1La définition du terme « incommunication » retenue par le Trésor de la Langue française citée par Lepastier (2013) rappelle sa construction étymologique à partir du préfixe privatif « in- ». Éric Dacheux (2009) montre que, dans les différentes acceptions du terme récemment utilisées en sciences de l’information et de la communication, suite notamment à l’approche de Dominique Wolton qui en fait « l’horizon de la communication » (2009), l’on peut définir l’incommunication comme étant « une communication qui débouche sur le sentiment partagé de ne pas arriver à se comprendre (insatisfaction) ou sur la croyance que l’on est parvenu à se comprendre alors qu’il n’en est rien (malentendu). Elle se distingue de la non-communication et du désaccord (communication ayant abouti à un accord sur le fait qu’on ne soit pas d’accord) ».
2Dans beaucoup d’études qui lui sont consacrées en effet, l’incommunication garde cette connotation péjorative due à son préfixe privatif, l’incommunication étant liée à des problèmes de communication. Il nous semble pourtant que Dominique Wolton, à travers les liens qu’il établit entre incommunication et altérité (2018b ; 2014), l’appréhende dans un sens qui va au-delà de cette perception privative. En effet, comme le rappelle Wolton (2018a, p. 109), l’altérité « indépassable », qui est au centre de l’expérience humaine, est aussi à mettre au centre d’une réflexion théorique sur la communication qui est encore à construire. Cet article a ainsi pour but d’éclairer la vision woltonienne par un positionnement théorique sur un espace limbique de l’incommunication que nous avons construit à travers nos lectures et notre terrain chinois de la communication, rassemblant nos notes et entretiens durant près de quinze ans passés en Chine continentale entre les années 2001 et 2017.
3Selon Wolton (2014), « l’incommunicabilité, c’est le statut de la condition humaine. On cherche l’Autre et on ne le trouve pas » (p. 214), l’incommunication étant la traduction expérientielle de cette condition a priori. L’altérité, voire l’Altérité, est ainsi au fondement même de l’existence humaine et de la communication. Si la pensée chinoise est multiple, certains modes communs d’interprétation du monde perdurent dans la société contemporaine chinoise qui nous semblent utiles pour réinterpréter le jeu de l’incommunication et de l’altérité : la logique d’interaction oppositionnelle et le vide-médian comme espace limbique.
Logique d’interaction oppositionnelle et créativité
4Comme le soulignent Chen (2008) ou encore Fang et Faure (2011), le contexte socio-économique chinois a évolué mais, comme toute société, les interactions humaines ont construit une compréhension du monde partagée dont certains éléments continuent d’être constitutifs. Il en est ainsi du principe du changement permanent et latent qui est l’essence du Yi Jing, le livre des mutations. « Véritable socle du mode de penser chinois, considéré au Pays du Milieu comme le fondement du raisonnable et l’outil de base de l’intelligibilité du monde, le Yi Jing a servi de référence et de vocabulaire à la quasi-totalité de ce qui est pensé en Chine durant les deux derniers millénaires » (Javary, 2002, p. 2). Javary rappelle que les concepts opposés du Yin et du Yang ont été inventés après coup pour expliquer et commenter les principes du Yi Jing. En effet, selon le livre des mutations, les changements se forment à travers l’interaction dialectique du Yin et du Yang, les deux principes opposés et complémentaires de l’univers (Chen, 2008). Représentés à travers la figure du taiji (taichi) (cf. figure 1), dont Granet (1968) remarque la particularité fractale, ces deux principes ont comme caractéristique d’intégrer toujours en eux (une part naissante – ascendante – ou finissante – descendante) de l’autre.
5Ainsi, les deux principes opposés sont en rencontre permanente, contrairement aux principes philosophiques qui dominent dans le monde occidental. « Le système dichotomique d’analyse reflète un biais occidental qui définit l’objet en tant qu’un ensemble d’attributs en termes d’opposition. La logique chinoise tend plutôt à les associer.
Figure du taiji

Figure du taiji
6Le principe de non-contradiction est le produit de l’idéologie occidentale, et présente seulement, dans le champ sémantique chinois, des caricatures de la réalité lorsqu’il applique une grille analytique occidentale pour comprendre des contenus non occidentaux » (Fang et Faure, 2011, p. 324 [1]).
7De ce premier principe, nous pouvons considérer que l’incommunication n’est pas l’opposé de la communication dans un sens négatif, mais simplement son miroir. Il n’y a pas une réalité positive (la communication « réussie ») qui aurait un opposé considéré péjorativement (l’incommunication), mais plutôt deux principes communicationnels complémentaires, contenant chacun le germe de l’autre, et dont l’interaction permettrait justement la richesse de la communication. Ce principe permet d’expliquer l’intuition de Dominique Wolton qui répète dans ses écrits et entretiens que l’incommunication n’est pas à considérer négativement.
8En effet, comme nous l’indique le terme chinois signifiant la crise (weiji), le négatif, représenté par le caractère wei (danger) dans ce terme, est associé au positif, représenté par le caractère ji, opportunité. L’incommunication, en tant que crise communicationnelle, est à la fois le lieu d’un risque et d’une opportunité. Si le préfixe privatif « in- » incite l’esprit occidental à ne percevoir que le risque, la logique chinoise y perçoit l’occasion, latente ou déjà en début d’ascendance pour qui saura la performer ensuite. Dans son modèle de la communication humaine basée sur le Yi Jing, Chen (2009) propose un système communicationnel présentant notamment les principes d’holisme et de créativité. De manière intéressante, ce principe de créativité a été mis en avant par Chang (2010) dans son étude approfondie de la communication chinoise. Les règles, notamment d’harmonie, dans l’interaction sociale en Chine entraînent une « dissonance cognitive », pour reprendre Lewin, avec le besoin d’expression individuelle, ce qui oblige l’individu à faire preuve d’inventivité pour marquer sa position parfois contradictoire sans déroger aux règles d’harmonie de l’ensemble. Ainsi, la situation conflictuelle devient l’endroit d’une profusion créative et non pas d’une « anti »-communication. Jullien (1995) en offre de nombreux exemples dans la Chine ancienne, tandis que Chang (2010) analyse surtout des situations de communication quotidienne contemporaine. Le jeu de l’incommunication créative peut également s’étudier en Chine dans les interactions humaines médiatisées par Internet, les internautes chinois trouvant toutes sortes de moyens langagiers pour contourner les algorithmes de la censure par mots-clés en en inventant de nouveaux au fur et à mesure que les censeurs indexent les termes qu’ils ont déjà trouvés.
9Un exemple connu est leur créativité pour parler de la censure elle-même. Faisant partie d’une idéologie d’une société « harmonieuse » défendue par l’ancien président Hu Jintao, la désignation de la censure (terme censuré) s’est d’abord effectuée sous forme métonymique par le terme d’harmonie (hexie), difficile à censurer. Mais ce terme étant finalement banni, les internautes ont utilisé un homonyme : les crabes de rivière (hexie), puis sont passés au terme générique de « produit aquatique » lorsque les « crabes » sont devenus eux-mêmes censurés. Cela a donné lieu à de nombreux néologismes, comme l’utilisation du substantif « crabe de rivière » sous forme verbale, se faire « craber de rivière » signifiant se faire « harmoniser », donc censurer [2].
10Dans sa nouvelle traduction du Yi Jing, Javary (2002) applique une analyse systématique des formes de dominance que prennent le Yin et le Yang chacun leur tour qui lui permet de déceler plusieurs étapes d’ascendance et descendance des principes exprimées dans l’ouvrage : maximale, effective, probable, prospective et absente. La réalité est alors constituée d’une multitude de formes alliant les divers états de chacun des opposés. Ainsi, plutôt que de voir l’incommunication comme un « plein » signifiant, nous pourrions en considérer les éléments graduels d’ascendance et de descendance, tout comme pour la communication. La riche diversité de ces états paraît plus saillante dans la communication humaine non médiatisée par Internet. En effet, le problème des outils médiatiques de communication actuels est qu’ils abolissent souvent les gradations pour polariser vers les pleins opposés, au contraire d’une nécessité de « lenteur » et de finesse de la communication humaine, comme le rappelle Wolton.
Espace limbique du vide-médian et trans-in-communication
11Aux étapes verbalisées de la gradation des principes en mutation, Javary (2002) ajoute une étape non verbalisée, donc « isolée, directe, sans commentaire » car selon lui, l’absence, en tant que « mode d’expression familier aux Chinois », est « tout autant que la présence porteuse de sens » (p. 13). Or, si le fait que l’absence est autant signifiante que la présence paraît évident lorsque l’on analyse des situations de communication humaine, les sociétés occidentales semblent beaucoup moins conceptualiser l’absence que la présence. En termes de communication, il s’agit de la non-expression par rapport à l’expression, du silence par rapport à la parole. Ces questions, qui ont commencé à être étudiées récemment, sont extériorisées voire conceptualisées dans la connaissance commune chinoise. Celle-ci place en priorité l’aspect relationnel de la communication par rapport à l’aspect informationnel (Hardy et Jian, 2011). Les ouvrages chinois sur la communication que nous avons pu étudier et qui ne sont pas la simple copie d’ouvrages américains reprennent un élément éducatif chinois confucéen : qu’il faut d’abord savoir écouter avant de parler. L’accent est ainsi mis sur le récepteur plus que sur l’émetteur dans la communication chinoise. L’émetteur chinois modulerait beaucoup plus son expression en fonction du récepteur que dans les modèles occidentaux communicationnels basés sur l’efficacité de la transmission d’un message. Cela s’entend tout à fait dans un système de pensée qui n’a jamais considéré l’homme comme une unité en elle-même, mais uniquement comme un élément d’un système d’éléments interconnectés.
12Ainsi, l’homme est d’abord en lien (avec l’autre) avant d’être lui-même, ce qui pourrait nous pousser à penser que la conception chinoise de la cognition et donc de la communication se rapproche plus d’une conception sociale a priori, comme chez Vygotski, que d’une conception intersubjective comme chez Schutz. D’ailleurs, le terme chinois contemporain de « communication » se traduit par goutong, littéralement « traverser le fossé », sachant que le caractère tong – que nous traduisons ici par « traverser » – a le sens de quelque chose qui traverse sans obstruction à l’image de la fluidité de l’eau. La communication serait donc l’accès à la non-altérité, alors que l’incommunication deviendrait l’accès à l’altérité. Somme toute, ce serait, dans une perspective renversée, l’incommunication qui nous permettrait de redevenir nous-mêmes – c’est-à-dire que l’incommunication nous permettrait de retrouver l’essence de notre unicité en tant qu’individu, avec son caractère non partageable. Dans ce cadre, l’incommunication deviendrait la garante de notre humanité lente, et non plus un problème à résoudre. Son opposé ne serait alors pas seulement la communication, mais plus encore les formes d’hypercommunication proposées par les objets techniques réticulaires actuels, qui, à force d’interconnexion, fluidifient la matérialité individuelle dans une non-matérialité distribuée. Mais comme les opposés dialoguent, il faudrait trouver un concept générique qui englobe à la fois communication et incommunication dans leur « hélice » et que nous avons nommé trans-in-communication pour rappeler, à travers le préfixe « trans- », le sens du caractère chinois tong.
13L’absence, le vide, prennent ici tout leur sens dans cet entre-deux entre communicabilité et incommunicabilité. Dans sa narration d’un parcours intellectuel franco-chinois, François Cheng (2002) affirme la possibilité entre les cultures de se relier et de s’interpénétrer à la lumière de la cosmogonie chinoise, qu’il explique de la manière suivante. « Selon une intuition foncière nourrie par des observations, à partir de l’idée du Souffle, les penseurs chinois, surtout de tendance taoïste, ont avancé une conception unitaire et organiciste de l’univers créé, où tout se relie et se tient, le Souffle étant l’unité de base qui anime et relie entre elles toutes les entités vivantes. Dans cet immense réseau organique, ce qui se passe entre les unités compte autant que les entités elles-mêmes. Car le fonctionnement du Souffle est ternaire ; on distingue en effet trois types de souffles qui agissent en concomitance : le Yin, le Yang et le Vide-médian. Ce dernier, un souffle en soi, est là lorsque le Yin et le Yang sont en présence. Il est indispensable ; c’est lui, lieu de circulation vitale, qui aspire et entraîne ceux-ci dans le principe d’interaction et de transformation mutuelle » (p. 15-16). Cheng (1991) souligne la fonction active du Vide, le Trois qui seul permet au Yin et au Yang de ne pas rester dans une position statique et stérile d’opposition. Sous l’image de la vallée, le Vide-médian apparaît comme un creuset qui forge la matérialité des êtres à partir des souffles opposés, une matérialité perçue à travers leur mise en acte, ou en forme.
14En communication, ce Vide-médian est l’espace communicationnel laissé en suspens, en latence, entre les situations de communication ou d’incommunication, et que l’on peut désigner par non-communication ou acommunication. Dans cet espace, les deux opposés mêlent, à la manière du Yin et du Yang dans le livre des mutations, l’infinie gradation de leurs états pour finalement se matérialiser en telle ou telle forme d’ascendance de l’un des pôles au fur et à mesure de l’évolution de la situation de communication. L’espace communicationnel est alors perçu avant tout comme un espace limbique, dans lequel les stratégies de sens des acteurs restent en attente de leur performabilité en fonction de l’interaction d’ensemble. Pour reprendre le penseur taoïste Lao Zi (Lao Tseu) : « On pétrit de la terre glaise pour faire des vases. C’est de son vide que dépend l’usage des vases. […] C’est pourquoi l’utilité vient de l’être, l’usage vient du non-être. » Lao Zi décrit ici l’infinie richesse actionnelle de l’être humain qui vient du fait de son interaction avec les autres actants communicationnels. Dans le cadre de la communication humaine, l’on se trouve en présence d’un jeu communicationnel, dans son double sens ludique et spatial, qui fait que l’émetteur laisse toujours à son interactant l’espace suffisant pour se mouvoir, tout en tentant, par l’utilisation du langage verbal ou non verbal et des autres moyens de communication, de circonvenir le cadre de sens global de l’interaction. La communication humaine est par conséquent d’abord perçue comme orale dans la perception chinoise, l’oral permettant une meilleure co-construction face à l’écrit individualisant. Dans une représentation imagée et symbolique, le « plein » nommé « incommunication » pourrait alors être représenté dans sa plénitude matérielle par l’écrit, dont le caractère figé matérialise et donc individualise, face à un « plein » nommé « communication » qui serait l’oral interactionnel et universalisant. Cet imaginaire de la communication peut se comprendre dans une langue marquée par son incomplétude. En effet, la langue chinoise fonctionne de manière déictique et en référence constante à son extérieur, contrairement à beaucoup des langues occidentales qui sont beaucoup plus autoréférentielles. L’incommunication devient la norme avec l’utilisation de la langue chinoise, puisqu’elle explicite peu et que le récepteur doit constamment interpréter les absences : pas de singulier ni de pluriel, pas de conjugaison, etc. Mais puisque les interactants naviguent chacun dans ces limbes sémantiques en permanence, les situations d’incommunication sont juste des situations comme les autres, durant lesquelles la co-construction du sens prendra plus de temps. En effet, si l’on reprend la modélisation socio-discursive du contrat de communication de Charaudeau (1983), l’on peut considérer que l’espace limbique du Vide-médian communicationnel est finalement l’espace du sens partagé, presque vygostkien. Au fur et à mesure qu’évolue l’interaction communicationnelle entre les acteurs humains, plus la base de la communication commune s’élargit, moins les interactants ont besoin d’expliciter le sens. Une complicité s’installe qui permet un sens plus global, non restreint par le sens de chaque mot. C’est en effet une conviction taoïste également que les mots découpent artificiellement une réalité qui les dépasse. Ainsi, le Vide-médian communication, cet espace médian de non-communication ou d’a-communication, permettrait aux interactants de revenir à un partage plus large qu’à la fois dans l’incommunication ou même dans la communication. Naturellement, cet espace ne peut être que limbique, puisque sa réalisation totale reviendrait à retrouver l’un des deux pleins opposés. Mais c’est justement par sa latence qu’il permet aux imaginaires des interactants de projeter leurs désirs de sens produit et perçu pour construire le jeu de l’interaction communication. Dans cet espace-temps à l’horizon des événements, pour reprendre un concept astrophysique, se rencontrent le même et l’autre, dans une danse signifiante plutôt que dans l’affrontement, avant que la combinaison de ces deux opposés par la négociation du sens ne donne lieu à une production signifiante pour chacun des interactants.
15En conclusion, le triptyque communication (Yang), incommunication (Yin) et non-communication ou acommunication (Vide-médian) permettrait d’analyser l’ensemble des situations de communication, en utilisant un cadre où, tout comme l’anti-matière serait une composante de l’univers, l’incommunication reprendrait sa « place » dans la création phénoménale du sens à travers les interactions communicationnelles. Plutôt que d’être perçue comme un problème à éliminer, elle pourrait être considérée comme un fait (un « plein ») impossible à éliminer, puisque reliée à l’altérité maximale. Elle prendrait de multiples formes à travers le Vide-médian du silence communication, en devenir, selon que l’incommunication ou que son plein opposé la communication, prendrait une ascendance absente, prospective/latente, probable, effective ou maximale, pour reprendre les gradations du livre des mutations.
16Par un effet méta-communicationnel, notre article se veut lui-même placé au limbe, en espérant aider à la construction d’un nouvel espace de connaissances non seulement pluridisciplinaire, mais aussi pluriculturel, de la communication. Comme le souligne Roulleau-Berger, le contexte de circulation globale des idées nous incite à « nous placer dans un espace épistémique pluridimensionnel pour penser nos sociétés, pour comprendre […] comment des réseaux transnationaux et translocaux de connaissances peuvent se former en créant des processus de conjonction et de disjonction culturelle et symbolique » (2011, p. 7). En prenant appui sur ses recherches et sur celles d’autres sociologues de la Chine qui cherchent à « désoccidentaliser la sociologie » en faisant connaître l’apport des sociologues chinois, nous espérons faire se rencontrer, en sciences de l’information et de la communication, des conceptualisations théoriques issues de traditions occidentales et chinoises pour permettre un enrichissement mutuel des perspectives théoriques.
Notes
-
[1]
Traduit par l’auteur : “The dichotomist system of analysis reflects a western bias in defining the object as it sets attributes in terms of opposition. The Chinese logic rather tends to associate them. The non-contradictory principle is a product of western ideology, and in the Chinese semantic field just presents caricatures of reality as it applies a western analytical grid to understand non-western contents.”
-
[2]
Cf. par exemple : <chine.in/guide/crabe-riviere_3831.html> et <en.wikipedia.org/wiki/River_crab_(Internet_slang)>.