CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La rencontre entre une personne dite valide et une personne en situation de handicap, entre une personne normale et une personne stigmatisée – pour reprendre les catégorisations et le cadre d’analyse autrefois fixés par Goffman (1975) –, est une situation à risque en termes de communication tant elle implique des jeux d’identité subtils, complexes, aux issues incertaines, où l’intercompréhension est à placer au registre de l’exception.

Faire évoluer les stéréotypes

2En ce qui concerne les personnes en situation de handicap, leurs identités sont souvent essentialisées et envisagées au prisme de stéréotypes (Amato, 2018) dont on pourrait croire qu’ils contribuent à amenuiser une incertitude inconfortable. En effet, le stéréotype agirait comme un moyen d’identification stable face à un assemblage d’attributs à l’apparence désorganisée.

3Pour autant, « La régulation fluide de la communication est rompue par l’homme tributaire d’un handicap […] » (Le Breton, 2017, p. 57) et les choses n’en sont pas moins aisées en situation de handicap invisible (80 % des cas), lorsque celui-ci est incidemment découvert. L’identité même des personnes en situation de handicap se retrouve parfaitement décrite par le profil de la « personne liminale » (lire Gardou, 2005) ; la « personne liminale » se situe dans un entre-deux difficile à distinguer, entre ambivalence, inachèvement ou statut indéterminé. Dans ces conditions, difficile de savoir à qui l’on s’adresse – voire à quoi, si l’on considère que les personnes en situation de handicap déclarent leur « disgrâce » souvent réifiée – et l’embarras (Galli, 2018) peut vite laisser la place à l’acommunication : « La communication est paralysée par le besoin de soumettre, d’ordonner systématiquement autour de soi et d’étalonner selon son propre modèle […] » (Gardou, 2005, p. 18).

4En parallèle, en France, le législateur a cherché à rectifier certaines injustices perçues en recherchant l’intégration, puis l’inclusion des personnes laissées sur le parvis des entreprises ou, de façon moins restrictive, du monde du travail. Des aides conséquentes ont été mises en place à cet effet. Pourtant, le constat reste implacable : dans son rapport 2017 rendu public en 2018, le Défenseur des droits indiquait que le handicap avait « progressé » puisqu’il avait gagné une place et représentait désormais la première cause de discrimination en France.

5Cherchant à « changer les regards » et à faire « bouger les lignes », le gouvernement français actuel s’est engagé dans différentes initiatives. Parmi celles-ci figure le Duoday. Il s’agit, sur un mode événementiel, pendant une journée, de mettre en contact des binômes, constitués d’une personne en situation de handicap et d’un salarié titulaire du poste. En 2018, l’opération s’est déployée sur l’ensemble du territoire, avec quelque 4 000 binômes. Le 16 mai 2019, le Duoday s’étendra le même jour à l’ensemble des pays de l’Union européenne.

6Déjà, en 2018, l’édition fut annoncée comme un succès au regard du nombre d’acteurs mobilisés. Pas de sensationnalisme, donc, mais de l’efficacité et de vraies rencontres pérennisées, même si des esprits chagrins ont avancé que l’opération n’avait convaincu que ceux qui l’étaient déjà…

7L’initiative semble néanmoins des plus pertinentes car il a effectivement été démontré que les stéréotypes peuvent entraîner des préjugés (pour une synthèse, lire Bernard, 2015) et donc différentes formes de discrimination.

8En ce qui concerne le monde du travail, les recherches en psychologie sociale de Rohmer et Louvet (2010) ont révélé, parmi de très nombreux travaux convergents, que les personnes en situation de handicap ne sont pas considérées comme compétentes mais tout au plus comme agréables et courageuses. Pas de quoi attirer les recruteurs. L’étude IMS, coordonnée par Scharnitzky (2011, p. 23), constate : « Seul le contact professionnel influe sur le stéréotype. » Conférences mettant en scène des « winners » aux discours inspirants, sensibilisations, formations, n’ont a priori d’intérêt que pour modifier les attitudes mais pas les comportements visés : les recrutements ! En ce sens, ces constats ne font que renforcer des éléments de connaissance issus du paradigme de la communication engageante (Bernard et Joule, 2004), lequel étudie des actions comme autant de bases permettant d’établir les liens entre communication et comportements, mais aussi les sens qui leur sont attribuables par leurs producteurs.

Des handicaps singuliers

9En outre, du fait de la communication top/down gouvernementale, un raté, un malentendu, une incompréhension majeure se sont insinués entre les organisateurs et certaines parties prenantes, et non des moindres : les personnes en situation de handicap elles-mêmes. Ces dernières ont été nombreuses à ressentir une privation de parole voire un sentiment d’abandon, alimentant la récente et vague notion de validisme (de l’anglais ableism), renforçant l’idée d’un monde conçu sans concertation, par des valides, pour des valides et, marginalement, pour des handicapés.

10Ainsi a-t-on pu voir se développer, sur les réseaux socionumériques, des films parodiques de l’opération avec des slogans détournés comme « choisissez votre handicapé de compagnie » ou bien « adoptez un handicapé ! » Ces derniers ont « viralisé », se sont propagés et, ce faisant, ont contribué à alimenter les stéréotypes préexistants plutôt qu’à « changer les regards » : tout autant le symptôme d’une incompréhension mutuelle persistante.

11Concernant l’édition 2019, on peut déjà commencer à lire sur Twitter des commentaires se plaçant dans une forme de continuité comme « Pour moi le #DuoDay me fait penser “donne-toi bonne conscience, adopte ton Handi pendant une journée et remets-le dans son placard pour le reste de l’année” ! », écrits par des personnes en situation de handicap isolées ou réunies sous forme de collectifs.

12On le voit, l’enfer est pavé de bonnes intentions et, sans doute aussi, de « bonnes » communications. Aujourd’hui, les travaux (et les fonds alloués) concernant les plus vulnérables sont plus souvent tournés vers les « aides techniques » que vers les « aides humaines ». Dans les travaux en sciences de l’information et de la communication (SIC), nous avons cru noter un déséquilibre dans la production d’articles, ceux relatifs aux médiations techniques l’emportant a priori significativement sur ceux consacrés à la médiation humaine, incarnée, animée et sensible, qui semble pourtant manquer si cruellement aux publics concernés. Ce « cas » est pour nous exemplaire et, de plus, peut constituer un autre point de butée de la communication (Renucci, 2017), point d’appui pour une autre pensée de l’altérité, à partir du très proche de soi, ou d’un soi en devenir, plutôt qu’à partir d’un « autrui généralisé ». L’analyse de certaines figures de l’incommunication (Lepastier, 2013) liées à des situations de handicap pourrait alors s’avérer des plus fécondes.

13On comprend bien comment le sens d’une information mise en circulation échappe quasi immédiatement à l’émetteur face à des publics que seul un mot (« handicap ») ne saurait réunir, fédérer et encore moins définir, car on pourrait avancer qu’il y a sans doute autant de handicaps que de personnes en situation de handicap. De là aussi peut-être le début de l’incompréhension, de l’incommunication et de l’exclusion quand on dit rechercher plutôt à dépasser les cadres figés, quand on vise l’inclusion de personnes en situation… d’humanité ?

14Un handicap, quel qu’il soit, est nécessairement singulier et comporte une forte part d’indicible. À l’indicible s’ajoute l’invisible puisque 80 % des handicaps le sont. En situation de « visibilité » et souvent au prisme des stéréotypes, on s’arrête souvent à l’arbre qui cache la forêt. Comment parler de communication en considérant ces éléments rapidement posés ?

15Ils nous conduisent plutôt à considérer chaque personne en situation de handicap comme étant aussi en situation de double peine, en situation d’incommunication, et donc de surhandicap implicite.

Références bibliographiques

  • En ligneAmato, S., « Représentations médiatiques de personnes en situation de handicap : réflexions sur des réductions », Empan, no 112, 2018, p. 18-24.
  • En ligneBernard, F. et Joule, R.-V., « Lien, sens et action : vers une communication engageante », Communication et organisation, no 24, 2004, p. 347-362.
  • En ligneBernard, F., « Les théories de l’influence en communication : perspectives nord-américaines et françaises », Hermès, no 71, 2015, p. 45-57.
  • En ligneGalli, D., « L’embarras en communication », Hermès, no 82, 2018, p. 21-29.
  • En ligneGardou, C., Fragments sur le handicap et la vulnérabilité. Pour une révolution de la pensée et de l’action, Toulouse, Érès, 2006 [2e éd.].
  • Goffman, E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
  • En ligneLe Breton, D., « Le corps en abîme. Vertige de l’entre-deux », in Korff-Sausse, S. et Araneda, M. (dir.), Handicap : Une identité entre-deux, Toulouse, Érès, 2017, p. 45-60.
  • Lepastier, S. (dir.), L’Incommunication, Paris, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013.
  • En ligneRenucci, F., « Les points de butée de la communication comme points d’appui », Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne], no 10, 2017. En ligne sur : <journals.openedition.org/rfsic/2660>, page consultée le 22/06/2019.
  • En ligneRohmer, O. et Louvet, E., « Être handicapé : quel impact sur l’évaluation de candidats à l’embauche ? », Le travail humain, vol. 69, no 1, 2006, p. 49-65.
  • Scharnitzky, P. (dir.), Les Stéréotypes sur les personnes handicapées. Comprendre et agir dans l’entreprise, Paris, IMS, 2011.
Stéphane Amato
Stéphane Amato est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication au sein du département Métiers du Multimédia et de l’Internet (MMI) de l’université de Toulon. Il est membre titulaire de l’Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (laboratoire Imsic).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0080
Pour citer cet article
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