l’incommunication comme pivot. Les progrès évidents de la communication technique n’ont pas de lien direct avec la question essentielle de la paix et de la guerre au cœur de la communication et de l’incommunication humaines.
439. Dans le cas de la « communication-partage », il faut arriver à organiser la cohabitation. Pour « l’incommunication », arriver à négocier. Éviter si possible l’acommunication. Les trois verbes correspondant aux trois faces de la communication sont donc partager, négocier et rompre.
4410. Ce modèle général de la communication concerne aussi bien les relations humaines que la politique, la science, la culture, la société, la mondialisation… Il vise à trouver une solution pacifique aux problèmes croissants d’incommunication, au fur et à mesure que le progrès technique favorise les interactions.
45À quelle condition les hommes peuvent-ils cohabiter pacifiquement quand les différences et les méfiances n’ont jamais été aussi visibles qu’avec le progrès des techniques ? Valoriser ce concept de communication, autant que celui d’information, permet de retrouver la place qui est la leur dans les combats d’émancipation politique et culturelle commencés au xvie siècle. Ou pour le dire autrement, la dimension humaniste et politique de la communication est plus importante que la performance des innovations techniques et des marchés.
- Programme « Science, technique et société » du CNRS (1980-1985)
- Programme « Communication » (Neurosciences, sciences cognitives et Sciences de l’homme et de la société) du CNRS (1985-2000)
- Laboratoire Communication et politique du CNRS (1988-2000)
- Revue Hermès (1988)
- Laboratoire Information, communication et enjeux scientifiques du CNRS (2000-2007)
- Institut des sciences de la communication du CNRS (2007-2014)