CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nous nous proposons d’interroger les incommunications au moment où certains prédisent de pouvoir bientôt dialoguer avec les objets et où d’autres veulent éliminer toute ambiguïté. Notre propos est inverse : valoriser le concept d’incommunication. Comme le dit Dominique Wolton (2018), « Penser l’incommunication, c’est s’intéresser à ces quatre ruptures : la différence entre information et communication ; le décalage entre communication humaine et communication technique ; les relations compliquées entre information, culture, communication et connaissance ; l’altérité comme horizon de la négociation. »

2Les incommunications humaines s’avèrent structurantes aussi bien pour l’individu que pour la société : elles sont constitutives de la communication. « Quiproquo », « équivoque », « malentendu », « sous-entendu », « obstacle », « ambiguïté », « désaccord », « embarras », « mésentente », « dispute », « dissension », « heurt », « confusion », « méprise », « erreur », « divergence », « différend », « brouille », « bouderie », « bisbille », « dissentiment », « friction », « imbroglio », « mécompte », « désordre », « mensonge », etc., sont autant d’énigmes dans les relations humaines et autant de points d’appui pour la communication, la négociation, la cohabitation, la compréhension entre chacun tout autant qu’entre les cultures. « C’est parce que l’incommunication est le sel de la communication que cette dernière reste l’océan désirable et désiré des relations humaines. » (Dacheux, 2015)

Des incommunications fécondes

3Détournons quelques phrases de Charles Baudelaire [1] : « Le monde ne marche que par les incommunications. C’est par les incommunications que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder. » La problématique de ce numéro se loge entre les deux premières phrases et la dernière. À présent, les dispositifs de traitement de l’information font croire que l’on s’entend alors que tout démontre le contraire. Ces dispositifs sont de plus en plus prégnants et la simplification, la réduction qu’ils imposent jouent sur les structures et les invariants symboliques propres à l’individu et à la société.

4Notre problématique interroge ce qui semble paradoxal : alors que les idéologies technique et biotechnologique œuvrent pour une réduction de tout écart, de toute marge de manœuvre, de toute incommunication et que l’acommunication ne cesse de se généraliser, questionner ces techniques dans leurs pratiques révèle des incommunications fécondes qui font émerger de nouveaux espaces de négociation, comme dans le cabinet d’une généticienne qui s’adresse à ses patients (Ariane Giacobino). Aussi partirons-nous à la recherche de nouvelles formes et de figures d’incommunications car elles manifestent toujours une altérité au cœur de notre modèle de communication. Au début est l’incommunication. Dominique Wolton conduit depuis des années des recherches dans ce sens et Hermès contribue à éclairer les relations qui se nouent, ou pas, entre communication, incommunication et acommunication. Il est d’ailleurs étonnant de constater combien ce champ de recherche sur la communication reste peu développé, et encore moins valorisé, quand on connaît les innombrables mutations dont elle est le centre, aussi bien sur le plan humain, social, scientifique ou politique.

5Nous laisserons volontairement de côté, pour ce dossier, la passionnante question des interrelations humains/ animaux, la question du langage des animaux et de leurs émotions, communicatives ou non, les riches travaux qui se penchent sur la communication entre animaux d’espèces différentes, ou au sein de la même espèce, et des incommunications qui en résultent. Tout comme la communication entre les arbres. Le monde vivant frissonne de tous ces échanges que nous ne saisissons pas directement mais, comme nous y invite encore une fois Baudelaire, par le jeu subtil des « correspondances », nous pouvons en comprendre le sens à défaut d’établir une véritable conversation.

6Justement, c’est Baudelaire qui nous inspire ici. Osons paraphraser ainsi le fragment 76 : « le monde ne marche que par l’incommunication ». Cette formule dit bien en quoi l’incommunication, loin d’être négative, s’impose comme principale modalité relationnelle entre les individus, persuadés qu’ils sont de se comprendre, de se parler et de « faire société ». Cela n’a pas échappé à Raymond Boudon qui note que : « La vie sociale implique normalement le malentendu et l’incommunication » (Boudon, 1989). Comme l’incommunication, le malentendu « est la sociabilité même », complète Vladimir Jankélévitch qui sait à quel point le presque rien est déjà beaucoup… (Jankélévitch, 1980) [2]. Quant à Philippe Grosos (2017), il s’appuie notamment sur Kierkegaard pour philosophiquement poser la question majeure du malentendu.

Incommunication, politique et société

7Au moment où certains mouvements populaires revendiquent une démocratie directe régie par des dispositifs de contrôle et d’anticipation, rappelons que les enjeux de l’incommunication sont liés au pouvoir comme condition du politique (Guillemain, 1993), à la loi, aux religions, à une parole structurante pour l’individu (Gusdorf, 1952), aux apports de l’anthropologie dans l’étude des frontières, dans les ghettos, dans les villes (La Cecla, 2002), dans les services médicaux (Le Breton), à la force de l’écart pour la psychanalyse (Lacan, 1981 ; Lacadée, 2003) [3], à la « vie énigmatique des signes » (Maniglier, 2006), qui constituent les points de butée comme point d’appui pour la communication humaine aujourd’hui à l’épreuve de l’être informationnel (Renucci, 2017). En effet « les « intraduisibles », qu’on peut toujours traduire, bien sûr, sont des symptômes de différences, des points d’arrêt dans la compréhension, des incitations à la réflexion et au recul critique » (Cassin, 2018). Le triptyque que suggère Dominique Wolton, « communication/incommunication/a-communication », s’avère d’une grande efficacité pour rendre intelligibles les évidences, les incompréhensions, les impossibilités de tout propos émis et pas nécessairement reçu, sachant que néanmoins tout ce qui circule porte sa signification, parfois en creux, inaudible, fuyante…

8« Si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder » : revenons une fois encore à Charles Baudelaire en abordant les questions de notre temps liées aux biotechnologies, à la génétique, à l’Internet des objets, aux interfaces avec le cerveau, à l’intelligence artificielle. Nous sommes partis à la recherche de formes d’incommunication suscitées par les nouveaux modes de procréation, entre désir de procréation et immortalité (Ansermet, 2015), par la génétique (Munnich, 2016), par l’intelligence artificielle. Nous interrogeons l’impact des relations que nous avons avec nos objets connectés sur notre façon d’aborder les conversations et les malentendus du quotidien (Turkle, 2016). Pour mieux saisir les enjeux d’aujourd’hui, nous reviendrons aussi sur les incommunications avec la cybernétique (Dupuy, 2000), avec les définitions de l’inconscient et de la conscience proposées par les neurosciences et la psychanalyse, avec le naturalisme abordé différemment par les sciences cognitives (Andler, 2016) et l’anthropologie (Descola, 2005), de l’oralité au numérique, s’inspirant de Walter J. Ong, (2014). Les incommunications font également l’objet, dans la plupart des articles de ce dossier, d’un autre éclairage via les interrelations sciences, techniques et sociétés. Autant avouer qu’elles sont prises dans les mailles des filets de la circulation de l’information – qui fonctionne, ce n’est pas par hasard, en « réseaux » (les mots apportent de l’eau à notre moulin – « réseau » n’est-il pas issu de filet ?) –, des agents conversationnels, de l’intelligence artificielle.

Essentielle ambiguïté

9Comme les artistes l’expriment si bien, l’ambiguïté de ce qui se passe dans des zones frontières fait que les incommunications sont au cœur de toute rencontre. « C’est par l’incommunication universelle que tout le monde s’accorde » ; cela manifeste aussi une primauté à ceux qui ont toujours créé des décalages et s’opposent à la logique du langage comme un signal : les poètes, les artistes, les écrivains, les traducteurs, les journalistes, les hommes et femmes de théâtre, etc. Les incommunications furent étudiées par de nombreux auteurs dont Jean Starobinski (1971) en lisant Rousseau, Diderot (1930) avec Le Paradoxe sur le comédien ; elles sont au cœur des livres de A. Tabucchi [4], M. Kundera, Sándor Márai [5], Kafka, Cioran, Beckett, Camus, etc. Le cinéma joue avec : La dolce vita (Fellini, 1960) n’est pas « la douce vie » mais « la douceur de vivre ». Des chansons l’illustrent aussi : « Comme de bien entendu [6]… » chantée par Arletty [7], des sketchs de Francis Blanche [8], de Raymond Devos [9], etc. Même si la musique semble sans malentendu, nous reprenons avec Nina Simone ou The Animals « Oh Lord, please don’t let me be misunderstood ». Peut-être entre art et science, nous n’oublions pas les successeurs des membres du collège de Pataphysique et les Oulipiens. Enfin, dans la lignée d’Umberto Eco, à qui nous ne consacrons aucun article pour la simple raison que son esprit traverse l’ensemble de ce dossier, nous repensons le lien entre incommunication et science en proposant un inventaire impossible à boucler de l’anti-savoir comme de nouvelles entrées à ses cacopédiques qu’il nous revient de compléter…

10Ainsi ce numéro comprend-il trois parties. La première démontre en quoi les incommunications sont finalement constitutives de la communication ou, pour le dire autrement, que toute communication se nourrit d’incommunications. La deuxième revient, plus classiquement, sur les incommunications dans ses relations avec les sciences, les techniques et la société – elles ne sont pas suspendues en l’air, elles s’inscrivent dans des modèles scientifiques, bénéficient de l’apport des technologies et n’indiffèrent pas la société, qui à son tour « incommunique »… Enfin, la troisième, plus neuve, s’attarde sur les arts et la littérature et tente d’expliciter les incommunications révélées par des pratiques artistiques. Bonne lecture !

11(Les références citées dans cette introduction se trouvent dans la bibliographie générale qui ouvre le numéro)

Notes

  • [1]
    Le fragment 76 de Mon cœur mis à nu : « Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder » (cf. Mon cœur mis à nu, recueil de fragments inachevés de Charles Baudelaire, dont la publication fut posthume, en 1887).
  • [2]
    « Ainsi c’est peu dire que le malentendu a une fonction sociale : il est la sociabilité même ; il bourre l’espace qui est entre les individus avec l’ouate et le duvet des mensonges amortisseurs » (Jankélévitch, 1980). M. Oustinoff nous aura précisé par email que les malentendus sont toujours le résultat d’un « mouvement vers l’Autre, en l’occurrence imparfait ». Autrement dit, un malentendu n’est statique qu’en son résultat : il résulte d’une dynamique, car on ne peut « entendre » qu’en « tendant », ne serait-ce que son oreille. Le « malentendu » est, contrairement à l’« équivoque », le « quiproquo » (latin quid pro quo, « une chose pour une autre »), l’« ambiguïté », quelque chose d’essentiellement (inter)subjectif. C’est le cas aussi en espagnol ou en portugais avec malentendido. Mais le français ajoute à l’appréhension par l’esprit (par l’« entendement ») l’appréhension par le sens de l’ouïe, c’est-à-dire une dimension plus « concrète », plus « charnelle », corporelle, donc plus « chaleureuse », etc. Il suffit de comparer, en français, « malentendu » et « mésintelligence ».
  • [3]
    « Le fondement même du discours interhumain est le malentendu. » (J. Lacan, Le séminaire livre III, Les psychoses, 1955-1956, Paris, Seuil, 1981, p. 184).
  • [4]
    Cf. A. Tabucchi, Petits malentendus sans importance, Paris, Christian Bourgois, 1987.
  • [5]
    Cf. S. Marai, Métamorphoses d’un mariage, Paris, Le Livre de Poche, 2008.
  • [6]
    Qu’entendons-nous par entendre : Gougenheim dans le tome 1 de son inestimable ouvrage, Les mots français, consacre une notice à « entendre », le verbe qui vient du latin audire qui va donner en français « ouir », verbe pas commode à conjuguer (« Et le peuple qui tremble aux frayeurs de la guerre/Si ce n’est pour danser, n’orra pus de tambours. », Malherbe) et devenu vieillot, on utilise son contraire, inouï non pas pour qualifier ce « qu’on n’a jamais entendu », mais pour manifester un étonnement, une stupéfaction. « Ouïe » est remplacé par « audition ». Mais « entendre » vient aussi du verbe latin intendere, qui veut dire « tendre » et exprime à la fois une grande attention et une application de l’esprit, d’une part une volonté (« j’entends faire ceci »), et d’autre part, « comprendre » et « entendement ».
  • [7]
    « Elle était jeune et belle / Comme de bien entendu ! / Il eut le béguin pour elle / Comme de bien entendu ! / Elle était demoiselle / Comme de bien entendu ! / Il se débrouilla pour qu’elle ne le soit plus ! / Comme de bien entendu ! »
  • [8]
    « – Le tatouage de monsieur est situé à un endroit que l’honnêteté et la décence m’interdisent de préciser davantage. – Ah ! bon, mais qu’est-ce que vous entendez par là ? – Oh ! par là j’entends pas grand-chose ! »
  • [9]
    Raymond Devos : « Louis a une oie qui oie par son ouïe : l’ouïe de l’oie de Louis ouïe-t-elle ce que toute ouïe de oie oie ? Je répondrais volontiers : Oui. »
Franck Renucci
Franck Renucci est maître de conférences en SIC à l’université de Toulon, laboratoire Imsic, membre du bureau et du comité de rédaction de la revue Hermès dirigée par Dominique Wolton, chercheur associé à la fondation Agalma (Genève) créée par François Ansermet et Pierre Magistretti, co-animateur avec Nicolas Pelissier du réseau de chercheurs CREAMED de la région Sud Paca et de la région Corse, représentant de l’école doctorale ED 509 pour le réseau Création Arts Médias (ResCAM), directeur honoraire de l’UFR Ingémédia. Au moment où les frontières de l’humain s’estompent avec la technique, il interroge la communication humaine et les figures de discontinuité inhérentes aux expériences du corps parlant, de l’altérité et de la création artistique.
Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, est l’auteur de nombreux ouvrages sur les utopies, l’écologie et l’urbanisation, dont L’espace public (La Découverte, 2009, nouvelle édition en 2015), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011 et éditions revue et augmentée en 2016), Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains (CNRS éd., 2017), Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2015, édition revue et augmentée en 2019).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0009
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