1Anne-Marie Laulan : Vous êtes depuis longtemps chercheur en chimie, mais je crois que vous êtes venu à la vulgarisation de la chimie depuis une bonne décennie, j’allais dire « seulement ». Comment sont venus ce désir et cet intérêt pour la vulgarisation ?
2Christophe Cartier dit Moulin : Je pense que ce désir pour la vulgarisation, en fait, a toujours existé. C’est seulement qu’avant, je n’avais pas pris le temps de réfléchir et de voir à quel point c’était effectivement important : le travail de chercheur peut vite remplir totalement la vie et nous faire négliger cette partie de notre activité qui concerne le partage des connaissances. Comment j’en suis venu justement à la vulgarisation ? C’est au moment où, après un peu moins de vingt ans de recherche où je m’étais hyper spécialisé dans un domaine très pointu, j’étais devenu un des spécialistes dans ce domaine. Le prix à payer avait été de beaucoup me couper, par manque de temps, des autres sujets de chimie qui m’intéressaient également – par curiosité, tout simplement. J’ai donc éprouvé le besoin de me rouvrir à nouveau vers les autres chimies, vers tout ce qui était hors de mon domaine extrêmement restreint où j’avais développé mes compétences. Après, les hasards de la vie ont fait qu’une opportunité s’est présentée et j’ai pu intégrer l’Institut de chimie du CNRS comme chargé de mission.
3Je dois m’occuper de toute cette partie relative à ce qu’on appelle la communication scientifique c’est-à-dire la valorisation des contenus scientifiques et des résultats obtenus dans les laboratoires. En 2006, j’ai vécu cette démarche volontaire comme une bouffée d’oxygène, du point de vue de ma carrière. Et je suis ravi que le CNRS ait accepté qu’un profil purement scientifique, chercheur en laboratoire, consacre une partie importante de son activité de recherche à la transmission des connaissances acquises au sein de la maison vers des publics plus larges que la communauté scientifique. Le CNRS m’a permis cela, et c’est une des richesses de la maison d’autoriser ce genre de démarche qui m’a permis de concrétiser envies et rêves.
4Anne-Marie Laulan : Comment décrivez-vous l’activité qui est la vôtre à ce titre-là ?
5Christophe Cartier dit Moulin : Je reste effectivement chercheur. Continuer à pratiquer mon métier est essentiel. Je pense qu’on parle mieux du travail de recherche à des gens qui ne le connaissent pas si on a effectivement un pied dans ce monde – et c’est un monde qu’on connaît en gardant le contact. Il est donc essentiel que je continue à avoir cette double activité de vulgarisation et de recherche.
6Anne-Marie Laulan : C’est une coexistence. Lors de l’une des missions qui m’ont valu un détachement au CNRS, j’ai été invitée par Goéry Delacôte à suivre de près les premières expositions scientifiques en région du CNRS. Je me souviens en particulier d’être allée visiter de nombreux laboratoires de la région qui étaient présents. Je me suis rendue compte de beaucoup de choses intéressantes en interrogeant les publics qui venaient à cette exposition, mais je me suis aperçue que les chercheurs présents se sentaient dévalorisés et presque méprisés par ceux qu’ils appelaient les chercheurs authentiques. Y a-t-il un malaise du vulgarisateur ?
7Christophe Cartier dit Moulin : C’est quelque chose que je n’ai jamais ressenti. Ce que j’ai ressenti, c’est une énorme demande de la part d’un large public, pour qu’on lui explique simplement ce que l’on fait, qu’on leur explique le monde qui les entoure, qu’on réponde à leurs questionnements sur différents enjeux sociétaux. L’accueil a été toujours extrêmement positif. Peut-être parce qu’avec les gens que j’ai fréquentés, et surtout la manière dont je les ai abordés, on était plus dans l’échange et le partage que dans une véritable transmission à sens unique, qu’on ne peut plus s’autoriser maintenant. Il n’y a pas de règles, c’est très variable. Je crois qu’à partir du moment où cette activité est considérée comme une activité qui vient s’ajouter à l’activité de recherche probante, c’est quelque chose qui est plutôt bien vu normalement par un comité scientifique. On pourrait avoir le sentiment que ça prend le pas sur l’activité de recherche et ça pourrait poser problème à certains, mais globalement, j’ai toujours rencontré des regards plutôt positifs de mes collègues. J’en ai même convaincu un bon nombre de participer à l’aventure, et ils y ont toujours pris un grand plaisir.
8En ce qui concerne le côté « dévalorisation » du travail du vulgarisateur, l’atteinte à la pureté de la discipline, etc., je pense que c’est une vision qui s’estompe – qui a existé, mais qui est maintenant d’un autre âge en fait. Les mentalités ont changé en dix ans. Les nouvelles générations n’ont pas les mêmes envies, les mêmes attentes, les mêmes outils à leur disposition pour partager, et donc ont effectivement un état d’esprit qui est différent de celui que l’on a pu connaître il n’y a pas si longtemps.
9Les outils en particulier ont profondément évolué, et en particulier tout ce qui gravite autour du numérique : plateformes web, chaînes de télévision en ligne, réseaux sociaux, tout ce qui invite au partage : cela a impacté les pratiques de vulgarisation. Ces nouveaux outils touchent généralement les plus jeunes, mais je dirais que ça touche une grande majorité des publics que ce soit à travers les réseaux sociaux ou tout simplement les sites internet. On touche potentiellement toute personne qui se connecte sur le réseau, quelle que soit la génération.
10Anne-Marie Laulan : Quelle est votre mission au sein de l’Institut de chimie du CNRS ? Sur quelle matière scientifique travaillez-vous ?
11Christophe Cartier dit Moulin : Pour moi, la vulgarisation s’impose dans deux cas : la médiation scientifique, où l’on explique comment ça marche autour de nous, comment le monde fonctionne, et la communication scientifique qui est quelque chose de complètement différent, puisqu’elle va toucher cette fois les résultats de recherche. Valoriser les résultats de recherche, les travaux menés dans les laboratoires de l’Institut de chimie du CNRS en les amenant vers le grand public, au-delà du milieu purement scientifique, c’est mon cœur de métier. Mon but n’est pas celui d’émissions de télévision du genre « C’est pas sorcier », d’expliquer comment un phénomène marche. Je me focalise uniquement sur les productions scientifiques des laboratoires, et ce sont elles que nous cherchons à exprimer dans un langage qui reste scientifique, mais rendu accessible au plus grand nombre
12Anne-Marie Laulan : Question sans doute naïve : dans les entreprises, on a la loi du secret, on se garde de vulgariser les connaissances. Là, c’est une situation différente : vous portez à l’extérieur les résultats.
13Christophe Cartier dit Moulin : On porte à l’extérieur les résultats scientifiques, c’est d’ailleurs une des premières missions de l’organisme. Au sein même de l’organisme, au-delà de la communauté scientifique réduite qui tourne autour du résultat obtenu, mais également à l’attention de toute personne curieuse de savoir ce qui se passe dans les laboratoires publics. Porter à l’extérieur les résultats est donc une question qu’on ne se pose même pas et qu’on n’a pas à se poser. Le CNRS n’a pas de secrets à avoir, et s’il doit en avoir, il dépose comme une entreprise un brevet pour protéger la propriété intellectuelle, ce qui est légitime : il fonctionne à ce moment-là comme une entreprise pour protéger la production de ses connaissances. À la différence d’une entreprise privée, notre rôle premier, c’est de produire des connaissances, pas de produire des richesses matérielles, mais des richesses intellectuelles.
14Anne-Marie Laulan : Quelles sont les demandes du public ? Est-ce que vous voyez des évolutions ?
15Christophe Cartier dit Moulin : Je n’ai pas vu d’évolution dans les demandes ces dix dernières années, ce sont toujours les mêmes. L’être humain est curieux, et il a envie de comprendre ce qu’il ne comprend pas, il veut qu’on lui explique. C’est une demande très forte, légitime, qui ne varie pas : comprendre l’impact scientifique sur l’évolution de monde, dans des domaines extrêmement variés
16Quand je parle des gens, je pense aux amis que je croise chez moi, aux collégiens et lycéens que je vais rencontrer en Seine-Saint-Denis ou dans les arrondissements chics de l’Ouest parisien. Amis qui ne sont pas scientifiques du tout, c’est sur eux d’ailleurs que je teste mes premières idées.
17Un point important dans le dialogue entre scientifiques et le public est la rencontre physique entre les deux mondes. Le CNRS organise régulièrement ce type de rencontres. Une des plus célèbres qui a fêté récemment sa 25e édition, ce sont les rencontres « Jeunes, sciences et citoyens » qui ont lieu tous les ans. La formule évolue un peu, sous forme d’atelier débat ; deux jours à Poitiers : rencontre avec des chercheurs et des jeunes, et puis beaucoup d’autres événements qui ne sont pas forcément à l’échelle nationale mais où on est amené effectivement à être en contact, des dizaines de chercheurs qui débattent avec plusieurs centaines de jeunes. Ce sont des moments extrêmement enrichissants ! Et puis toutes les initiatives locales, venant des laboratoires, voire individuelles, actions isolées de chercheurs, contribuent également au rayonnement de l’organisme.
18On est aussi directement sollicités par différents établissements, que ce soient des médiathèques, des mairies ou des lycées, pour intervenir directement auprès des élèves pour des conférences, des débats ou des discussions, soit à l’issue de spectacles autour des sciences pour animer des débats. Pour des cafés des sciences également… Très rapidement, quand on commence à aller rencontrer le public, on est sollicité pour multiplier les interventions. C’est une demande forte et qui va en grandissant : plus Internet éloigne les gens, plus on va avoir besoin de se retrouver face à face pour parler sérieusement, et plus particulièrement en province. L’offre à Paris est tellement pléthorique qu’on fait face à une population qui commence à être un peu blasée.
19Anne-Marie Laulan : Dans ces questions, vous disiez : « ils veulent comprendre ». Est-ce qu’il y a de la défiance, du manque de confiance, des craintes sur l’accès à la science elle-même ?
20Christophe Cartier dit Moulin : Je crois qu’il y a une seule crainte, et elle est très forte : la crainte de ne pas comprendre, d’être trop bête. Celle-là, je la ressens à chaque fois. D’où cette idée de dialogue, de partage, et pas de transmission unilatérale des savoirs. Le partage facilite au moins le point de départ de la conversation, et l’enrichit, puisque le dialogue se nourrit des savoirs de l’un comme de l’autre. Il est essentiel de connaître ce que connaît, ou croit connaître, notre interlocuteur.