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« Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre. »
Emmanuel Levinas

1Si nous ne pouvons exister sans communiquer, il n’y a toutefois pas de communication sans des moments d’incommunication. Dès l’instant où nous nous adressons à d’autres personnes, nous sommes toujours susceptibles de faire l’épreuve du malentendu, de l’incertitude ou de l’ambiguïté. C’est là que se révèle l’épreuve de l’altérité, qui constitue toujours un défi pour l’expérience humaine autant que pour la réalité sociale. Un tel défi est aussi complexe qu’exaltant. Il ne peut, en aucune façon, se voir annuler par les possibilités qu’offrent les médiations technologiques qui nous accompagnent désormais dans la plupart des moments de notre existence. Car les technologies de l’information et de la communication (TIC) nous rapprochent autant qu’elles nous éloignent, en dépit des promesses qui alimentent de nombreux « techno-discours [1] ». On nous vante en effet massivement à l’ère hypermoderne les vertus de l’ubiquité numérique ou de la proximité digitale. Ce registre de la présence et de la proximité est très révélateur d’une époque où dominent une peur du vide, des errances et des incertitudes. Il s’agit ainsi de pallier l’absence par des technologies relationnelles.

La communication en creux

2Mais l’impression de pouvoir nous rapprocher virtuellement les uns des autres ne dit rien de la distance qui nous sépare toujours d’Autrui. C’est sans doute à ce niveau que l’on touche paradoxalement aux richesses de la coexistence qui nous invite à sans cesse apprécier le jeu de la différence du sens qui intervient lorsque nous communiquons. Les moments de coïncidence sont finalement rares et demandent de reconnaître que le risque de la mésentente est toujours possible. La distance constitue un élément indéniable de l’expérience humaine, et de la saveur qu’elle procure. Emmanuel Levinas a souligné avec force cette dimension éthique de l’existence, en nous invitant à réfléchir aux écarts qui interviennent toujours dans le cours d’une relation intersubjective. L’auteur d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence nous a, dans cet horizon, sensibilisés avec l’idée que s’adresser à autrui ne doit pas être uniquement pensé comme un acte qui aboutirait à une mise en commun totale d’une information. Aller vers l’autre, s’adresser à lui, constitue une expérience inépuisable et, en quelque sorte, jamais satisfaite : « La communication avec autrui ne peut être transcendante que comme vie dangereuse, comme beau risque à courir » (Levinas, 1996, p. 190). Dans un tel schéma, le langage ne constitue pas un élément de l’éthique mais représente une expérience où la proximité de l’autre n’annule jamais la distance qui me sépare de lui. Une telle tension est radicalement contraire à ce qui se produit, par exemple, dans l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas. La communication s’y voit décrite comme ce qui permet la construction des ordres sociaux, en assurant ainsi une fonction d’intégration (Habermas, 2003, p. 18-19). Or ce qu’Emmanuel Levinas met en cause dans le déploiement de son éthique radicale, c’est une recherche de communication qui pourrait se laisser entendre comme une fusion. Une telle recherche serait, ni plus ni moins pour lui, un « vestige de l’idéalisme » (Levinas, 1976, p. 155) qui motiverait le projet de vouloir systématiquement réduire la distance qui sépare tout sujet du monde.

3Un tel idéalisme est assez perceptible aujourd’hui, à l’heure notamment où le marché des assistants vocaux se développe de manière exponentielle, avec la perspective de les voir dans un futur proche dotés d’une intelligence artificielle (IA) assez puissante pour simuler des conversations de plus en plus élaborées et chaleureuses, comme dans le scénario du film Her de Spike Jonze. On est, dans cette histoire, plongé dans une communication homme/machine qui repose sur le traitement de données personnelles. Cette communication est à bien des égards réconfortante et rassurante (au moins pour un temps dans le cas de Theodore, le protagoniste du film), en faisant resurgir, contre toute attente, les conditions de l’infantilisation généralisée qu’analysait en son temps Günther Anders lorsqu’il mettait en exergue la façon dont les médias de masse intervenaient sur la perception du monde et d’autrui. Il s’agissait alors de décrire la situation d’un homme qui cherche toujours à réduire au minimum la friction entre le monde et lui, en souhaitant ainsi produire un monde qui lui « aille » toujours mieux, voire parfaitement, « un monde qui lui aille comme un vêtement » (Anders, 2001, p. 223). La puissance technologique s’articulerait à une volonté de réduire les écarts entre le sujet et le monde qui l’entoure. C’est ainsi que s’exprimerait la tentation idéaliste inhérente au développement des technologies de l’information.

4Si les réflexions de Günther Anders sont très situées d’un point de vue historique (puisqu’elles datent de 1956), il semble à bien des égards, et contre toute attente, que nous nous rapprochions dans les sociétés hypermodernes d’un tel objectif de réduction de l’écart entre la sphère subjective et le monde extérieur, lorsque nous interagissons avec nos assistants vocaux connectés, en nous tenant à l’abri de toute prise de risque communicationnel. Et il n’est bien sûr ici pas inintéressant de situer sociologiquement une demande qui consiste à obtenir des services, via des objets connectés, qui soient de plus en plus individualisés. Plus nous vivons dans un monde liquide où les repères deviennent troubles, plus nous sommes en demande d’accéder à des services qui se tiennent sans cesse à disposition, en répondant au moindre de nos désirs.

5Une part de l’innovation dans le domaine de l’IA prend ouvertement aujourd’hui cette direction, avec l’ambition de créer des systèmes d’exploitation qui puissent se tenir au plus près de nous-mêmes, à partir du traitement algorithmique de nos données personnelles, en créant de la sorte une parfaite illusion communicationnelle. Il s’agit là bel et bien d’une illusion car nous aurons toujours besoin d’être deux (au moins) pour avoir à mettre quelque chose en commun. Or dans le cas d’interactions entre des humains et des systèmes d’exploitation, nous avons affaire à des entités qui peuvent être considérées comme des reflets de nous-mêmes, car elles sont techniquement nourries de nos données personnelles et de leur traitement. À ce niveau, une question d’envergure s’impose sur le plan sociétal : quels engagements dans un monde commun seront possibles à partir de la généralisation de bulles communicationnelles ? En outre, si une IA pourra nous séduire par sa disponibilité, tout autant que par la somme infinie des connaissances qu’elle pourra nous apporter à tout moment, est-ce que de tels critères machiniques ne viendront pas à terme dénaturer les relations humaines langagières qui, par essence, sont faites de non-dits, de détours et d’intentions implicites ?

6Maurice Merleau-Ponty (1960, p. 54) écrivait à cet égard que si « la parole d’un ami au téléphone nous le donne lui-même », c’est « comme s’il était tout dans cette manière d’interpeller et de prendre congé, de commencer et de finir ses phrases, de cheminer à travers les choses non dites ». Et c’est sans doute notre capacité à nous tenir attentifs à ces intentions qui définit une grande part de la communication humaine. Or Theodore, le protagoniste du film de Spike Jonze, supporte mal le silence (de la solitude), cela non sans renvoyer à la panique qui nous saisit lorsque nous oublions notre téléphone portable et que nous nous imaginons, pour quelques heures, injoignables.

Les paradoxes de l’incommunicabilité à l’ère digitale

7Au-delà de la tentation du repli dans la sphère subjective ou des schémas simplistes qui seront susceptibles de se produire avec la généralisation des assistants vocaux connectés, les relations humaines médiatisées par les technologies numériques sont également riches en paradoxes. Ceci, alors même qu’elles sont encore beaucoup envisagées dans l’imaginaire social comme des moyens pour fluidifier les rapports intersubjectifs. On constate à cet égard que plus les difficultés de la communication humaine se révèlent, plus se renforce le désir de pallier ces difficultés par les progrès accomplis dans le domaine de la communication médiatisée (et qui démultiplient les possibilités d’interaction, par la voix et l’image). Le désir d’immédiateté que satisfait la technologie devient une norme qui investit de plus en plus nos imaginaires, en influençant de manière croissante nos comportements. Plus que jamais, l’outil, comme l’a joliment écrit en son temps Emmanuel Levinas (1973, p. 155), « supprime dans l’acte le temps que l’acte est appelé à assumer », il « fait écho à l’impatience du désir ». Nous entendons ainsi favoriser toujours davantage la communication médiatisée en vue de créer les conditions d’une plus grande transparence. Or même à l’ère de l’hyperconnexion et des réseaux sociaux, tout le monde n’a pas accès à la parole de la même façon, et toutes les paroles n’ont surtout pas la même force. On peut en ce sens dire qu’il y a des paroles « non communicantes ». Ce que l’on doit également noter d’un point de vue plus sociétal est que les hiérarchies et les distances sociales sont toujours susceptibles d’opérer alors même que les moyens techniques de communication sont là pour inciter à la réorganisation de la sphère publique. Mais, comme l’a montré à ce propos Nancy Fraser, le discours sur la publicité qui vante le libre accès, la rationalité sociale et la suspension des hiérarchies statutaires n’est jamais délié de stratégies de distinction. La relation entre la publicité et le statut est plus complexe qu’on ne le croit, et « il ne suffit pas d’affirmer qu’une arène de discussion est un espace où les statuts sociaux existants sont mis entre parenthèses et neutralisés pour qu’il en soit ainsi » (Fraser, 2003, p. 109). Les difficultés d’organiser l’espace public via les réseaux numériques sont le signe que la fluidification des échanges ne crée pas les conditions d’une bonne communication, ni une véritable reconnaissance des personnes qui s’expriment.

8Sur un autre plan, il convient de noter que la qualité des relations virtuelles s’avère problématique tant la liberté est grande de pouvoir s’échapper. Ce qui agit fortement dans la vie personnelle où, contrairement aux relations dites « réelles », il est particulièrement simple de s’engager dans une relation virtuelle et d’en sortir au gré de nos envies les plus soudaines (Bauman, 2004, p. 9). Et il existe bien à cet égard une mythologie de la vitesse et du mouvement qui est associée à la liberté. Empiriquement, c’est en prenant place dans une telle dimension symbolique que les TIC se voient massivement associées au progrès. Pourtant, ces technologies sont génératrices de nouvelles formes d’irresponsabilité qui sont, entre autres, renforcées par les malentendus d’une communication qui est soit purement textuelle, soit uniquement vocale, mais qui n’est plus en aucun cas corporelle et incarnée. La communauté virtuelle tend à créer une impression de proximité, une « télé-présence », c’est-à-dire, un monde protégé de contraintes : « Les délais technologiques provoquant la télé-présence essaient de nous faire perdre définitivement le corps propre au profit de l’amour pour le corps virtuel, pour ce spectre qui apparaît dans l’étrange lucarne et dans l’espace de la réalité virtuelle. Il y a là une menace considérable de perte de l’autre, de déclin de la présence physique au profit d’une présence immatérielle et fantomatique » (Virilio, 1996, p. 45). De plus, des situations de tension naissent dans des moments où nous avons la capacité de nous exprimer à chaque instant, quel que soit le lieu d’où nous nous exprimons. Ces situations sont renforcées dans la mobilité où l’on peut répondre quelle que soit notre situation géographique, le contexte où nous nous trouvons, sans pour autant que l’on soit véritablement disponible. Le fait d’être joignable ne signifie pas être disponible. On peut « ne pas être disponible tout en étant joignable et inversement » (Dhaleine et Largier, 2003, p. 103). Les TIC accentuent des nouvelles situations d’oppression, en multipliant les moments d’ubiquité médiatique. Avec les technologies mobiles, nous sommes potentiellement toujours au téléphone, et cela souvent très compulsivement – ce qui n’est pas sans conséquence pour la construction des subjectivités. Car, comme a pu le souligner Sherry Turkle, si trop communiquer en ligne fait progressivement perdre la capacité à interpréter le langage du corps, le rythme d’une voix et les expressions faciales, cela fait surtout perdre aux individus la capacité de s’ennuyer, ainsi que celle de rester seuls. Et le fait d’être l’objet d’une stimulation permanente entrave le jeu de la réception : « Ne pas être à même de tolérer la solitude empêche de prêter réellement attention à ce que disent les autres et enjoint à interpréter leurs propos de façon égocentrée » (Turkle, 2018 ; voir aussi Turkle, 2015). Une problématique qui s’impose donc de manière très vive au sein de la société des écrans est celle d’une confusion entre le désir (nécessaire) de reconnaissance qui produit un renforcement du sentiment d’exister et le besoin (contingent) de communiquer à tout moment, souvent de manière assez compulsive, avec une multitude de correspondants (plus ou moins proches). On répond ainsi à une peur profonde et inavouée d’affronter le vide, l’absence, le silence ou l’ennui. Pourtant, la recherche du regard d’autrui dans tous les moments de l’existence néglige le fait que la construction de soi et que l’élaboration de la socialité nécessitent une mise en suspens de l’interactivité. Il y a un moment de solitude créatrice nécessaire à notre accomplissement dans toute vie sociale et politique.

Risques d’a-communication et éthique de l’agir télé-communicationnel

9La recherche d’une transparence communicationnelle constitue le plus souvent un facteur d’accentuation de redoutables contradictions qui vont jusqu’à instaurer des situations d’a-communication. Plus on télé-communique par l’écrit d’écran, moins on se parle. Et en perdant l’habitude d’affronter la voix de l’autre, on se voit beaucoup enclin à neutraliser notre conscience d’autrui. Nous préférons nous abriter dans l’enclos d’une communication dématérialisée, au risque de perdre le sens de l’agir (commun) : « Le sens est lent. Il constitue une entrave aux cercles accélérés de l’information et de la communication. La transparence va ainsi de pair avec un vide de sens » (Han, 2017, p. 28). Nous pouvons ainsi avoir l’impression d’avoir interagi avec d’autres toute une journée tout en ayant la sensation d’être restés seuls, en ressentant le poids de l’isolement et d’une intense perte de sens. Cette observation reflète en partie ce qui se passe dans le monde du travail où la diminution des échanges téléphoniques par rapport aux échanges électroniques devient de plus en plus flagrante. Les entretiens que nous avons pu mener à ce sujet révèlent qu’en milieu professionnel, « de plus en plus de cadres reconnaissent privilégier l’e-mail à l’appel téléphonique » (Chardel, 2017, p. 188). Plus immédiats, moins contraignants, les échanges par écrans interposés tendent cependant à introduire plus d’impersonnalité. Nombre de cadres sont ainsi immergés dans des flux informationnels à traiter quotidiennement au détriment du temps de la réflexion. On passe dès lors de plus en plus sa journée à « dépiler des e-mails » (Ibid.), avec l’impression de voir s’accentuer un appauvrissement des tâches qui sont à effectuer. Et un régime anxiogène s’instaure au quotidien en se répercutant sur la perception que les subjectivités au travail ont du temps. C’est dans ce cas que des critères technologiques l’emportent sur l’humain. Pascal Chabot (2013, p. 65) souligne justement à cet égard que si l’humain a conçu des machines ultra-performantes, il l’a fait « pour en profiter, et non pour leur ressembler, pour opérer en elle, et non pour jalouser leur fonctionnement. Le pacte technique doit rappeler cette différence de base, dont personne n’ose nier publiquement le principe, mais qui, dans la pratique, est souvent transgressé ». Ces remarques sont d’autant plus vraies à l’heure où une tentation dans nos sociétés hypermodernes revient à confondre le temps technique et la temporalité humaine.

10Il est urgent de s’armer vis-à-vis d’une telle confusion. Dans une époque où nous sommes submergés par des flux d’information et de communication, il est essentiel de trouver un bon équilibre entre le temps permis par la technologie (à savoir l’instantanéité) et le rythme humain de l’assimilation de la signification d’un message. Comme l’a souligné Dominique Wolton, il y a toujours une durée nécessaire dans l’acte de communication qui ne se réduit pas à un simple échange d’informations. Si naviguer sur le réseau peut prendre du temps, il y a un tel décalage entre le volume de ce à quoi on accède et le temps passé que l’on entre quasiment avec Internet dans une « autre échelle du temps » (Wolton, 2000, p. 107) qui s’avère subjectivement très difficile à assumer. De tels effets de contrainte sont d’autant plus perceptibles dans une époque où l’imaginaire dominant vante les mérites de la réactivité. Des éléments de langage sont associés à une frénésie ubiquitaire. L’impératif d’être là pour les autres à temps peut même devenir obsédant et, finalement, aliénant. On voit ainsi évoluer des subjectivités dans un état d’urgence quasi permanent, pour lesquelles l’interactivité devient la norme de l’agir, au point d’oublier l’entrelacement subtil et nécessaire de la parole et du silence.

11Les technologies numériques font que nous supportons de plus en plus mal le silence qui est pourtant l’une des conditions d’une communication authentique. Claude Lévi-Strauss a ainsi pu avancer l’idée apparemment paradoxale selon laquelle, pour garder quelque chose à transmettre, mieux vaut ne pas trop communiquer : « Surtout quand communiquer se transforme en verbe intransitif, se suffisant à lui-même, synonyme de faire du bruit avec la bouche. Jusqu’à ne plus savoir qui dit quoi, pourvu que ça cause et que ça bouge… » (cité par Debray, 2002, p. 46). Or les connexions constantes nous rapprochent assez nettement du bavardage dont Martin Heidegger (1985) avait bien délimité certaines caractéristiques, en décelant dans une telle expérience l’expression anonyme et négative d’autrui qui déploie sa dictature sur le soi. Dans le flux permanent de mots, on tend à devenir « un être entre autres êtres avec lesquels on est au milieu des choses qui nous servent et qui nous sollicitent, au milieu desquelles on oublie ou on perd ou on fuit sa destinée d’existence » (Levinas, 1994, p. 82). Nous perdant dans la publicité du « on », nous écoutons les autres sans pour autant prendre le temps de nous mettre authentiquement à leur écoute, et sans jamais non plus nous écouter nous-mêmes. La portée de ces analyses est particulièrement retentissante à l’ère hypermoderne et doit nous encourager à déployer nos efforts pour créer les conditions d’un bon agir télé-communicationnel en nous incitant à séparer la pulsion communicationnelle de la demande de reconnaissance qui est inhérente au fait de parler.

12Il apparaît, en somme, que la problématique de l’appropriation doit continuer d’être un enjeu essentiel de nos pratiques technologiques, qui sont pour le moment restées à un stade relativement « adolescent ». Il est même urgent, pour ne pas voir se répandre davantage le « mal des télécommunications [2] », d’accentuer la prise de conscience du caractère non magique ou salvateur des technologies de la communication. En tant qu’elles ne sont pas sacrées, il n’y a aucune raison pour que les sollicitations qu’elles rendent possibles prennent le pas sur tous les moments de l’existence. Il importe, en ce sens, de veiller à ne pas survaloriser dans les domaines dans lesquels la technologie n’est qu’un moyen, la compétence technique aux dépens des autres. Car, comme l’a écrit Jean-Pierre Letourneux (2006, p. 150), un risque serait de voir les technologies de la communication imposer leur simplification de la complexité humaine, en fragilisant de ce fait « le projet qu’elles sont censées servir ». C’est ce qui se produit non seulement lorsque l’on conduit des politiques de développement des TIC pour elles-mêmes, mais également lorsque l’on confie aux technologies la résolution des problèmes (Ibid.). Car, nous l’avons vu, l’épreuve de l’écart n’est en aucune façon annulée par les médiations technologiques, elle se fait même parfois plus aiguë. Pour ces raisons, il conviendra de libérer les capacités d’agir des individus en leur reconnaissant le droit de négocier leur rapport au temps technique, en limitant ainsi le risque de tomber dans les pièges de l’idéalisme technologique qui tend profondément à biaiser notre rapport aux autres, autant qu’à nous-mêmes.

Notes

  • [1]
    Dominique Janicaud (1985, p. 131) définissait les « technodiscours » comme les « ensembles langagiers » qui, « à des niveaux culturels et idéologiques très divers, viennent activer et dynamiser la puissance de la technique, en célébrant ses vertus et presque son culte ».
  • [2]
    Nous empruntons cette expression à Jauréguiberry, 2003, p. 62.
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Français

Dès que nous nous adressons à d’autres personnes, nous sommes toujours susceptibles de faire l’épreuve du malentendu, de l’incertitude ou de l’ambiguïté. C’est là que se révèle l’épreuve de l’altérité, qui constitue toujours un défi pour l’expérience humaine autant que pour la réalité sociale. Un tel défi est aussi complexe qu’exaltant. Il ne peut, en aucune façon, se voir annuler par les possibilités qu’offrent les médiations technologiques qui nous accompagnent désormais dans la plupart des moments de notre existence. Car les technologies de l’information et de la communication nous rapprochent autant qu’elles nous éloignent. Et l’impression de pouvoir nous rapprocher virtuellement les uns des autres ne dit rien de la distance qui nous sépare toujours d’Autrui. La recherche d’une transparence communicationnelle constitue même le plus souvent un facteur d’accentuation de redoutables contradictions qui vont jusqu’à instaurer des situations d’acommunication. Or la reconnaissance de telles tensions doit nous encourager à déployer nos efforts pour créer les conditions d’un bon agir télé-communicationnel en nous incitant à séparer la pulsion communicationnelle à la demande de reconnaissance qui est inhérente au fait de parler.

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  • TIC

Références bibliographiques

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Pierre-Antoine Chardel
Pierre-Antoine Chardel est philosophe et sociologue, professeur à l’école de management de l’IMT (Institut Mines-Télécom Business School), chargé de cours à l’université Paris Descartes (Faculté des SHS – Sorbonne) et chercheur à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain / LACI, UMR 8177, CNRS / EHESS. Parmi ses publications : Zygmunt Bauman. Les illusions perdues de la modernité (CNRS éd., 2013) ; Politiques sécuritaires et surveillance numérique, dir. (CNRS éd., 2014) ; Datalogie. Formes et imaginaires du numérique, dir. avec Olaf Avenati (Loco, 2016).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0031
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