CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La communication signifie au moins que ce qui est séparé parvient à se réunir. Ce sens minimal est à l’œuvre dans le moindre programme métaphysique : réaliser l’alliance de l’homme et de la nature, atteindre la synthèse du sujet et de l’objet, intégrer l’autre dans le même, rendre raison du mal et du corps par définition passifs et séparés, voire « coupables »… Toutes les modalités caractéristiques de la métaphysique relèvent d’une problématique concernant la communication. Kant ou Fichte résumaient cela en soutenant que la philosophie est fondamentalement recherche des conditions de l’intersubjectivité. Philosopher sur la communication conduit la plupart du temps à se demander si les termes en relation ont la vertu de subsister à l’état séparé – auquel cas, il faut interroger la raison qui les contraint à être réunis – ou bien si leur relation est constitutive de leur être – en ce cas, on devra comprendre comment la communication obtient ce pouvoir de créer ce qui n’est rien sans elle. Ontologiquement première ou seulement contingente, la communication est un véritable enjeu pour la réflexion philosophique. Du platonisme à la critique de l’hylémorphisme (de la communication entre matière et forme, par laquelle il y a quelque chose plutôt que rien), qui domine la pensée de Gilbert Simondon, la philosophie n’a pas fini de trancher…

2Est-il permis d’inscrire l’aventure technologique dans le sillage de la métaphysique ? Sans doute. Heidegger ou Anders ont argumenté la chose. De fait, on peut admettre que les technologies sont aujourd’hui hantées aussi par le souci de la connexion. Autre façon de dire qu’elles cherchent à réaliser la continuité (celle entre l’inerte et le vivant avec la biologie de synthèse, celle entre les individus atomisés dans le cerveau planétaire, par exemple). Le passage de l’un dans l’autre trouve quantité de figurations (l’hybridation de l’organisme et de l’électronique, la communication cerveau-machine, la pensée intégrale ou la communication cerveau-cerveau, la télépathie universelle, etc.). Ainsi les technologies de l’information et de la communication (TIC) promettent-elles la mise en continuité (la transparence) et elles entendent supprimer l’interruption (l’opacité) qui signifierait solitude et enfermement.

3Cette conception d’une technologie en voie d’organiser une intersubjectivité et une maîtrise intégrale du réel est néanmoins simpliste. Elle achoppe sur l’expérience existentielle aussi bien que sur l’analyse phénoménologique qui la révèlent « impossible », à la fois irréalisable et insupportable. On sait très bien qu’il est nécessaire à l’échange intersubjectif qu’il y ait de la discontinuité : le « tour à tour » et le silence sont indispensables à la parole. Il faut s’interrompre pour s’entendre. Maurice Blanchot (1969) a écrit de belles pages sur la nécessité de l’intervalle dans L’Entretien infini (chapitre VIII « L’interruption. Comme sur une surface de Riemann »). Celle-ci, par exemple : « Quand deux hommes parlent ensemble, ils ne parlent pas ensemble, mais tour à tour ; l’un dit quelque chose, puis s’arrête, l’autre autre chose (ou la même chose), puis s’arrête. Le discours cohérent qu’ils portent est composé de séquences qui, lorsqu’elles changent de partenaires, s’interrompent, même si elles s’ajustent pour se correspondre. » De sorte que, ajoute Blanchot, « L’interruption est nécessaire à toute suite de paroles ; l’intermittence rend possible le devenir ; la discontinuité assure la continuité de l’entente » (Ibid., p. 106-107). Pour s’entendre, il faut pouvoir s’interrompre. Si l’on ne pouvait interrompre le flux des mots, on créerait une situation d’incommunication absolue. Samuel Beckett (1952) donne une idée de cette incommunication avec le personnage de Lucky, l’homme « qui travaille du chapeau », dans En attendant Godot. Lacan aurait pu décrire la « jaculation » verbale de Lucky par référence au processus primaire de l’inconscient dépourvu de points de capiton, consacrant à sa manière le triomphe anomique du continu. La continuité est, au fond, un facteur de déstructuration (Bataille l’apparentait justement à la mort, n’excluant pas cette « petite mort » qu’est l’orgasme et qui relève bien d’une communication réussie…). De sorte que les technologies qui veulent la continuité seraient proprement mortifères : sous couvert de réaliser l’immortalité, le transhumanisme travaillerait à la défaite de la vie, en tant qu’elle ne laisse pas réduire le hasard dont elle procède ni n’abdique l’improvisation qui en est inséparable. Les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) qui annoncent la convergence technologique (en d’autres termes : la compréhension et l’arraisonnement du continuum des ordres du réel, depuis le nanomètre jusqu’aux galaxies) ne peuvent éviter de projeter une apocalypse future comme figure de la rupture (la Singularité), afin de donner sa chance à un posthumain arraché au chaos. Il y a là la réactivation d’une structure mythologique pour autant que les mythes disent la tension entre les humains et les dieux, à la fois la séparation structurante du ciel et de la terre et le vertige de l’indistinction qui la subvertit.

4Cette tension du continu et du discontinu, de la communication et de l’incommunication, prend bien des formes. Il faudrait mettre en évidence les obsessions et les impostures de notre temps : aspirer à la communication universelle, tout en redoutant l’uniformisation et le formatage ; revendiquer l’incommunication comme résistance au conformisme, tout en conjurant les effets de la solitude. La parenté thématique de l’incommunication et de la discontinuité s’offre en effet à bien des paradoxes. On en citera ici quelques-uns :

  • ceux dont se nourrissent les grands récits mythologiques (de Gilgamesh à Blade Runner en passant par le Golem et Frankestein) ;
  • ceux qui suscitent la littérature et l’expérimentation des mots, qui donnent et retirent la chose dans le même acte (Maurice Blanchot, Marguerite Duras, mais pas seulement…) ;
  • ceux qui grèvent la science visant à dissiper l’étrangeté (à faire triompher la connaissance, i.e. l’alliance du sujet et de l’objet) et contrainte à reconnaître qu’elle produit, ce faisant, de l’ignorance (cf. Jacques Monod [1970] à la fin du Hasard et la nécessité et cette discipline nouvelle baptisée « agnatologie ») ;
  • ceux des religions monothéistes décrivant la rupture du continuum édénique premier et les stratégies de ré-alliance censées restituer l’unité divine. Place pourrait être faite dans ce cadre à la mystique comme expérience de fusion aveuglante et incommunicable…
  • ceux de la politique comme espace de jeux du continu (la foule, la population) et du discontinu (l’individu, le consommateur, l’électeur). La démocratie comme le régime qui empêche la continuité totalitaire (le holisme dont Le Contrat social serait la figuration emblématique) et qui déjoue la discontinuité (le repli individualiste, la fatigue d’être soi) ;
  • ceux de la technologie, enfin, qui entendent donner accès au tout (la connaissance universelle, la continuité planétaire, l’immortalité, etc.) et qui enferment finalement (dans les réseaux sociaux, dans les injonctions particularistes des prescriptions marchandes). L’Internet des objets serait le théâtre des perversions générées par les algorithmes dans les relations de communication…

5À chaque niveau, soit qu’elle est première soit qu’elle est dérivée, l’incommunication paraît le gage d’une résistance à l’assimilation – une assimilation qui peine à se présenter comme le visage de la communication réussie, dans un contexte qu’Adorno (2003) décrivait ainsi, dès 1951 : « la vie sociale est devenue impossible dans les conditions qui sont les nôtres maintenant… Être sociable, c’est déjà prendre part à l’injustice » (Minima Moralia, § 16). Puissions-nous échapper au sombre verdict d’Adorno : « Derrière une clarification et une transparence apparentes des relations entre les hommes, où plus rien n’est laissé dans le vague, c’est la brutalité pure et simple qui s’annonce » (Ibid., §20) !

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La communication s’inscrit dans le programme de toute entreprise métaphysique depuis Platon. Les technologies contemporaines en héritent la préoccupation, en imaginant instaurer ce que les philosophes auraient seulement pensé. Mais l’échec des technologies révèle une impossibilité de fond, qui explique sans doute le geste reconduit des métaphysiques : vouloir établir la continuité entre toutes réalités grâce aux technologies, c’est produire en réalité une déstructuration qui équivaut à une incommunication. Et si cette incommunication était justement le gage de la résistance à opposer aux prétentions des technologies ? Et si elle était justement ce qui donne à penser… ?

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  • métaphysique
  • technologie
  • résistance
  • transhumanisme

Références bibliographiques

  • Adorno, T., Minima Moralia, Paris, Payot, 2003.
  • Beckett, S., En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952.
  • Blanchot, M., L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
  • Monod, J., Le Hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970.
Jean-Michel Besnier
Jean-Michel Besnier est professeur de philosophie émérite à Sorbonne-Université et membre de la rédaction d’Hermès de la première heure. Ses derniers travaux le conduisent à porter le fer contre les fantasmes et les ambitions tangibles des mouvements transhumanistes. Dernier ouvrage publié : Les robots font-ils l’amour ? Le transhumanisme en 12 questions (Dunod, 2016).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0028
Pour citer cet article
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