CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’heure où les entreprises souhaitent mettre le client au centre de leurs préoccupations, la communication avec celui-ci devient un enjeu majeur. Comme bien d’autres fonctions de l’entreprise, la relation client connaît de fortes transformations liées à la numérisation des contacts. Afin de limiter les coûts mais aussi pour ouvrir à de nouveaux services, la tendance à l’automatisation des systèmes d’assistance est de plus en plus forte, l’explosion de l’utilisation des chatbots en étant un exemple.

Les chatbots, une nouvelle génération de serveurs vocaux interactifs (SVI)

2Les chatbots sont des agents conversationnels conçus pour interagir avec les humains en langage naturel, vocal ou écrit. Dignes héritiers des serveurs vocaux interactifs, qui sont capables de dialoguer avec un utilisateur par téléphone via l’appui sur des touches ou la reconnaissance vocale, ils se posent ainsi en concurrents directs des conseillers humains. En effet, avec cette nouvelle technologie, les clients peuvent poser des questions et interagir directement avec ces robots à partir de multiples canaux digitaux, tel que Web, Whatsapp, Facebook Messenger ou encore Wechat en Chine. On peut citer les robots très simples qui sont souvent des routeurs vers de l’information, une sorte de foire aux questions (FAQ). D’autres vont accéder à des données génériques, comme des horaires, ou à des données personnelles du client, par exemple son contrat.

3Le chatbot devient ainsi une nouvelle modalité sur les canaux de communication existants, alternative à la relation humaine. L’intelligence perçue peut venir de la juste interprétation de ce que l’humain exprime, mais aussi de la bonne appropriation du contexte. Il s’agit en cela d’une certaine adaptation à l’homme. Cependant, tout ce qui concerne l’intelligence émotionnelle n’est pas encore véritablement pris en compte, mis à part quelques cas restreints (comme la fonction de chuchotement sur Alexa). Autre limitation, le chatbot ne sait traiter que des cas prévus, puisqu’il nécessite la construction de scénarios de conversation. Ces scénarios présentent alors les mêmes limites que les parcours scriptés proposés aux conseillers. Par ailleurs, le recours à un conseiller humain n’est pensé, au mieux, qu’en cas d’échec de l’interaction avec le robot. Les échecs les plus fréquents sont liés à la rencontre de cas non prévus ou bien à une gestion émotionnelle non prise en charge. Le rôle de l’humain est alors celui d’un assistant d’escalade, en relais du bot. De ce fait, la relation avec le client se retrouve fortement modifiée, car débutant par une première expérience non aboutie. L’agent humain se voit confronté à une proportion beaucoup plus importante de cas problématiques et ne peut plus alterner les cas complexes, techniquement ou émotionnellement, avec des cas plus « simples ».

Les chatbots, des distributeurs automatiques de relation client

4Les chatbots ont l’avantage d’être constamment accessibles, contrairement aux conseillers, à la fois en termes de disponibilité et d’évitement de la file d’attente. En cela, ils sont comparables à des distributeurs ou bornes automatiques pour retirer de l’argent ou un produit. Ainsi, le client est laissé initiateur de sa consommation, ou en l’occurrence, dans le cas des chatbots, de l’interaction. Viot propose ainsi l’expression « Web self-care » (Viot, 2012), alors qu’en sociologie, Dujarier apporte la notion d’autoproduction (Dujarier, 2014). Ces deux qualifications soulignent le travail à réaliser par l’utilisateur ou le client. À court terme, l’autoproduction est favorable pour l’entreprise, car elle déplace effectivement la recherche de la réponse vers le client, sans sollicitation d’un service après-vente plus coûteux. Cependant, des questions émergent quant à la faible implication des clients, qui engendre un faible engagement envers l’entreprise et peut entraîner une baisse de la fidélité.

5Au regard de ce positionnement, il est intéressant de citer le cas des assistants personnels, capables d’agir au nom du client (par exemple, Google Duplex qui appelle le coiffeur ou le restaurant). Il s’agit d’un véritable renversement des positions où, à terme, les agents humains de la relation de service pourraient être confrontés aux agents conversationnels de leurs clients. D’un point de vue théorique, il serait même possible d’imaginer des échanges entre agents conversationnels, où l’humain serait absent.

Humaniser des communications digitales

6Au contraire des interactions humaines, la dimension émotionnelle demeure hors d’atteinte dans les interactions avec un agent conversationnel. Pourtant, le rôle important joué par les émotions dans la communication a bien été démontré (Ribert-Van De Weerdt, 2011). Certains, par exemple, tentent même d’humaniser la relation client par chatbot en y ajoutant l’humour. Mais au contraire des conseillers humains, qui possèdent naturellement cette compétence, l’humour des machines est codé dans des scripts. Les compétences émotionnelles que l’opérateur a développées avec l’expérience (Le Corf, 2017) sont, elles, imprévisibles.

7En prenant une autre perspective, le fait de pouvoir intégrer les émotions du client dans le traitement de ses interactions avec la machine permettrait d’adapter utilement les réponses de cette dernière. D’autres paramètres sont aussi certainement dignes d’intérêt, comme l’analyse des traits de personnalité ou encore du contexte.

Le chatbot, le cobot de la communication

8Une approche alternative existe, où le chatbot n’est plus positionné en interaction directe avec le client, mais en arrière-plan, en tant qu’outil à la disposition du conseiller. À la manière des cobots qui, en usine, assistent les opérateurs sur des tâches répétitives ou contraignantes, ce type d’outil permet de se concentrer sur les tâches avec la plus grande valeur ajoutée. Dans le domaine de la relation client, ce « cobot digital » se révélera particulièrement performant pour assister le conseiller sur des recherches d’informations volumineuses, ou changeant fréquemment (un tarif particulier, une prestation facturable ou non, etc.). Ces outils deviennent ainsi des assistants d’accès à la connaissance pour l’agent humain au lieu de se trouver en concurrence avec ce dernier. Il s’agit en ce sens d’une augmentation des capacités de l’humain.

9La machine pourrait aussi prendre le relais du conseiller, au contraire des organisations actuelles, pour assurer les actions répétitives (demandes des identifiants, mots de passe, redirection vers un service).

Perspectives pour une complémentarité humain-agent conversationnel

10La conception de tels bots est à penser en complémentarité, voire en collaboration (ou cobotisation), avec les humains, en tenant compte de leur fonctionnement cognitif et de leur organisation pour réaliser les tâches. Il faut par exemple éviter la surcharge d’informations, bien décrite dans le cadre du groupe de travail de l’Association pour la recherche cognitive (ARCo) et citée par Lahlou (2000). Il est aussi nécessaire de se préoccuper de bien positionner le chatbot dans cette posture de complémentarité. En effet, pour éviter une perception par le conseiller d’un contrôle de son travail, la mise en place d’un chatbot doit faire la preuve d’un apport réel, tant au niveau des services rendus que des performances pour ces services. D’autre part, il faut se prémunir d’une perte d’expertise ou de savoir-faire chez le conseiller. C’est déjà le cas dans le domaine aéronautique, où le recours trop systématique au pilotage automatique finit par appauvrir les réflexes des pilotes.

11En outre, de tels assistants, qui seront de nouveaux outils de travail pour un usage régulier, sont à penser comme tels et il faudra se méfier des fonctions dites émotionnelles qui peuvent être perçues comme répétitives car trop restreintes.

12Un équilibre reste à trouver entre efficacité économique et bénéfices pour les humains, qu’ils soient clients ou salariés. Quoi qu’il en soit, les usages des clients et des conseillers vont être durablement impactés par la mise en œuvre de ces agents conversationnels. Les scénarios des futurs possibles seront fonction de la capacité de la technologie à dépasser les verrous identifiés, notamment en matière d’intelligence émotionnelle. Il faudra être vigilant sur la direction que prendra l’adaptation humaine. Ainsi, la relation pourra être déshumanisée, se régulera par un changement de la stratégie des entreprises, ou encore sera une relation client réenchantée, augmentée par la technologie.

Références bibliographiques

  • En ligneDujarier, M.-A., Le Travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2014.
  • Lahlou, S., « La cognition au travail et ses outils : débordement, révolution », Intellectica, no 30, 2000, p. 7-17.
  • En ligneLe Corf, J.-B., « L’organisation homme-machine de la communication automatisée d’entreprise dans le capitalisme : le cas des robots conversationnels », Communication &management, vol. 14, no 2, 2017, p. 35-52.
  • En ligneRibert-Van De Weerdt, C., « Les contraintes de travail et les stratégies de régulation émotionnelle en centre de relation clientèle », Le travail humain, vol. 74, no 4, 2011, p. 321-339.
  • En ligneViot, C. A., « Les agents virtuels intelligents. Quels atouts pour la relation client ? », Décisions marketing, no 65, 2012, p. 45-56.
Caroline Dubois
Caroline Dubois, diplômée en sciences cognitives et psychologie à l’université de Toulouse II, diplômée en ergonomie à l’EPHE, est responsable du programme de recherche Customer Relationship à Orange Labs Services.
Jean-Marc Salotti
Jean-Marc Salotti est professeur en intelligence artificielle à l’École nationale supérieure de cognitique – Bordeaux INP, et membre d’Auctus, équipe commune à l’Inria et au laboratoire de l’intégration du matériau au système, UMR CNRS 5218, et spécialisée dans la conception et l’étude de systèmes cobotiques. Il s’intéresse en particulier aux problématiques d’interactions humains-robots et humains-systèmes complexes en général.
Dominique Seminel
Dominique Seminel, diplômé de l’École centrale de Lyon, large expérience dans les systèmes d’information et le digital sur différents métiers, développeur, administrateur, architecte, directeur de projets. Aujourd’hui responsable du centre de compétence technique des chatbots au sein d’Orange.
Nicolas Simonazzi
Nicolas Simonazzi, diplômé de l’École nationale supérieure de cognitique, doctorant en cognitique à l’université de Bordeaux au laboratoire IMS, dans le cadre de travaux de recherche menés à Orange Labs Services. Thèse menée sur le thème : détection des émotions à partir du comportement des utilisateurs sur smartphone.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0095
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