CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Appelant autant à de fécondes rencontres avec l’altérité qu’à des tensions relationnelles, l’incommunication se trouve au fondement même de la culture maçonnique. Multidimensionnelle et ambivalente, elle a trait à la fois à des dissensions internes à la franc-maçonnerie, causées par un certain nombre de malentendus ; à une pratique du secret imposée par l’institution, qui interdit aux initiés de communiquer sur leurs activités et génère des incompréhensions au sein de la population ; et au parcours initiatique des francs-maçons, cette expérience-limite incommunicable où se côtoie une forme de sacré.

2Ces divers types d’incommunication recouvrent différents enjeux, tant en interne qu’en externe, et ont des effets paradoxaux. En effet, l’incommunication peut favoriser des actions correctrices de communication, tandis qu’à l’inverse, la volonté de communiquer n’aboutit parfois qu’à de l’incommunication.

Communication, incommunication et acommunication d’une « société secrète »

La concorde universelle des francs-maçons, une utopie communicationnelle ?

3Dès ses origines, la franc-maçonnerie s’est constituée comme une sorte de société inversée, projetant de combattre les imperfections du monde (inégalités, injustices, etc.) et les sujets de conflit entre les individus afin de pacifier les relations humaines.

4Au début du xviiie siècle, en effet, partant du constat que les querelles religieuses et les différends politiques qui jalonnent l’histoire déciment les populations et affaiblissent les nations, les francs-maçons vont s’efforcer de construire a contrario un ordre transnational dont les membres se rassembleraient tous autour de valeurs humanistes et où pourraient ainsi régner la « concorde » et la « fraternité universelle [1] ». Afin de réduire encore toute incommunication, la franc-maçonnerie met en place une langue commune aux accents ante-babéliens. Composée de signes, de mots et d’attouchements dont les non-initiés ne doivent pas avoir connaissance, elle a pour but de permettre aux francs-maçons de se reconnaître et de se comprendre en n’importe quel lieu ou circonstance. L’Apologie pour l’Ordre des francs-maçons, publiée par un anonyme en 1744, énumère les avantages qu’il y a à être franc-maçon :

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V. L’agrément de reconnaître les frères, quoiqu’en pays étranger, dans un lieu dont on ignore la langue et sans les avoir jamais vus auparavant, et cela par un langage et des signes usités universellement dans l’Ordre […]
VI. La commodité d’apprendre en très peu de temps les signes et les expressions qui constituent cette espèce de Langage universel. Ressource qui, au défaut de la langue d’un pays, suffit pour se faire entendre et reconnaître dans quelque endroit du Monde qu’on trouvât des Frères de l’Ordre.

6Au niveau local, les loges elles-mêmes vont se définir comme des hétérotopies au sens foucaldien. Elles constituent des lieux autres et coupés du reste du monde, des huis clos où les francs-maçons, cultivant un entre-soi convivial, établissent des règles destinées à renforcer leur cohésion. La communication qui s’y établit est à la fois réflexive et phatique puisqu’elle associe, à des échanges verbaux et gestuels, le partage d’une culture et d’un espace-temps spécifiques dans le temple. Sont bannis des discussions les sujets sensibles, propres à engendrer la discorde, et les prises de parole individuelles sont soumises à un rituel très strict qui mobilise la médiation par un tiers afin de réguler les rapports interpersonnels, d’éviter les attaques directes, brouilles et quiproquos de toutes sortes [2].

7Les premiers textes maçonniques sont déjà explicites sur ce point. Les Constitutions de James Anderson, publiées en 1723 et faisant office de charte fondatrice de la franc-maçonnerie, déclarent ainsi (p. 162) :

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Il ne doit point être question d’aucune pique ou querelle particulière dans l’endroit où se tient la Loge, encore moins de disputes touchant la Religion, les Nations ou la Politique de l’État, parce qu’en qualité de Maçons, nous sommes tous de la religion universelle dont il a été parlé ; comme aussi de toutes les Langues et de toutes les familles. De plus nous sommes opposés à tous ceux qui parlent de Politique, parce que c’est une chose qui ne s’accorde et qui ne s’accordera jamais avec la prospérité de la Loge.

9Malgré ces règles et ce cadre commun, l’idéal de concorde planétaire s’est lentement fissuré sous l’effet de dissensions internes qui ont abouti à la naissance de deux branches idéologiquement opposées (Galcéran, 2004) : celle de la franc-maçonnerie dite « régulière », d’inspiration anglo-saxonne, qui est tournée vers la spiritualité, refuse l’initiation aux femmes et affirme l’existence d’un Être suprême, et celle de la franc-maçonnerie dite « libérale » ou adogmatique, majoritaire dans des pays tels que la France et la Belgique, et qui accorde une place plus importante à l’engagement sociétal, admet la mixité et prône la liberté absolue de conscience. La raison n’en est-elle pas que le projet d’abolition de toute incommunication se révèle être une utopie ? Une telle abolition, d’ailleurs, est-elle vraiment souhaitable ?

10Quand certains voient dans cet effritement un aveu d’échec, d’autres affirment la possibilité d’un dialogue par-delà les divergences et malentendus [3], soulignant la féconde complémentarité des deux approches, qu’enrichissent leurs différences respectives. Ainsi dès 2015, la Grande Loge nationale française et le Grand Orient de France, obédiences représentatives de ces courants opposés dans l’Hexagone, ont-elles amorcé un rapprochement et noué des échanges sous la forme de conférences annuelles baptisées Rencontres Lafayette.

11Est-il besoin de le rappeler, tout rapprochement suppose une séparation ou distance préalable. En ce sens, l’incommunication est à la communication ce que l’expiration est à l’inspiration (Dacheux, 2015). Elle est cette « impossible satisfaction » susceptible de relancer le processus des échanges et « les interactions incessantes qui caractérisent toute communication humaine ou technique » (Wolton, in Lepastier, 2013, p. 11 ; voir aussi Wolton, 2009 ; 2018).

Secret et acommunication : cohésion en interne, incompréhensions en externe

12Si s’est exprimée la volonté de lever tout obstacle communicationnel susceptible d’entraver les relations entre les membres de la franc-maçonnerie, une tendance inverse s’est affirmée vis-à-vis du reste de la société.

13Bien que nombre de francs-maçons refusent d’appeler « société secrète » leur organisation, préférant la définir comme une société « discrète », force est de constater que le secret en est l’une des pierres de touche. À la fin de la cérémonie d’initiation qui le consacre franc-maçon, le nouvel initié prête ainsi serment de garder le silence sur ce qu’il a vu et vécu dans le temple, promet de ne jamais dévoiler à ceux qui ne font pas partie de l’Ordre ni l’identité de ses membres ni le contenu des rites maçonniques.

14Or cette pratique du secret est ambivalente et contradictoire dans ses effets. Chez les initiés, elle crée un sentiment de connivence et entraîne une forte cohésion intragroupale (Simmel, 1991). James Anderson ne s’y était pas trompé puisqu’il notait en 1723 : « Ce secret inviolable contribue puissamment à lier les sujets de toutes les nations. » L’interdiction de communiquer à l’extérieur resserre donc les liens en interne, de façon compensatoire. Il favorise en loge un esprit de communion – baptisé « Égrégore » – et plus largement une sociabilité communautaire, au sens de Ferdinand Tönnies. D’ailleurs les francs-maçons, qui s’appellent « frères » et « sœurs », se nomment « Enfants de la Veuve » et se réfèrent à leur « Loge mère », tentent de constituer une famille de substitution, famille qui, selon Tönnies, est la forme la plus pure de communauté, celle où s’affirme la solidarité organique.

15Mais en externe, cette non-communication, qui confine à de l’acommunication puisqu’elle place ceux qui ne sont pas francs-maçons dans une position d’étrangers (de fait, la franc-maçonnerie dresse une barrière, à la fois symbolique, culturelle et physique, entre le profane – profanum, c’est-à-dire celui qui se tient devant le temple – et l’initié), tend à provoquer à son tour un rejet de la part des citoyens qui se sentent mis à distance et à engendrer de l’incommunication. En s’entourant d’opacité et en ayant longtemps maintenu le public dans un état d’ignorance ou de méconnaissance, la franc-maçonnerie a contribué à faire naître des préjugés à son endroit. Ainsi est-elle régulièrement accusée d’être une secte satanique ou réduite à un réseau politico-affairiste (Bryon-Portet, 2018).

16Déjà en 1738, dans sa bulle papale In Eminenti apostolatus specula, Clément XII condamnait la franc-maçonnerie au motif que les francs-maçons « s’engagent par serment prêté sur la Bible, et sous les peines les plus graves, à couvrir d’un silence inviolable ce qu’ils font dans l’obscurité du secret […] S’ils ne faisaient point de mal, ils ne haïraient pas ainsi la lumière. » L’antimaçonnisme s’est notamment structuré en réaction contre le secret maçonnique (Lemaire, 1999), propre à susciter la suspicion et l’incompréhension ; et ce dernier est d’autant plus rejeté, de nos jours, que la société moderne occidentale promeut des principes d’ouverture et une idéologie de la transparence. Or ce mouvement antimaçonnique a été, quant à lui, fort communicant auprès du grand public, au point qu’il a durablement ancré dans les esprits une image sulfureuse de la franc-maçonnerie.

Les fruits de l’incommunication : du rejet des francs-maçons à la communication maçonnique

17En effet, plus grandit l’incommunication qu’a engendrée l’acommunication maçonnique, plus semblent se mettre en place, de part et d’autre, des actions de communication réactionnelles.

18L’antimaçonnisme a tenté de discréditer la franc-maçonnerie auprès du public à grand renfort d’ouvrages de désinformation alarmistes (l’abbé Barruel et sa théorie du complot au xviiie siècle, Léo Taxil et ses canulars autour du satanisme maçonnique au xixe siècle, etc.), de revues militantes ou de propagande (La Bastille : journal hebdomadaire illustré antimaçonnique, Les Documents maçonniques de Bernard Faÿ sous le régime de Vichy, etc.), de tracts, de cartes postales caricaturales et de films à charge (Forces occultes, de Jean Marquès-Rivière et Paul Riche). Ce rejet de la figure de l’autre qu’incarne le franc-maçon s’est parfois mué en une véritable haine, avec des persécutions à la clé. De telles actions de communication ciblant le grand public sont donc en même temps des acommunications hostiles – si l’on reprend la distinction terminologique de Dominique Wolton (2018) – puisqu’elles visent aussi à atteindre les francs-maçons.

19Sans être véritablement antimaçonniques, les marronniers des grands hebdomadaires eux-mêmes (L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, etc.), épris de sensationnalisme, forgent une représentation partiale, tronquée et exclusivement négative de la franc-maçonnerie, traitant de jeux de pouvoir, de scandales et manipulations politico-financiers, parfois réels, parfois fantasmés (Bryon-Portet, 2018), mais faisant fi de la dimension initiatique ou de l’engagement sociétal des francs-maçons. Parce qu’elles comportent une part de désinformation, ces communications creusent encore le clivage entre les francs-maçons et le reste de la population.

20Du côté de la franc-maçonnerie, l’incommunication qui résulte d’une part de son acommunication, d’autre part d’une hypercommunication antimaçonnique et médiatique, est devenue un point d’appui depuis quelques décennies. Consciente des nombreuses incompréhensions dont elle est l’objet, la franc-maçonnerie a mis en place, à son tour, une stratégie d’information et de communication institutionnelle via différents médias. Ainsi les représentants officiels de diverses obédiences multiplient-ils les articles dans la presse, les émissions radiophoniques et les plateaux télévisés. Des conférences, des expositions muséales et des salons du livre maçonnique ouverts au public sont également organisés dans toute la France. Enfin, la plupart des obédiences se sont dotées de sites internet où sont exposés l’histoire, les principes et les objectifs de la franc-maçonnerie. Certaines, comme le Grand Orient de France, se sont même créé un compte sur Facebook (Bryon-Portet, 2018).

21Si l’institution maçonnique a progressivement abandonné son mutisme dans le but de se dédiaboliser et de combattre des préjugés, on peut toutefois s’interroger sur le succès de telles entreprises. L’information passe-t-elle ? Les messages sont-ils reçus ? La communication entre les instances maçonniques et le public s’établit-elle vraiment ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une action à sens unique – et donc d’un rendez-vous manqué ?

22L’image de la franc-maçonnerie ne semble pas avoir radicalement changé, probablement parce que n’a pas lieu l’échange entre émetteurs et récepteurs, indispensable à toute communication digne de ce nom. La politique d’extériorisation des obédiences n’empêche guère les blogs et les forums antimaçonniques de proliférer sur internet ; les théories du complot n’ont point disparu et les malentendus s’accumulent, dans cette démocratie des crédules (Bronner, 2013) où francs-maçons, satanistes, Illuminati et reptiliens se croisent parfois. Peut-être n’a-t-on donc affaire qu’à une nouvelle forme d’incommunication…

L’initiation maçonnique, incommunicable et pourtant commentée

Quête d’absolu et indicibilité du sacré

23Sur le plan initiatique, l’incommunicabilité fait partie intégrante du parcours du franc-maçon. Tout d’abord, le cheminement initiatique, que d’aucuns définissent comme une modification des états de conscience (Eliade, 1999) ou un processus de transformation identitaire (Étienne, 2005) reposant sur la pratique d’un rite ainsi que sur la méditation d’un système symbolico-mythique, est une expérience intime sur laquelle il est difficile de disserter. Les francs-maçons s’accordent à souligner que l’initiation se vit plus qu’elle ne se dit et que le ressenti qui l’accompagne est intraduisible : « nous ne violerons aucun secret car le seul véritable secret maçonnique sur le chemin de la lumière est celui d’un vécu incommunicable. » (Pozarnik, 2013)

24En outre, la franc-maçonnerie cultive une forme de sacré et tend vers un absolu dans lequel les francs-maçons athées ou agnostiques peuvent voir une transcendance impersonnelle tandis que les plus croyants l’associent à Dieu. Certaines loges louent ainsi le Grand Architecte de l’Univers, d’autres – à l’instar de ces loges qui au xviiie siècle étaient rattachées à l’Illuminisme, mouvement dont faisait partie le franc-maçon Joseph de Maistre – sont tournées vers le développement d’une spiritualité qui va jusqu’à embrasser une gnose, une connaissance intuitive prétendant approcher le divin. Les rituels maçonniques rappellent d’ailleurs que la lettre G inscrite sur la symbolique « Étoile flamboyante » rencontrée au grade de Compagnon signifie, entre autres, « Gnose » et « God ». Enfin, les rituels font également référence à une énigmatique « parole perdue » que les francs-maçons s’efforcent de retrouver et qui se révèle n’être rien de moins que le fameux tétragramme renvoyant au nom de Dieu.

25Qu’il s’agisse d’évoquer le vécu intime de l’initiation, la sacralité d’une connaissance gnostique ou la quête de la parole perdue, le franc-maçon se heurte à une indicibilité que connaissent bon nombre de mystiques et de théologiens apophatiques. L’incommunicabilité est ainsi liée à la nature ésotérique du parcours initiatique et à une impuissance langagière, à la conviction que les mots ne peuvent exprimer certains sentiments et réalités. D’où l’importance que le silence occupe dans ce parcours. L’Apprenti tout juste initié n’a pas le droit de parler. Cette règle, censée favoriser l’introspection autant que l’écoute attentive de l’autre (en ce sens, l’absence momentanée de parole est une propédeutique à toute communication ultérieure respectueuse de l’altérité), prépare aussi psychologiquement le franc-maçon à accueillir une autre dimension du silence : quelques années plus tard, l’initié qui accède au quatrième degré du Rite écossais ancien et accepté ou grade de Maître secret, dont le signe, deux doigts sur la bouche, n’est autre que celui d’Harpocrate, doit intérioriser un silence qui a quelque chose à voir avec le sacré (« le secret secrète le sacré, alors gardons le silence », Pelle Le Croisa, 2010). Dans son ouvrage sur le sacré, Rudolf Otto (1995) a bien montré que l’Occident ne dispose que de deux moyens pour faire référence au numineux : le silence et l’obscurité…

De l’herméneutique comme effort d’explication au conflit des interprétations

26Paradoxalement, les francs-maçons commentent cette expérience-limite qu’ils jugent incommunicable et la partagent entre eux. Ils n’ont de cesse d’essayer de mettre des mots sur leur vécu, la verbalisation et la communication autour de l’initiation étant d’ailleurs un exercice imposé : tout rite de passage sanctionnant un changement de grade requiert a posteriori la rédaction puis la lecture d’une « planche » ou exposé durant lequel le franc-maçon s’efforce d’exprimer son ressenti et de comprendre la signification du rite pratiqué.

27En outre, le parcours maçonnique repose sur un système composé de symboles (pavé mosaïque, équerre, compas, étoile flamboyante, etc.) et de récits mythiques (mythe d’Hiram et construction du temple de Salomon, etc.) ayant notamment, à l’instar de la métaphore (cf. Ricœur, 1969), une fonction de transfiguration du réel grâce à sa capacité à produire des sens nouveaux. Or ce système symbolique, très différent des systèmes logiques et conceptuels, voile la voie initiatique autant qu’il est censé la traduire. Opaque, il appelle à une herméneutique impliquant la remobilisation de ce mode de réflexion et de communication logico-conceptuel dont il prétend s’écarter.

28Toutefois, le paradoxe n’est peut-être qu’apparent car, ainsi que le note Lucien Sfez, l’herméneutique renvoie au fait que « le principe de sens est l’indéfinitude et réside dans ce nuage d’inconnaissance dont parlent par ailleurs les mystiques ; que cette inconnaissance radicale, garante de l’ouverture indéfinie du sens, n’exige pas moins de l’individu qu’il fasse effort vers la science, qui est dépliement (explication) du sens ; que le réel se construit, dès lors, dans le déploiement successif des commentaires » (Sfez, 1992, p. 462). Raison pour laquelle les francs-maçons publient une pléthore d’ouvrages et d’articles tentant d’expliquer le sens de leurs mythes, rites et symboles.

29Un tel effort d’explication et de discussion, visant à rendre communicable l’incommunicable, fait donc partie intégrante du parcours maçonnique, au même titre que le développement spirituel de l’initié qui se situe pourtant à un tout autre niveau [4]. Mais l’abondante publication de textes qui en résulte entre évidemment en contradiction avec le principe du secret maçonnique, ainsi que n’ont pas manqué de le dénoncer certains francs-maçons, défavorables à une telle publicisation. En effet, bien que ces textes s’adressent a priori à des initiés, le fait qu’ils soient accessibles à tous dans les librairies et bibliothèques évente des connaissances qui devraient théoriquement demeurer inconnues des profanes.

30La diversité des interprétations qui naît d’une telle démarche est généralement féconde d’un point de vue intellectuel mais elle peut être source de malentendus, voire de conflits (Ricœur, 1969). Toute phrase, toute communication, en tant qu’elle est passée au tamis de l’interprétation et saisie à travers le prisme des a priori individuels, est évidemment susceptible d’engendrer des incommunications (Boudon, 1989). Néanmoins, cela est plus vrai encore lorsqu’on a affaire à des systèmes symboliques, par essence polysémiques. En témoignent les débats qui opposent francs-maçons athées, agnostiques, déistes et théistes, à propos du sens qu’il convient de donner au Grand Architecte de l’Univers et au « triangle lumineux », ou encore les confusions que provoquent, chez les profanes, ce même symbole triangulaire flanqué d’un œil en son centre, principale cause de l’association fantasmatique entre francs-maçons et Illuminati. Nouvelle illustration d’un effort de communication qui n’aboutit, peut-être, qu’à de l’incommunication…

31La franc-maçonnerie entretient des rapports ambigus vis-à-vis de la communication et de l’incommunication, se tenant dans une sorte de clair-obscur. « Le prix de la clarté, c’est la perte de la profondeur », déclarait Paul Ricœur lorsqu’il distinguait l’approche conceptuelle de l’approche symbolique (1969). Nous pourrions reprendre à notre compte cette citation pour distinguer communication et incommunication. Si la communication espère toujours atteindre une forme de clarté dans les relations humaines, elle perd sans doute en profondeur ce qu’elle gagne en évidence. À l’inverse, l’incommunication, entourée d’opacité et potentiellement génératrice de frustration tant chez les émetteurs que chez les récepteurs, gagne parfois en complexité existentielle et en densité sémantique ce qu’elle perd en transparence. Inconfortable à certains égards, elle constitue dans un même temps le « sel » (Dacheux, 2015) de la culture, en tout cas sa riche complexité.

Notes

  • [1]
    Voir les deux discours du chevalier de Ramsay, datant de 1736 et 1737.
  • [2]
    La plupart des rituels imposent au franc-maçon de demander l’autorisation de parler, en s’adressant non pas directement à la personne qui peut la lui donner, à savoir le Vénérable Maître qui dirige la loge, mais à un tiers médian, le premier ou second Surveillant. De la même manière, le Vénérable Maître ne répond pas à sa demande en s’adressant au requérant mais à son médiateur. Lorsqu’il y a été autorisé, celui ou celle qui s’exprime ne s’adresse qu’au Vénérable Maître, et jamais directement aux autres membres de la loge, même s’il parle d’eux (sur les enjeux communicationnels de cette triangulation, voir Bryon-Portet, 2009.)
  • [3]
    L’un d’entre eux achoppe sur le sens qu’il convient de donner à une phrase des Constitutions d’Anderson, déclarant à propos du franc-maçon : « if he rightly understands the Art, he will never be a stupid Atheist, nor an irreligious Libertine. »
  • [4]
    La franc-maçonnerie mobilise deux approches ou « lumières » qui paraissent diamétralement opposées mais sont en fait complémentaires : la lumière de l’esprit d’une part, qui renvoie au sacré et au divin, à l’ineffable ; la lumière de la raison d’autre part, qui contribue à la réflexion, à la conceptualisation et à l’énonciation des choses.
Français

L’incommunication, qui se trouve au fondement même de la culture maçonnique, a trait à la fois à des dissensions internes à la franc-maçonnerie ; à une pratique du secret imposée par l’institution, qui interdit aux initiés de communiquer sur leurs activités et génère des incompréhensions au sein de la population ; et au parcours initiatique des francs-maçons, cette expérience incommunicable où se côtoie une forme de sacré.
Cet article étudie les enjeux que recouvrent ces différents types d’incommunication, tant en interne qu’en externe, ainsi que leurs effets paradoxaux : l’incommunication peut favoriser des actions correctrices de communication, tandis qu’à l’inverse, la volonté de communiquer n’aboutit parfois qu’à de l’incommunication…

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  • secret
  • antimaçonnisme
  • incommunication
  • acommunication
  • herméneutique

Références bibliographiques

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Céline Bryon-Portet
Céline Bryon-Portet est professeur des universités à l’université Paul Valéry – Montpellier 3. Ses recherches portent principalement sur les médiations symboliques et sur la communication des organisations fermées, notamment l’armée et la francmaçonnerie.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0057
Pour citer cet article
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