1L’origine est indissociable du malentendu. Peut-on en effet savoir vraiment d’où l’on vient ? Pourquoi est-on soi et pas quelqu’un d’autre ? Pourquoi maintenant et pas en un autre temps ? Pourquoi ici et pas ailleurs ? Cela aurait pu être un autre spermatozoïde, un autre ovule, un autre homme, une autre femme, une autre époque, une autre ville, un autre pays.
2Qu’est-ce qui préside à la conception d’un enfant ? Bien sûr, il y a le désir d’avoir un enfant, pour autant qu’il ait été présent. C’est peut-être la principale dimension d’un possible accès à l’origine, plutôt que toute autre donnée. On ne peut en effet réduire l’origine à ses seules dimensions biologiques. Dans les situations de don de gamètes, la revendication d’un accès à l’origine ne peut être rabattue sur les seules données concernant les donneurs, comme si le désir des parents d’intention ne comptait que secondairement.
Le malentendu biologique
3La question de l’origine est en effet trop souvent ramenée aujourd’hui aux seuls paramètres biologiques en jeu. La levée de l’anonymat peut-elle vraiment être considérée comme un accès aux origines ? Il ne s’agit pas de contester cette démarche devenue incontournable à l’époque de la généralisation du séquençage du génome. On ne peut pas tromper un sujet sur son origine biologique. En plus, avec la généralisation d’usage du séquençage à des fins récréatives, pour retrouver ses paramètres généalogiques, il devient de plus en plus possible de recouper des données et de pouvoir avoir un accès éventuel à ses vrais géniteurs. Est-ce que cela doit se faire au détriment des parents d’intention, qui ont transmis bien d’autres choses que les gènes, à des sujets qui sont plus que leurs gènes ? La question est plutôt de savoir quel est le rapport entre l’origine et le spermatozoïde, entre l’origine et l’ovule. Finalement, il n’y a rien de plus anonyme que des gamètes.
4Désigner le donneur de spermatozoïde comme étant un père biologique introduit un malentendu sur la transmission. La transmission mobilise bien d’autres dimensions qui se situent aussi au-delà du biologique. Le père ne peut pas être ramené au spermatozoïde. De même, la mère ne peut être ramenée à l’ovule ni aux conditions épigénétiques de la grossesse, même si celles-ci peuvent compter tout autant que ce que déterminent les gènes des gamètes en jeu. Les repères de la transmission dépassent ces dimensions. Ils sont multiples et un seul réductionnisme biologique les appauvrit. Nous sommes bien plus que nos gènes, bien plus que nos empreintes épigénétiques.
5Ainsi, la levée de l’anonymat des donneurs ou des donneuses ne livre pas le mystère de l’origine. Bien sûr, il y a ce qui se donne à travers un don de gamètes. Mais les gamètes ne donnent pas tout. Rabattre l’origine sur les gamètes fait basculer en plein malentendu, en faisant passer au second plan le projet de ceux qui ont décidé d’en passer par un don, en effaçant leur désir, leur histoire, leur intention. Sans compter le fait que, quel que soit le mode d’origine, reste à l’enfant de pouvoir adopter son origine, ce qui passe aussi par le fait d’être l’adopté d’un désir, pour autant qu’il y soit.
6Le rabattement sur le biologique fait partie de l’époque contemporaine. Que le biologique soit devenu le repère de la procréation et de la filiation est devenu la source des malentendus contemporains de l’origine et de la filiation. Le fait que le biologique occupe autant de place dans la façon de concevoir un enfant puis dans la représentation de l’origine, de la transmission, de la filiation et de la généalogie, est à la base de crises complexes par rapport aux usages des dons de gamètes. Le fait de ramener l’origine aux seules dimensions biologiques [1] vient boucher par une seule réponse la question énigmatique de la fabrication de la vie, plutôt que de la laisser ouverte pour chacun, y compris pour ceux issus d’une procréation médicalement assistée. Quoi qu’il en soit, les repères, imaginaires, symboliques et réels de l’origine sont multiples, de même pour ceux de la transmission : on comprend à quel point ils peuvent être la source infinie de malentendus.
Hasard et intention
7Y a-t-il vraiment une intention en jeu dans l’origine ? Mais jusqu’où va l’intention ? L’origine est finalement le fait d’une infinité de hasards, même si on peut rétrospectivement en faire des nécessités. Que peut-on savoir de l’intention de ceux qui ont participé, de génération en génération, à notre venue au monde ? Qu’est-ce qui a fait qu’on soit là ? Y avait-il vraiment le projet qu’on soit là ?
8Que fait-on de son origine, que fait-on du fait d’être là ? Tout dépend de ce que le sujet fera, plutôt que de comment il a été fait. Ainsi, l’origine est aussi à venir. Elle se rejoue dans l’après-coup, dans le tourbillon du devenir comme le disait Walter Benjamin (2009, p. 56) : « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais le tourbillon de ce qui est en train de naître dans le devenir. »
9Quelles sont les conditions d’un devenir possible ? Certainement de ne pas être ramené à une vision unidimensionnelle de l’origine. Le devenir est paradoxalement rendu possible par le fait que la question de l’origine est impossible à résoudre. D’où vient vraiment cet enfant ? Cette question reste irréductiblement sans réponse, si on la pose dans des paramètres plus larges que factuels. Elle confronte inévitablement à un réel insaisissable, qui se révèle effectivement propice à tous les malentendus. Les questionnements sur l’origine sont en effet logiquement infinis, du fait que l’origine ramène à un réel qui s’éloigne d’autant plus qu’on essaie de l’approcher. Finalement, il n’y a plus d’autres réponses que celles que chacun s’invente. On peut en effet aborder une question insoluble par une construction imaginaire. On peut boucher la béance qu’elle implique par un fantasme. Lacan pose très clairement le rapport du réel au fantasme : « C’est par rapport au réel que fonctionne le plan du fantasme. Le réel supporte le fantasme, le fantasme protège le réel. » (Lacan, 1973, p. 41) Avec le réel, le fantasme inclut aussi l’angoisse : le réel et l’angoisse sont inclus dans le scénario du fantasme, à la fois traités par celui-ci tout en pouvant être remis en jeu. Ce qui n’est pas sans vertiges (Ansermet, 2015) ni sans malentendus.
Tous malentendus
10Pour Lacan, le malentendu est de naissance : « Tous autant que vous êtes, qu’êtes-vous d’autre que des malentendus ? » (Lacan, 1980, p. 12) Le malentendu est d’origine. Il pourrait même être vu comme une version de l’origine. Lacan en fait sa version du traumatisme de la naissance : « de traumatisme, il n’y en a pas d’autre : l’homme naît malentendu. » (Ibid.) Reste au sujet à construire ses propres réponses face au malentendu, c’est-à-dire face au réel de son origine. Mais le malentendu ne se limite pas à la naissance. Il est déjà là dans ce qui précède : « le malentendu est déjà d’avant » (Ibid.), écrit encore Lacan. Le sujet fait partie du « bafouillage » de ses ascendants, c’est dire aussi qu’il en fait part et qu’il le transmet à son tour.
11S’il y a un destin, c’est donc aussi celui du malentendu, même si on ne veut rien en savoir – peut-être d’autant plus si on ne veut rien en savoir. Comme le relevait déjà Montaigne, on peut craindre la mort, mais bizarrement on ne réagit pas au fait de n’avoir pas vécu précédemment : « Il est donc aussi fou de pleurer parce que nous ne vivrons pas dans cent ans que de pleurer parce que nous ne vivions pas il y a cent ans. » (Montaigne, 2019, livre I, chap. XIX) La peur de la mort cache la question de l’origine, c’est-à-dire aussi de la contingence qui fait qu’on surgisse, malentendu, de façon aléatoire, à un moment donné du temps.
Technologies du malentendu
12Les biotechnologies introduisent l’illusion de pouvoir maîtriser l’origine, à travers une conception médicalement assistée qui, du fait de disjoindre la procréation de la sexualité, permet de réaliser une conception qui échappe au hasard introduit par l’aléatoire sexuel. En effet, le fait de réaliser une procréation médicalement assistée permet d’associer procréation et prédiction. À travers des démarches prédictives, l’origine peut être programmée. À l’ère du séquençage du génome, aujourd’hui de plus en plus accessible, on peut être tenté d’associer prédiction et procréation : du diagnostic préconceptionnel aux stratégies du diagnostic préimplantatoire pour ce qui se situe en amont de la conception ou de l’implantation, et bien sûr aussi du diagnostic prénatal qui confronte par contre au choix de poursuivre ou non la grossesse, posant la question de ce qui est sacrifiable [2] quant à l’origine. Au sacrifiable, on peut aujourd’hui opposer le modifiable : une origine modifiée par l’usage des ciseaux génétiques CRISPR-cas9, qui permettent d’intervenir directement sur le génome de façon ciblée.
13À travers l’usage des biotechnologies, on pense pouvoir modifier le destin, le programmer. Là est potentiellement le malentendu : l’enfant ne sera évidemment pas tel qu’on a voulu le programmer dès l’origine. Il va devenir autre que ce qu’on avait imaginé. Les modifications des caractéristiques d’un organisme ne préjugent en rien de quel sujet va s’en déduire. Quoi qu’il en soit, on ne peut faire de l’origine un destin.
14La volonté de maîtrise de l’origine peut faire aller vers une nouvelle version du traumatisme de la naissance – un traumatisme paradoxal issu du fait d’être programmé idéal, d’être désiré parfait, rejoignant l’énoncé paradoxal de Lacan : « Il n’y a pas d’autre traumatisme de la naissance que de naître comme désiré. » (Lacan, 1980, p. 12) Paradoxal, parce qu’on sait qu’une autre version de ce traumatisme est de n’être pas désiré comme le pointe aussi Lacan à propos de « l’irrésistible pente au suicide » des enfants plus ou moins caractérisés par le fait d’avoir été non désirés (Lacan, 1998, p. 245). Des enfants qui essaient d’échapper à ce rejet à travers une vocation à se faire disparaître, de se donner une origine dans la disparition.
15Quoi qu’il en soit, désiré à tout prix ou non désiré, conçu de façon artificielle ou issu de façon non prévue d’une aventure sexuelle, livré au hasard génétique ou programmé, l’enfant dans son devenir finit inévitablement par s’échapper de ce qui était, y compris de ce qu’on pensait maîtriser. Mais il n’échappe pas au malentendu, au malentendu qui était déjà là, présent dans les générations antérieures, dans les projets conscients ou inconscients de ses géniteurs, des contextes propres à la société dans laquelle il vient au monde. Son corps lui-même peut faire son apparition dans le réel comme malentendu – comme l’énonce Lacan : « votre corps est le fruit d’une lignée dont une bonne part de vos malheurs tient à ce que déjà elle nageait dans le malentendu tant qu’elle pouvait. C’est ce qu’elle vous a transmis en vous “donnant la vie”, comme on dit. » (Ibid.) Le passé et ses malentendus s’imposent, mais l’avenir reste ouvert, peut-être grâce au malentendu. Une fois de plus, tel pourrait être l’enjeu paradoxal du malentendu.
Le malentendu de Frankenstein
16Mais cette ouverture n’est pas toujours présente. Il y a des devenirs ouverts et des devenirs fermés. Parfois, le malentendu contraint en excès le devenir. C’est la leçon de ce qui arrive à la créature réalisée par Victor Frankenstein, ce Prométhée moderne, comme le qualifie Mary Shelley dès le titre de son roman. Annonciateur des biotechnologies contemporaines, ce médecin de Genève pense avoir découvert le mystère de la vie, « la cause de la génération et de la vie » (Shelley, 1995, p. 65), réussissant à introduire « l’étincelle de vie » (Ibid., p. 71) dans la matière inerte laissée par la mort, capable par cette voie de créer la vie sans passer par la sexualité et la génération.
17Face à la créature qu’il vient de fabriquer, Frankenstein est pris par l’effroi. C’est sa première réaction. Il est saisi par l’horreur, envahi par le dégoût : « … je vis s’ouvrir l’œil jaune et vitreux de cet être. Sa poitrine se soulever et il commença à respirer péniblement. Brusquement un mouvement convulsif agita ses membres. » (Ibid., p. 71) Et que fait Victor Frankenstein, le créateur ? Il prend la fuite, terrifié par le produit de son acte, terrifié par le malentendu qu’il a généré : « … la beauté de mon rêve s’évanouissait, et l’horreur et le dégoût remplissaient mon cœur. Incapable de supporter la vue de cet être que j’avais créé, je me précipitais hors de la pièce… je tentais de fuir le misérable, dont je craignais la rencontre à chaque coin de rue. » (Ibid., p. 72-73) Le malentendu est présent d’emblée, dans l’acte créateur lui-même. Victor Frankenstein abandonne sa créature, la laisse sans nom, sans histoire, dans l’anonymat le plus absolu, directement adulte, sans éducation, sans transmission, sans un point d’où il puisse d’une quelconque façon se voir aimable (Lacan, 1973, p. 243).
18C’est un des messages du roman de Mary Shelley : pour aller au-delà de sa solitude, le soi-disant monstre, rejeté par son créateur, tente de s’éduquer tout seul, à partir de ses sensations, application romanesque des thèses de Condillac et des sensualistes, rejoignant le destin des enfants abandonnés à la nature, sans l’appui d’un autre. Au-delà des malentendus en série qui ont accompagné sa fabrication, il tente de récupérer dans l’après-coup ce qui ne lui a pas été donné au bon moment, par le fait que son créateur a fui sa responsabilité face à sa créature.
19Mais il ne pourra s’humaniser tout seul. Ou tout au moins n’a-t-il rencontré que la face destructrice de l’humain. Finalement, de malentendu en malentendu, de destruction en destruction, la créature de Victor Frankenstein finira par se détruire elle-même en s’immolant sur un bûcher, sur les glaces du pôle. « Mon esprit dormira en paix, ou s’il pense, il ne pensera sûrement pas ainsi. Adieu » : telles sont les dernières paroles de la créature qui disparaît pour échapper au malentendu tragique qui a marqué son origine, sa condition d’avoir été créé à partir de la mort, sans avoir été procréé, mais pour échapper aussi à sa solitude suite à la mort de son créateur.
20Au-delà de son issue tragique, l’hubris de Victor Frankenstein est-elle aujourd’hui toujours à l’œuvre ? Ira-t-on jusqu’à fabriquer le vivant à partir de cellules-souches de la peau reprogrammées, ou à partir de gamètes totalement artificiels ? Ou ira-t-on vers les tentatives de se recréer en s’augmentant, en se greffant sur l’artificiel, en se mutant en chimère, en devenant cyborg comme le proposent les stratégies du transhumanisme ?
21Toutes ces démarches ne procèdent-elles pas du même malentendu : un malentendu sur l’origine – une origine prise dans la mort, à laquelle on voudrait échapper ? N’est-ce pas cela la source du malentendu ? Le fait que la mort soit là dès l’origine, une mort qui porte la vie mais qui aussi l’emporte, qui lui met un terme [3]. On peut faire retour à Montaigne citant Manilius – « En naissant, nous mourrons ; la fin vient au début » – ou Sénèque – « La première heure, en la donnant entame la vie » (Montaigne, 2019, livre I, chap. XIX). Ce malentendu ne cesse de tourmenter chacun : « la fin est dans le commencement », comme le dit Beckett (1957, p. 89). La mort insiste dès l’origine : tel est le malentendu de l’origine, le malentendu de la vie. Et les biotechnologies sont bel et bien convoquées pour y échapper. Cela ne les empêche pas de porter la marque de la mort qu’on leur demande de contourner.
Le malentendu de l’autre
22Qui est-on ? Qui est l’autre ? Qui est cet autre dont on provient ? Un parent, un donneur de gamète, un dispositif artificiel : ce n’est pas le même autre, ce n’est pas le même type de dette quant à la vie qu’on nous a donnée, qu’on a reçue (Godard, 1985, p. 588) [4]. Entre l’origine biologique et l’histoire se joue toujours le risque de congédier ceux qui sont là autour de soi, soudain devenus des étrangers. Comme dans le cas de l’adoption, les parents adoptifs peuvent faire l’objet d’un rejet de la part de l’enfant qu’ils ont accueilli. Ou c’est l’enfant adopté qui peut être l’objet d’un rejet par ses parents adoptifs. De même dans les situations de don de spermatozoïde ou de don d’ovule : le donneur peut se trouver investi, les parents d’intention peuvent être vus comme des étrangers.
23La quête de l’origine peut déboucher sur le malentendu. Elle peut instaurer une méprise, construire un partage entre soi et l’étranger. L’origine dessine des frontières, là où on n’y est pour rien, là où il n’y a que l’étrangeté pour soi de son origine : une étrangeté qu’on porte en soi.
24N’est-ce pas ce qu’on rencontre dans la confrontation à l’étranger, voire au rejet de l’étranger ? L’origine peut devenir exclusive. Elle peut exclure l’autre. Elle peut même devenir destructrice dès lors qu’elle s’essentialise. La question de l’origine distinguant soi et l’autre, institue l’étranger, parfois pour le rejeter, pour le détruire.
25On peut en effet être tenté de boucher la question de l’origine, de l’énigme de sa venue au monde par une solution toute faite, une solution prêt-à-porter, comme celle qu’offre l’identité. L’identité à la place de l’origine. Le malentendu de l’origine devient le malentendu de l’identité. L’identité remplace du même coup le sujet, elle se substitue à sa singularité, à son côté unique, différent et irremplaçable. Tel est le piège de l’identité, qui peut aller jusqu’aux conflits des identités, au choc des identités. L’identité n’est finalement qu’une construction pour traiter un non-sens, mais elle peut devenir un facteur de rejet, d’exil. Aujourd’hui le monde est immergé dans la problématique de l’identité. Qu’il s’agisse d’identités religieuses, d’identités terroristes, d’identités fanatiques mais aussi d’identités xénophobes, d’identités raciales. Il peut y avoir des identités constituantes mais elles peuvent devenir rejetantes, allant vers une confrontation destructrice des identités. Des identités qui viennent à s’opposer, à entrer en lutte, entre ce qui est semblable et différent.
26Au bout du malentendu de l’origine, vient donc le risque du malentendu de l’identité. L’identité peut devenir un facteur de destruction. Comme l’énonçait Freud, l’homme se sauve en détruisant l’autre : c’est la thèse au centre de son texte en réponse à la question d’Einstein « Pourquoi la guerre ? » en 1932 : « L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d’autrui. » (Freud, 1985, p. 211) Tel pourrait être un destin de mort du malentendu de l’origine lorsqu’il se prend au piège de l’identité.
Vers une issue
27Mais au malentendu de l’origine n’est pas toujours réservé un destin si fatal. Le malentendu peut aussi aller vers une issue. On pourrait ainsi distinguer un destin de vie et un destin de mort du malentendu. Paradoxalement, l’issue passe aussi par le malentendu. Un malentendu non pas avec l’autre mais plutôt la reconnaissance d’un malentendu avec soi-même. Un malentendu en soi. Une séparation en soi : que chacun puisse trouver le point de détail, le point de surprise, le point d’étonnement, le point d’énigme, qui le fait unique et différent. Cela passe par le fait de réaliser que le malentendu est en soi. Réaliser qu’il y a une extériorité intime à soi, une part de soi qui nous échappe. C’est ce que Lacan appelait une extimité : une part de soi inconnue au cœur de soi [5]. Lorsqu’on essaie de saisir ce qui nous arrive, il y a toujours un reste, une part qui échappe, une part qui est indicible. Lacan parle aussi d’une « vacuole » (Lacan, 1975, p. 179), d’une béance au noyau de l’être, d’un trou qui vient décompléter le fait d’être ce qu’on pense être soi, aussi bien que le fait de supposer l’autre semblable à soi.
28L’issue vient donc paradoxalement de la séparation, d’une séparation d’avec soi, d’une séparation avec l’origine. On ne peut advenir que de ce qui était, mais pour advenir, on ne peut rester collé à ce qui était, collé à l’origine. C’est la séparation qui permet d’advenir comme sujet, mais qui permet aussi de rencontrer l’autre par-delà les origines de chacun. Une séparation d’avec soi-même pour rencontrer l’autre : telle serait la voie du malentendu de vie qui s’oppose au malentendu de mort, caractérisé par le fait que l’identité est venue prendre la place de la béance de l’origine.
29Il s’agit donc de faire avec le malentendu de l’origine – faire avec le malentendu pour ouvrir la voie des possibles. C’est ce que Lacan avançait à propos de la psychanalyse face au malentendu : « Quant à la psychanalyse, son exploit, c’est d’exploiter le malentendu » (Lacan, 1980). Se servir du malentendu pour permettre à chacun de se faire l’interprète de son désir d’exister, au-delà de son origine, au-delà de la contingence qui a présidé à sa venue au monde.
Notes
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[1]
Il y a eu bien d’autres façons de concevoir ; cette vision biologique n’est peut-être qu’un épisode parmi d’autres de l’anthropologie de l’origine et de la parenté, qui est passée aussi par bien d’autres modèles dans l’histoire de l’humanité – le réaliser permettrait peut-être de pouvoir se situer aussi au-delà des seules contraintes biologiques.
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[2]
C’est la question fondamentale posée par Agamben qui interroge la limite de ce qui peut être sacrifié sans commettre d’homicide ; voir Agamben, 1997.
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[3]
Lacan (1966a, p. 810) fait cette distinction à propos de la mort : « Car il ne suffit pas d’en décider par son effet : la mort. Il s’agit encore de savoir quelle mort, celle que porte la vie ou celle qui la porte. »
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[4]
Godard dit bien le malentendu de l’idée de donner la vie : la vie, on la reçoit plutôt qu’on ne la donne ; voir Godard, 1985.
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[5]
Cf. Lacan, 1975, p. 167. Voir aussi Lacan, 1966b, p. 524 : « Quel est donc cet autre auquel je suis plus attaché qu’à moi puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? »