CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Je suis un Oriental, avec tout le jasmin et la vase, mais aussi un parfait clone de la colonisation. Gosse, j’ai pleuré Blandine dans nos vieux livres jaunes à gravures ; à l’école communale j’admirais Bayard, sans peur et sans reproche, parmi les fumets de chorba du ramadan. Aujourd’hui l’histoire, le drame, l’exil. Et l’écrire toujours là, à adoucir les mœurs… » Oui, le jasmin, encore et toujours. L’auteur algérien Aziz Chouaki infusait son encre dans ce parfum, soulager le sang et les larmes de son histoire. « Quand elle est gifle, la vie. » Seigneur d’une ponctuation impromptue, il nous impose le contre-pied, cette fois-ci difficile à avaler, 16 avril 2019, 67 ans, le funeste point final. Sa plume inlassablement fertile aura mis en branle les deux rives, comme deux ciels en bataille, blessure à lécher. Par son feu-langage, il aura su jouer l’esquive. Et tatouer notre cœur du délice de ses multiples musiques.

2Tizi Rached, Kabylie. La terre d’Algérie voit naître un lion le 17 août 1951. Dans le féroce rugissement de la guerre d’indépendance, le jeune Aziz rejoint dès 1955 Alger. « Ample croissant mousseux, embruns zéllidj tressé turquoise, et Alger, l’indolente blanche qui s’étale. » Il y vivra jusqu’à son exil en France dans les années 1990. Enfant unique, marqué par l’abandon de son père, il se réfugie dans la littérature, chaleureusement encouragé par sa famille d’instituteurs (dont parle d’ailleurs Camus dans « Misère de la Kabylie »). Amoureux des mots et du langage, il y apprivoise la jungle des bibliothèques d’Alger : il s’enivre de Homère, Rabelais, Borgès. Mais aussi philosophie et poésie orientale, Rûmî, Khayham, Averroès. Et James Joyce, surtout, sujet de sa thèse, pierre angulaire, prophète de sa plume.

3Les livres, oh oui, mais dès 17 ans, les griffes aussi sur sa guitare, il dévore les partitions : chants kabyles, ramages chaâbi, les Beatles aussi, Miles Davis, Wes Montgomery, tout ce qui s’avale et qui vibre. « Entre chien andalou et loups de choses Rock », il fait flairer au Alger lumineux d’après guerre le savoureux métissage de sa musique. Pourtant, parcourant les cabarets, mu d’un étincelant succès, son œil reste vif et alerte : le visage de son quartier change, sa terre insidieusement s’assombrit, le voile menaçant de l’islamisme qui aboutira en 1991 à la prise du pouvoir aux élections municipales du Front islamique du salut (FIS). De cette époque, il tirera L’Étoile d’Alger, roman culte pour toute une génération d’Algériens. L’histoire de la chute du guitariste Moussa Massy. Des bas-fonds de la ville, son rêve, il devient le Mickaël Jackson algérois. Son étoile brille. Mais la nuit, le voile, les militaires, cigares et lunettes noires. Relégué, grignoté, sans horizon, malgré lui, il deviendra lui aussi islamiste. Portrait d’un pays. La chute. Camus jamais loin.

4Seulement, voilà, Aziz Chouaki n’est pas Moussa Massy. Venimeuse douleur, certes, mais le lion est difficile à dompter. En 1983, à pleines dents, il se lance dans l’écriture. Il publie à compte d’auteur un recueil de poèmes et de nouvelles, Argo (référence à Roland Barthes qu’il chérissait tant). En 1988, il publie son premier roman, Baya (réédité quelques semaines avant sa disparition aux Ed. Bleu autour), long monologue sur l’inconscient féminin algérien sur fond de nostalgie française. Ce texte est repéré par Jean-Pierre Vincent, alors directeur du théâtre des Amandiers à Nanterre. Il l’adaptera quelques années plus tard en France.

5Le cas Chouaki s’aggrave lorsqu’il écrit et publie chaque semaine dans Le Nouvel Hebdo des nouvelles directement inspirées de la situation politique du pays. D’un côté, les apparatchiks présument des affinités avec le Hizb França (Parti de la France). Quoi ? Critiquer l’État ? Attitude d’apostat selon les autorités, grosse arête dans la gorge, divorce, Aziz Chouaki est renié. De l’autre côté, son nom est retrouvé sur des listes placardées dans les mosquées. Menacé de mort, il est contraint avec sa femme de quitter cette même année l’Algérie. « J’étais accusé d’être le diable, d’être musicien, d’être beau gosse, d’être écrivain. J’étais une cible alléchante pour les Frères musulmans. Je dirigeais un club de jazz, l’un des seuls d’Afrique du Nord », déclare-t-il au site du magazine littéraire En attendant Nadeau. L’infâme décennie noire – malheureusement si peu connue à l’intérieur de nos frontières. La mémoire… « Algérie des années 60 et 70, théâtre des opérations : Le pouvoir impose la feuille de route, l’identité nationale, gros n’importe quoi facturé cash à 200 000 morts : arabisme forcené, archéo-islamisme rampant, marxisme de dechra. » Ni martyr, ni d’« acné nationaliste » ; entre deux rives, la couronne funéraire ou la valise.

6Arrivé à Paris, les éditeurs français veulent lui faire jouer la carte victimaire, « l’écrivain algérien » chouinant son exil, beuglant aveuglément sur l’islamisme. Il tourne les talons. Sa voix, son réel pays, c’est « Poestrie, un pays imaginaire dirigé par la poésie. » D’abord le verbe, et rester libre. Sa carrière s’envole en 1998. Il publie Les Oranges aux éditions Mille et une nuits, fresque en forme de fable brossant d’un humour coriace et miel l’histoire algérienne depuis la colonisation. Car divorce il y a eu, mais la mémoire de son pays reste pleine d’une immense tendresse. Sous sa plume, l’Algérie devient le peuple des oranges. Le conte pour détourner, décaler, encore dribbler. Un succès, jusqu’encore aujourd’hui, joué presque chaque année en Avignon, et même à l’étranger, mis en scène en 2005 par l’auteur suédois Lars Norén en Suède.

7Puis ses romans, Aigle (2000) aux éditions Gallimard, L’Étoile d’Alger (2002) aux éditions du Seuil, et Arobase (2004) aux éditions Balland.

8Auteur dramatique reconnu, ses pièces sont montées entre autres au théâtre des Amandiers, en Avignon ou au festival de la Mousson d’été. Pour ne citer qu’elles : Une virée (2003), où Lakhadar, Mokhtar et Rachid se noient dans l’alcool et les drogues tout au long d’une nuit, rêvant d’un autre monde, vociférant avec humour et gravité sur leur pays. Dom Juan (2006) dynamite l’écriture de Molière en en gardant la structure et le ton, sabre la religion et le monde contemporain, un gargantuesque cynisme à faire grincer des dents, toujours. « Jouir devrait être obligatoire, une fois par jour sous contrôle militaire, et remboursé par la Sécu, le premier des droits de l’homme. Mais tous les dieux veulent enterrer ça. Toutes les morales, toutes les sciences, c’est quoi le statut de l’orgasme dans le savoir, dans la philosophie, hein ? Nada. Alors que ça s’équalise si simple avec la naissance, le sommeil, la mort. » Les coloniaux (2009) nous conte le destin de Mohand Akli, appelé par Jeanne d’Arc pour sauver la France du péril allemand en 1916. Lorsqu’il apprend que les Pieds Nickelés sont au front, alors, il n’hésite plus. Commande du département de la Meuse à l’occasion des 90 ans de la bataille de Verdun, un hommage aux coloniaux à rebours des simplicités. « Je crois que ce que j’ai envie de demander à la France, en fait, c’est juste un tout petit peu de mémoire. Mais de la vraie mémoire active, de celle qui dégrafe les commémorations, au-delà des cymbales et des symboles, foin de tous les artifices de la représentation. Nulle charité, nulle componction, surtout pas de repentance, car, tout compte fait, coin de frigo, des restes de justice feraient très bien l’affaire. Plus une mémoire de cœur, alors, oui, une mémoire bien étale, à ras de langue, à simple hauteur d’âme. » Europa (Esperanza) (2018), dernière création à partir de ses textes, raconte le sort de deux gamins sur la côte algéroise fantasmant l’Europe, embarquant sur un véritable radeau de la méduse, destination Lampedusa. « Même Israël ça me va, mec, tout ce que tu veux, évite-moi juste les arabes, les africains, les pauvres, les grenouilles crépues et tous les Ben Laden possible. » Le clou joueur et sauvage, encore une fois enfoncé, habile. Toujours l’humour, nietzschéen, le rire libérateur.

9« Écrire, maintenant, c’est un peu déraper ; c’est la mise en posture d’un regard, d’abord neuf, sur la Marge d’une époque vite préjugée, péjorée bien souvent. » Prologue d’Argo, donc tous premiers mots accouchés, toute son écriture résonne déjà. La langue à toujours inventer, la révolte, le rhizome des regards, puiser vaste et viser large. Au début était le mot. Alors le style, toujours, une langue qu’il a créée et qui à bien des égards a pu déconcerter. Un style baroque, gongorien, à la fois ghetto, floral et citadin. Il écrivait l’oralité, le rythme, oui, la musique jamais loin, elle aussi. Quid du pourquoi ? Toute écriture est, selon ses dires, autobiographique. Le fond certes, mais la forme aussi. « J’écris en français, histoire oblige, mais à bien tendre l’oreille, ce sont d’autres langues qui se parlent en moi. Elles s’échangent des saveurs, se passent des programmes télé, se fendent la poire. Il y a au moins, et surtout, le kabyle, l’arabe des rues et le français. Voisines de palier, ces langues font tout de suite dans l’hétérogène, l’arlequin, le créole. » La langue d’Aziz Chouaki mijotait dans une cocotte remplie de cette constellation de saveurs, « le tout joyceusement frelaté ». Éclater les frontières en ne les oubliant pas. Le transfrontalier ouvert, il savait les mélanges, le connexe, de facto, car cette sorte de schizophrénie linguistique était le propre de son pays. Dans un texte dédié à Camus, « Le Tag et le Royaume », il écrit : « Oui, j’ai envie de dire avec lui, oui, Camus, l’Algérie n’est pas que arabe, ni que française, ni que berbère, ni que quoi que ce soit de correctement exclusif d’ailleurs. Il y a simplement autant d’Algéries qu’on peut en concevoir. […] J’ai corrigé l’angle de saveur par rapport à lui quand j’ai perdu la nation (au sens où l’on dit : j’ai perdu la foi). Quand me sont poussées, tout d’un coup, ces lianes vivantes qui font de moi réseau, à présent. » Cette multiplicité des regards, et « proférer avec Claude Lévi-Strauss : rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

10« Le langage, depuis Platon, serpillère de plus en plus. Alors oui, moi, je brame : qu’est-ce que’ ? Oui je dis ‘bien : ‘qu’est-ce que’ ? Décaties à l’encan, les questions, ça se savonne vestibulaire, pourquoi ? Parce que tout être humain doit choisir entre l’absurde et le mystère. Moi, j’ai choisi boule de gomme, comme ça direct. » En entendant ces mots pour la première fois de la bouche de Hovnatan Avedikian – metteur en scène et comédien du spectacle Europa qui m’a donné la chance de rencontrer Aziz – ahuri, les poils dansant sur mes bras, j’ai voulu l’approcher. Imaginez le lion, l’approcher… Et pourtant, au jeune auteur que je suis, c’est un temple qu’il a légué. Le don de la transmission trempant dans la transe de nos soirées toujours hallucinées. Comme son style, générosité et largesse, l’humour plein les babines. Un jour, dans mes angoisses d’écriture, il me dit : « Ouh là ! Mets-toi Bags Groove de Miles dans les oreilles, et une bonne lichée de Zarathoustra. » À qui parlait-il ? À lui aussi ? Peut-être. Peut-être aussi. Alger, la plume dans sa baie, le cœur de sa plaie… René Char n’écrivait-il pas que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » ? Lorsque nous nous sommes rencontrés, Borgès débordait de nos langues. Voici quelques uns de ses mots que j’offre à la mémoire d’Aziz : « En cette nuit de ses yeux mortels où il descendait maintenant, l’attendait aussi l’amour et le danger, Arès et Aphrodite, parce qu’il devinait déjà (parce que déjà l’environnait) une rumeur d’hommes qui défendent un temple que les dieux ne sauveront pas et de vaisseaux noirs qui cherchent par les mers une île aimée, la rumeur d’Iliades et d’Odyssées que son destin était de chanter et de faire résonner dans la concave mémoire humaine. Nous savons ces choses, mais non pas celles qu’il éprouva en descendant à l’ombre ultime. »

Alexandre Tran
Né en 1990, Alexandre Tran est auteur de théâtre. En parallèle d’études de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne en 2009, il écrit poésie et nouvelles (certaines publiées dans la revue le Cafard hérétique). En 2017, l’auteur algérien Aziz Chouaki, ainsi que Hovnatan Avedikian, comédien et metteur en scène, l’encouragent à orienter son écriture vers le théâtre. Il écrit en 2019 Tuez-moi, pièce s’inspirant de la tuerie de Nanterre survenue en 2002.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0235
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...