1Le téléphone n’est pas « smart ». Pourtant, certains tendent à le présenter comme un remède aux incommunications (Wolton, 2012) de la communication humaine. Il est le premier à croiser notre regard au réveil et le dernier à nous accompagner vers le sommeil. Sur mon terrain de recherche, il est un compagnon qui écarte la « voix » dans la relation avec l’autre. Le téléphone est un pharmakon : à la fois remède et poison. L’industriel cherche à le vendre, le chercheur l’étudie, l’adolescent s’y attache. Leur point commun au quotidien ? Ils évacuent la question du venin au profit de l’antidote. Le téléphone serait intelligent, communiquant, rassurant. Pour tous ces points, et d’autres à explorer, je propose le néologisme de pharmaphone afin de repenser l’impact de l’appareil sur les relations humaines.
2Dans la mythologie grecque, Hermès permettait déjà d’approcher ce qu’est un pharmakon. Messager des dieux, l’un de ses attributs est le caducée. Le long d’un sceptre d’olivier surmonté d’ailes, deux serpents y sont entrelacés. Apparu dans les Hymnes homériques, le caducée a traversé les siècles via des œuvres sculptées comme Hermès Ingenui qui siège à présent au musée Pio-Clementino du Vatican. Les serpents qui escortent Hermès sont eux-mêmes des symboles constitutifs de l’humanité. Aussi tentateur que salvateur, le serpent est assassin de Laocoon pendant la guerre de Troie après avoir été serpent d’airain dans la main de Moïse. Aby Warburg apporta sa contribution à l’énigme de cette ambivalence en 1923 avec Le rituel du serpent, un récit de vie relatant sa rencontre avec les Hopis [1]. Par-delà les cultures, le serpent comme le caducée d’Hermès sont des pharmaka dont Jacques Derrida étudie la complicité des « valeurs contraires » dans La pharmacie de Platon (1972). Le philosophe pense alors le pharmakon à partir du Phèdre de Platon. Il est question du déplacement de la « parole vivante » (Derrida, 1968) vers l’écriture et de ses conséquences sur l’humain. Par son essence même, l’écriture soutient le lien entre le venin et l’antidote. Elle s’approche des « signes de la voix » (Ibid.) tout en s’en écartant. Bernard Stiegler souligne le fait que tout objet technique est un pharmakon (2018) dont il faut penser les remèdes, à commencer par les artefacts qui nous accompagnent au quotidien.
3Revenons ainsi à un pharmakon largement diffusé, le téléphone. Au moment de son invention, il permettait d’abord de faire face à l’absence de l’autre par la transmission d’une partie de soi, la voix. Selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales, « phone » correspond au xixe siècle à un « élément sonore du langage ». En grec ancien, il s’agit de la « voix » (Encyclopédie internationale Bordas, 1968). La voix surgit chez l’humain selon un moulage particulier de la « caisse de résonnance » (Abitbol, 2013) en devenant l’empreinte du « souffle de la vie » (Ibid.). David Le Breton écrira qu’elle traduit un « univers moral, affectif » (2011) : c’est le phone de l’homme. Les adolescents que j’interroge dans une enquête sur leurs histoires de vie utilisent le terme « phone » en désignant leur téléphone. Or le phone n’est pas la machine, mais plutôt la voix résultant d’un ensemble de sons produits à travers le larynx et les cordes vocales. Par ailleurs, sans la voix il n’y a pas de parole. Georges Gusdorf (1952) précise cela en liant la voix à la langue, l’audition et le langage. Un maillage complexe qui propulse la parole au centre de la communication. L’homme parlant (Ibid.) n’a pas d’organe propre à la parole, et il produit une sensibilité irréductible qui s’articule avec l’autre.
4Le téléphone n’avait-il pas pour objectif de « porter la parole à distance » (Breton, 2003) ? Aujourd’hui, en tant que remède technique pour atteindre l’autre, le pharmaphone ne peut être pensé sans son versant toxique. Il opère par séduction à l’instar du serpent dans la Genèse. Ses applications mobiles espèrent répondre aux maux de la vie humaine. L’intérêt des concepteurs est de détourner la formation de l’attention (Stiegler, 2008) au profit d’échanges de messages qui doivent « faire lien » (Wolton, 2011), en vain. Aussitôt, on écarte les incommunications qui constituent la communication. Les technologies qui s’articulent sur ces processus de réduction ne peuvent être « smart [2] » pour l’humain. Réfléchir à leur venin permet de s’interroger sur les points de butée de la communication qui résistent à la technique. Si les performances informationnelles détournent de l’autre, un retour à la communication humaine est nécessaire.
5Sur un plan historique, le pharmaphone n’a cessé de tendre vers des fonctionnalités qui court-circuitent la parole. « Monsieur Watson, venez ici, j’ai besoin de vous ! », lançait Alexander Graham Bell à son assistant via la première ligne téléphonique en 1876. Il ne croyait pas si bien dire : malgré l’expansion des techniques d’échange, nous avons toujours besoin de l’autre et de son corps (Renucci, 2018). Au fil du temps, le pharmaphone n’a plus eu pour projet d’atteindre l’autre. Au mieux, il permet d’extérioriser son intimité, de s’exprimer par l’information, mais pas de communiquer (Wolton, 2011). À l’adolescence par exemple, lorsque le corps change, c’est le moment de la « voix sexuée » (Abitbol, 2013). L’instrument laryngé évolue, et le panache d’émotions rend la parole difficile à contrôler lorsqu’on la livre au « péril d’autrui » (Gusdorf, 1952). Seulement, déposer quelques mots sur un écran tactile ne suffit pas à communiquer avec l’autre. Le pharmaphone n’est pas l’autre. Au contraire, il est une machine qui propose d’évincer les incommunications humaines. Les conflits sont repoussés au profit de courroies informationnelles rassurantes. De même, l’embarras (Galli, 2018) de la relation en face-à-face est écarté par anticipation. Comme Hermès et son caducée, l’adolescent contemporain garde toujours auprès de lui son pharmaphone. Ce dernier devient un remède à l’inattendu de l’échange oral, où le contrôle qu’offrent les messages vocaux permet à l’adolescent de reprendre plusieurs fois l’enregistrement pour en ajuster les imperfections. De plus, suite à l’arrivée des SMS et messageries dites « instantanées », l’individu est charmé par le « philtre » (De Biasi, 2018) de l’écriture numérique plutôt que la parole. Quelle place reste-t-il alors pour ce qui est phone ?
6Marianne, quinze ans, me témoigne de sa proximité avec son appareil : « il a reçu mes larmes » et « j’y ai écrit ce qui me faisait mal ». Le remède informationnel permet d’éviter de présenter ses émotions à l’autre. Ici, la rupture d’une relation passe par la donnée plutôt que par les corps qui s’entrechoquent. La toxicité du pharmaphone détourne l’adolescente de la communication humaine. La voix humaine est aspirée par un processus de « grammatisation » (Stiegler, 2018) qui cherche à la discrétiser en éléments informationnels. Pourtant, la parole est « soudée à un corps vivant » (Ibid.) et sa simplification ne peut en être que le simulacre. En grec, pharmakon signifie d’ailleurs également « peinture » (Derrida, 1968) au sens de la teinte artificielle, de l’imitation. Les émoticônes du pharmaphone représentent en cela une des tentatives de substitution à la communication des sentiments. D’autres amorces techniques, comme les images, sillonnent les réseaux en amenant à une saturation, voire à la solitude (Turkle, 2015). À ce propos, Gusdorf (1952) écrivait : « je parle parce que je ne suis pas seul ».
7La parole est une rencontre, un moyen de « négociation » (Wolton, 2012) où l’on renonce en partie à ce qui marque notre différence. Espace de substitution à la violence, elle est centrale en communication pour déjouer l’a-communication. Quand l’échange devient technique, l’autre et son corps disparaissent. Et si le circuit est fermé, il manque le remède du phone comme discontinuité face à la logique du « signal » (Besnier, 2018). Par ses défauts et ses risques, ce qui est phone s’éclipse du pharmaphone. Si ce dernier permet d’ouvrir des champs de discussion, vouloir faire s’exprimer les individus « d’une seule et même voix » (Breton, 2003) aurait donc tendance à faire disparaître la voix. L’humain peut alors s’en prendre à une « victime expiatoire » (Stiegler, 2008) en rejoignant l’un des sens les plus anciens du pharmakos. En effet, à Athènes, les « pharmakoi étaient mis à mort » (Derrida, 1968) car ils purifiaient les souffrances de la cité. René Girard s’en saisira dans La Violence et le Sacré (1972) en traitant la question du « bouc-émissaire » à travers l’histoire.
8La proposition du pharmaphone permet d’orienter les recherches vers l’ambivalence de l’appareil. Il est urgent de questionner un outil qui peut « aggraver le mal au lieu d’y remédier » (Derrida, 1968). Nous l’avons vu, le phone semble évité par l’humain, emportant la parole dans les profondeurs du silence. Mais le propos ouvre d’autres problématiques, comme l’externalisation de la mémoire dans l’outil. Socrate s’en insurgeait jadis dans le Phèdre, craignant un affaiblissement des capacités humaines. La mémorisation « du mot » (Abitbol, 2013) est indispensable à la voix. Éviter le phone dans les échanges, c’est évacuer l’un des remparts de la dimension sensible de l’autre. Cet autre qui nous permet d’extérioriser, de nous réguler et de nous synchroniser par le corps, loin des dynamiques computationnelles. En ce sens, information et communication sont entremêlées, comme le venin et l’antidote des reptiles d’Hermès. Le caducée intervient dans la guérison des morsures de serpents : il en va de même pour la communication humaine face à la domination informationnelle. Hermès et le pharmakon, ou la rencontre stimulante de deux approches dont l’enjeu est la question des rapports humains à l’ère de l’idéologie technique.
Notes
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[1]
Aby Warburg termine par ailleurs son discours avec une intuition remarquable qui amorce la problématique du téléphone : « Le télégramme et le téléphone détruisent le cosmos. La pensée mythique et la pensée symbolique, en luttant pour donner une dimension spirituelle à la relation de l’homme à son environnement, ont fait de l’espace une zone de contemplation ou de pensée, espace que la communication électrique instantanée anéantit ».
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[2]
David Pucheu (2014) souligne à ce propos l’inflation du préfixe « smart- » pour nommer ces objets du quotidien que les concepteurs tentent d’intégrer au plus près des relations humaines en cherchant à faire « disparaître » leur dimension technique.