1Franck Renucci : Vous avez publié en 2018 Peut-on se libérer de ses gènes ? L’épigénétique (Stock). Qu’entend-on par génétique et épigénétique ? Qu’est-ce que l’épigénétique a pu apporter ces dernières années ?
2Ariane Giacobino : La génétique, c’est l’information qui permet la fabrication et les différentes caractéristiques individuelles, que ce soit chez un humain, mammifère ou une plante : c’est le code-barres, c’est l’essence grâce à laquelle l’individu va pouvoir se développer. L’épigénétique, c’est la manière dont cela pourra être fait. Si on comparait à une partition musicale, il y a les notes, leur enchaînement, la partition musicale, et puis il y a la manière de jouer les notes, la séquence de celles-ci. Il ne suffit pas d’avoir le violoniste pour avoir la musique, mais il faut un substrat, et ces deux manières très différentes d’envisager les choses même si au final, elles se recoupent et sont interdépendantes. On passe des théories de Mendel à la transmission des lois, des règles, des probabilités, à quelque chose qui pour l’instant – mais je pense qu’il n’en aura jamais – n’a pas de matière chiffrée ou proportionnelle : on est dans quelque chose d’imprévisible. On peut constater, on peut faire un certain nombre de lectures des modifications épigénétiques, mais on ne peut pas prédire la durée, l’ampleur de ces marques.
3Franck Renucci : Cette chose imprévisible est celle que l’on croise dans l’histoire ; ne s’agit-il pas des traces laissées par l’histoire ?
4Ariane Giacobino : Voilà, par tout ce dans quoi on est immergé, qui va des relations interindividuelles à notre alimentation, au mode de vie, peut-être au degré de bonheur, à la dose de polluants qu’on inhale en partant à bicyclette le matin, donc des choses aussi très dures, très concrètes, très quantifiables, qui viennent nous adapter. C’est comme si on prenait des périodes successives de tentatives d’adaptation à tout ce qui se passe en dehors de nous. Ce qui est encore compliqué par le fait qu’on a encore au-dedans de nous ce microbiome qui est aussi une source intérieure d’exposition à l’environnement. On est quand même exposé à quelque chose qui ne nous appartient pas. Donc on pourrait mettre différents niveaux d’immersion ou d’interrelations internes et externes.
5Franck Renucci : Donc l’environnement ferait qu’il n’y a pas de normes ?
6Ariane Giacobino : Exactement. On ne peut pas normer ce qui nous entoure, même sur la base d’un génome défini complètement décodé. On peut se faire séquencer de A à Z, mais ça ne vous donnera pas la manière, on ne va pas savoir comment ça va être joué, comment votre vie va se passer, s’est passée, se passera. On ne pourra pas en tirer l’épaisseur de tout ce qui continuellement vous arrive dessus.
7Franck Renucci : Il y a un mot qui revient souvent dans votre ouvrage : différence.
8Ariane Giacobino : La différence, c’est en même temps le peu de différences entre les individus, qui me frappe : 0,5 % à peu près de différences entre vous et moi. Et puis en même temps, c’est la différence qu’on n’arrive pas à attraper parce que plus on séquence d’individus, plus on a de données génétiques. Ce n’est pas parce qu’on les accumule qu’on arrive à cerner les individus. On a l’impression que cela s’échappe. Quand on fait du séquençage à but diagnostique, on trouve chez chaque individu des différences : il n’y a pas une fois où on va trouver comme la fois précédente. C’est sans fin.
9Franck Renucci : En fait, ce que l’on rencontre, là, c’est la question de l’autre…
10Ariane Giacobino : Oui, il est différent et il alimente notre différence ; à son contact, on devient encore plus différent – mais différent de nous-mêmes aussi, donc il nous fait changer de nous-mêmes. C’est un ping-pong permanent finalement : on le fait changer tout autant que lui nous fait changer, mais on est devenu quelqu’un d’autre qui agit sur lui. Il y a comme ça un jeu d’influences permanentes. On est malléable et on s’inter-imprime nos différences, dans l’éducation, dans l’enfance. Être seul avec son code génétique dans un environnement constant, sans le temps qui passe, il n’y aurait que cela pour ne pas changer. Comme être dans un bocal de formol.
11Franck Renucci : Pourtant ne cherche-t-on pas chez l’autre cette différence ?
12Ariane Giacobino : On la cherche ou on essaie de l’éviter. Nous, on essaie beaucoup d’y échapper dans mon domaine, de ramener les individus pour la génétique mendélienne traditionnelle à la connaissance et à un certain nombre de données précises, cadrées qui vont en plus – je saute du coq à l’âne – lui amener une modification de la perception qu’il a de lui-même. Si vous dites à quelqu’un qu’il a une mutation, il sera différent entre avant et après, pourtant il a toujours sa mutation. Mais le fait de le savoir va encore venir le modifier épigénétiquement, car ce n’est pas anodin de savoir.
13Franck Renucci : Pouvez-vous visualiser ces modifications ?
14Ariane Giacobino : J’ai ici les données, je peux les regarder, mais effectivement on séquence et, à la fois on lit le code génétique et on voit des pics de méthylation qui sont ces changements chimiques proportionnels à la manière dont le gène va fonctionner, c’est-à-dire plus ou moins intenses. Cela va du tout éteint au fonctionnant à plein régime. Mais ça multiplié par 22 000 gènes à travers les fluctuations et les modifications de chaque instant, donc même si on le cerne à un temps, ce sera comme une image Polaroid.
15Franck Renucci : En fait, cela veut dire quelque chose d’un instant. Plus vous voyez, plus vous arrivez à objectiver, plus vous vous rendez compte que les choses s’échappent.
16Ariane Giacobino : Exactement, elles s’échappent, c’est comme le principe d’incertitude d’Heisenberg : on ne peut pas avoir à la fois la vitesse et la position de la particule à un instant donné, on a vu sa position mais elle n’est déjà plus là, donc on peut en tirer un certain nombre de conclusions mais on ne sera plus dans l’exact.
17Franck Renucci : Si on compare l’information génétique à un programme informatique d’une certaine façon, il y a une forme de code, de symbole, très réglé, très régulier.
18Ariane Giacobino : On peut connaître le début et la fin d’un gène, cela commence toujours par ATG et cela finit toujours par TAA/TAG/TGA. On a ce bout-là d’information, mais là-dessus il va y avoir la manière dont cela va fonctionner, l’intensité avec laquelle chacun des gènes va fonctionner. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il y a une sorte de rétrorégulation c’est-à-dire que les sites de modifications épigénétiques sont des sites hypermutables. Finalement, dans ces changements, il y aura tendance à y avoir d’autres changements encore, comme si cela accélérait la modification.
19Franck Renucci : Passons à la question des consultations. Les patients vous parlent de clonage, de handicap, de la part d’imprévisible, de la transmission des maladies.
20Ariane Giacobino : Souvent, les couples tentent d’obtenir un certain nombre de garanties. Je pense notamment aux consultations préreproductives où, avant de s’engager dans l’idée même de fabriquer un enfant, les gens sont très préoccupés par la manière dont la fabrication risque d’être modifiée par l’imprévu. Finalement, est-ce qu’il y aurait un moyen de resserrer le plus possible et de définir ce qui est en amont le mieux possible, pour être sûr qu’il n’y aura pas d’imprévus ? Or même si on séquençait en entier les futurs parents, le propre de la procréation est qu’on ne peut pas prévoir ou prédire l’individu. On est dans un domaine où on communique un certain nombre de certitudes tout en disant : « attention, il y a ce petit bout de certitude mais cela ne va pas changer la probabilité la plus élevée qui est celle du hasard ».
21Franck Renucci : Quand un patient vous rencontre, il arrive avec l’idée qu’on va peut-être lui montrer quelque chose de figé : « voilà, c’est comme ça ».
22Ariane Giacobino : Le problème est que la génétique est un langage tellement compliqué, tellement peu figuratif, il y a tellement peu de repères, et dans les différentes cultures qui plus est. Les gens sont habitués à ce qu’on parle sur de l’abstrait, du non-visible, qui soit en parallèle tellement concret.
23C’est ce qui est dans le noyau qui constitue vos tissus, et vos tissus vous constituent. Mettons-nous à ce niveau-là. On est à dix puissance moins douze comme niveau de grandeur : 6 picogrammes d’ADN dans une cellule ! C’est comme les physiciens quand ils manipulent l’information, c’est très difficile de percevoir quand ils parlent de particules. On perd les gens très vite.
24Franck Renucci : Vous les perdez ?
25Ariane Giacobino : On fait beaucoup de dessins, moi je dessine en expliquant aux gens : vous voyez, il y a la cellule, dans laquelle il y a le noyau, puis dans le noyau il y a les chromosomes comme des petits bâtonnets, et dans les chromosomes il y a les gènes… et je vois les yeux des gens qui s’agrandissent devant tous ces degrés successifs de précision. À la fin, ils me disent : « Oui, mais moi ? Est-ce que je suis malade ou je ne suis pas malade ? » Alors qu’on était parti dans quelque chose de plus que microscopique, ils coupent cette discussion et c’est là que l’on a des problèmes de mots, de numéros, de vocabulaire. On dit que le gène de la mucoviscidose est sur le chromosome 7, ils nous disent : « Mais pourquoi le 7 ? » Parce que c’est comme ça, dans la nature ce gène s’appelle CFTR et il est sur le chromosome 7. C’est très difficile de parler de génétique.
26Franck Renucci : Mais alors, comment faites-vous ? Ils reviennent ? Ils ont des questions ? Ils lisent ou ils se renseignent pour avoir des réponses ? Ne serait-ce pas une question par rapport au savoir : ils veulent savoir…
27Ariane Giacobino : J’ai l’impression qu’ils entrevoient la complexité et qu’après la voie se referme et ils veulent le savoir, non pas les fluctuations de ce savoir. Quand j’entre dans des histoires en disant : « oui mais finalement, vous avez la même mutation que votre père ; cela ne veut pas dire que vous aurez la même histoire, car une mutation c’est une information dans une cellule, mais il y a tout le reste de l’information génétique, il y a tout ce qui est autour. » Ils me répondent : « Non mais moi j’ai la mutation, j’ai la mutation comme mon père donc lui il a eu une insuffisance rénale à 50 ans et donc moi… ». Alors je leur dis qu’on ne peut pas savoir et ils me répondent : « Oui mais nous on est venus chez vous pour savoir, et vous me dites que justement on ne peut pas savoir… » Il y a ce jeu, qui est malheureux, où ils viennent chez le spécialiste du savoir et ils repartent en se disant : « D’accord j’ai ça, mais on ne sait pas très bien quand ça va commencer et comment ça va terminer ». Alors je leur dis : « finalement, c’est comme le reste de la médecine ».
28Franck Renucci : Est-ce qu’ils peuvent repartir en se disant qu’on n’est pas obligé de savoir ?
29Ariane Giacobino : La plupart des gens ont quand même envie de savoir.
30Franck Renucci : C’est une question qui se pose. Nous ne sommes pas obligés de savoir.
31Ariane Giacobino : Une fois que la chose est enclenchée, il y a une avidité. On a ouvert quelque chose et il y a une sorte de boulimie. « Ah mais vous pourriez savoir ça aussi ? Pour le cancer, vous pourriez me dire ? Et pour le futur enfant ? » Donc on doit cloisonner.
32Franck Renucci : Pourquoi abordez-vous ces questions d’un point de vue intergénérationnel ? Ce que l’on découvre dans vos travaux est justement cette transmission.
33Ariane Giacobino : Cela concerne la génétique mais aussi l’épigénétique. Une transmission d’incertitude aussi. En même temps, dans les mécanismes épigénétiques, il y a quand même ce processus d’effacement des marques entre les générations qui est un fait biologique ; par conséquent, la transmission n’est pas une règle, elle est l’exception à un processus biologique. C’est quelque part un « bug » dans le système.
34Franck Renucci : Mais il me semble que vous dites qu’à la naissance, il y a une sorte de remise à zéro ?
35Ariane Giacobino : Oui, une sorte de reprogrammation. On se débarrasse de toutes les marques épigénétiques – mais, justement, pas complètement.
36Franck Renucci : Alors, est-ce que vous pouvez me donner quelques exemples ? Je me souviens du Rwanda, de l’Amérique du Sud, de la Chine. Pouvez me donner des exemples marquants pour vous ?
37Ariane Giacobino : C’est l’anniversaire du génocide du Rwanda ces jours-ci : ces femmes exposées pendant leur grossesse au génocide du Rwanda par le meurtre de parents, de maris, d’enfants, et qui étaient enceintes, dont on a pu avoir le sang après coup et également le sang des enfants qui étaient nés de ces grossesses exposées. On a comparé les marques épigénétiques dans l’ADN à celles de femmes rwandaises également enceintes à cette époque mais pas exposées personnellement au génocide du Rwanda. C’était important pour nous d’avoir un même mode de vie, un même fond génétique pour être assez rigoureux, et de voir si on trouvait des modifications épigénétiques spécifiques à ce groupe de femmes traumatisées. Ce qui était compliqué conceptuellement, c’est que le traumatisme se passe dans la tête – et nous on prenait du sang. Les marques épigénétiques étant tissu-spécifique, il fallait déjà imaginer et pouvoir démontrer qu’effectivement, c’était le traumatisme qui, par un effet sur le corps entier, avait affecté aussi les modifications épigénétiques dans les globules blancs qui sont des cellules qui se renouvellent.
38Franck Renucci : Donc vous avez eu des résultats très concrets. J’imagine qu’il y a eu des publications : quelles ont été les réactions sur vos travaux ?
39Ariane Giacobino : Les réactions sont à la fois relatives au soulagement : « On a souffert et il y en a la preuve », comme s’il fallait avoir la preuve d’une souffrance pour qu’on la croie. Et puis dans cette optique, il y a encore des gens qui continuent à m’appeler « J’ai eu un traumatisme, je crois que mon enfant vit un traumatisme ou je soupçonne qu’il soit victime de telle ou telle chose, d’inceste. J’aimerais en avoir la preuve, est-ce que vous pouvez en avoir la preuve ? On est prêts à payer, à vous donner tout ce que vous voulez : du sang, de la salive, des cheveux », et ils me font l’énumération de tout ce qu’ils seraient prêts à me donner pour que j’en fasse la preuve. Comme si les maux n’étaient pas suffisants pour qu’on en fasse la preuve.
40Franck Renucci : Mais en même temps vous dites que les traces épigénétiques ne parlent pas ?
41Ariane Giacobino : Voilà, elles ne racontent pas une histoire mais elles racontent une tentative d’adaptation à un environnement bon ou mauvais. Si des plantes ont eu une modification épigénétique et que c’est grâce à cela qu’elles font leur floraison au bon moment, si les graines de la descendance d’une plante dont le printemps était au mois de mars ont un printemps en janvier, cela ne va pas aller. Il va y avoir un problème avec l’environnement tel qu’il était programmé pour les générations au-dessus.
42Franck Renucci : Depuis le début de notre entretien sont apparus plusieurs mots-clés : la différence, le rapport au savoir, mais aussi la question de la preuve.
43Ariane Giacobino : Oui, la preuve est très présente dans mon quotidien : faire la preuve du mal, du mieux, du pourquoi. La question de la culpabilité aussi est très présente : d’où vient le problème, est-ce que cela a été transmis par ma mère ou par mon père ?
44Franck Renucci : Preuve de la culpabilité ?
45Ariane Giacobino : Parce que dans la génétique pure, cela peut être tracé par le fait qu’il peut s’agir de mutations nouvelles, c’est-à-dire accidentelles, que cela ne concerne que l’individu ou au contraire une transmission : les gens veulent savoir de quelle partie de la généalogie est-ce que ça vient – côté paternel ou maternel –, où ça a commencé.
46Franck Renucci : Après, ils doivent rentrer chez eux en parler ?
47Ariane Giacobino : Oui, et parfois – ce qui est étonnant – par des personnes détournées, un frère, une sœur, un cousin. On entend la personne dire : « ah, mais c’est mon cousin qui m’a dit qu’il avait telle ou telle chose sur tel ou tel chromosome ». On voit que l’information a voyagé et que cela a été réinterprété, digéré et que ce n’est plus du tout comme on avait donné cette information. Il y a dans le livre un exemple qui m’avait beaucoup frappée : c’est une mutation dans un gène qui s’appelle FMR, et la cousine était venue en me disant : « ah, ma cousine a le gène éphémère ». Et puis moi, je n’ai pas compris tout de suite. Et puis, les mots portent eux-mêmes à confusion et à une autre interprétation. Ils les ont renommés ou ça a changé de localisation, ça a décanté.
48Franck Renucci : Se pose encore cette question de la preuve, de la personne qui veut savoir.
49Ariane Giacobino : Et presque jusqu’au tribunal, les gens disent : « mais si on a la preuve que notre enfant a été traumatisé, abusé, c’est au tribunal que cela va se jouer parce que l’on pourra être sûr ». Mais non, même s’il y a une marque épigénétique, on ne pourra jamais faire la preuve que c’est ça parce que ce n’est pas raccroché à un épisode de sa vie, c’est une marque qui n’a plus de couleur, d’odeur, d’histoire.
50Franck Renucci : On se rend compte que plus on travaille, plus on arrive à un rêve qui est sécurisant. Pourquoi l’individu cherche toujours à repartir avec quelque chose qui est réduit ?
51Ariane Giacobino : C’est comme dans la création. Les gens essaient de se dire que, finalement, si les machines faisaient de la peinture, de la musique de synthèse, si on mettait un programme et que ça nous peignait des trucs extraordinaires, ce serait plus simple.
52Franck Renucci : C’est un peu le débat actuel, sous certaines formes…
53Ariane Giacobino : Oui, mais il y a une beauté de la complication.
54Franck Renucci : On sera toujours là à ouvrir un livre de plus parce qu’on sait très bien que plus on en ouvre et plus la bibliothèque devient grande. C’est ce qui frappe en vous lisant : vous amenez quelque chose et puis vous dites en permanence qu’il y a tout le reste. C’est l’inverse de la réduction, cela ouvre sur des questionnements incroyables.
55Ariane Giacobino : Qui ne seront peut-être pas résolus, et tant mieux…