CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Marie-Claire Bancquart est une femme de lettres accomplie, poète, romancière, essayiste et critique littéraire. Elle a obtenu des prix prestigieux dans tous ces domaines de la littérature. Citons de nombreux romans comme L’Inquisiteur, Les Tarots d’Ulysse, Photos de famille, Élise en automne, La Saveur du sel, Une Femme sans modèles. Grande critique littéraire, elle a également publié plusieurs essais fondamentaux comme Paris des surréalistes, Maupassant conteur fantastique, Anatole France, un sceptique passionné, Images littéraires de Paris fin de siècle, Fin de siècle gourmande, 1880-1900, ou Écrivains fin-de-siècle.

2Dans cet hommage, je mettrai surtout en lumière la poète qui développe une poésie aussi subtile que singulière. Le monde du corps nous met en circulation avec une sorte de sacré, celui qui préside aux mélanges des règnes, à l’hybridité, au passage d’une forme à une autre dans les métamorphoses ou anamorphoses de la vie, vers la fusion avec le cosmos et la célébration d’une difficile métamorphose. De la naissance à la mort persiste cette tâche poétique, l’affleurement de l’infini dans les plus profondes épreuves. La promenade dans le monde n’est pas de tout repos, mais elle est d’amour ou de connivence au plus vaste que nous. Pour Marie-Claire Bancquart, le corps est l’expérience primordiale et paradoxale tout à la fois, qui permet d’être au monde et qui en même temps emprisonne dans le carcan de l’insupportable poids des choses. Le corps, c’est la première expérience au monde, l’être au monde, dans la pesanteur, la fermeture et le malaise. Ainsi la poète commence sa vie en côtoyant la mort, en se sachant menacée par elle : « Touchée par une sensation spéciale de l’espace ». Tout commence avec l’épreuve douloureuse d’une distance à soi, aux autres et au monde. La sensation se module en sentiment d’étrangeté, de solitude, d’exil. Se propage alors comme un malaise d’être au monde, creusant des distances multiples. « Je ne parle pas, il est vrai, volontiers de mon enfance, qui n’apparaît guère que très transposée dans ce que j’écris. J’ai vécu alors aussi mal que possible. Plâtrée des pieds aux bras, et allongée pendant des années, à cause d’une tuberculose » (Sud). L’expérience du corps est donc, tout d’abord, quelque chose de très étroitement carcéral. Impossible d’oublier cette enveloppe charnelle qui se rappelle douloureusement à nous : « Notre corps enfermé dans son sac de peau nous fait signe que nous appartenons au monde charnel » (Nu(e)). Et cette expérience primale crée secondairement le sentiment d’être comme en retrait du monde, dans un incommunicable absolu : « j’ai rencontré le même sentiment chez d’anciens déportés : on a l’impression d’avoir connu quelque chose, non tellement indicible – tout peut se dire – qu’indécent vis-à-vis des autres vies. Pas indicible mais pas à dire ». « On a tellement changé, maigre, les yeux grands, qu’on est comparé à ceux qui sortent des camps d’extermination » (L’Incertain). Alors ce qui doit être tu, ce qu’on se sent obligé de taire, ce qui est profondément secret, est aussi ce qui irrigue, ce qui marque souterrainement une œuvre. Car en même temps qu’il existe cette sensation carcérale du corps, il y a aussi une creusée qui se poursuit, seule, à l’intérieur comme si le corps était travaillé de l’intérieur par la mort, quelque chose qui dans nos corps vit et creuse sans nous, d’une existence indépendante. Ainsi le troisième temps du corps après la brutalité et la mise à distance, c’est l’étrangeté. Ce désir de pouvoir scanner son propre corps et de tenter de comprendre ce qu’il y a à l’intérieur. Ainsi le corps va sa vie, va sa mort, sans nous demander notre avis et le corps est comme un destin, notre destin qui serait nous-même sans pourtant nous appartenir : « depuis que fœtus depuis que réunion spermatozoïde-ovaire, irrévocable / je suis en rodage de la mort » (L’Incertain). Venir de cette expérience, naître poète dans cette expérience du corps, donne sa forme à l’être au monde et à l’écriture. Une telle expérience ancrée, enracinée dans la souffrance de l’enfance, on ne peut vraiment jamais l’oublier. C’est pourquoi écrire de la poésie pour Marie-Claire Bancquart, « C’est grave comme on dit une maladie, un attachement grave. C’est lourd, ça vient des entrailles et ça y retombe, c’est une interrogation » (L’Incertain). Et, paradoxalement, ce sera ce corps malade et souffrant, cette lucidité trop précoce devant la mort, qui permettra d’être encore au monde, de pouvoir exister de cette vie intense adossée à la mort, de choisir, malgré tout, le chemin de la vie. Abdiquer devient simplement refluer vers l’arbre, s’harmoniser aux éléments, se fondre dans le végétal, le minéral, perdre le moi, se trans-personnaliser. La séparation devient la source du poème, elle est accueillie et surmontée en création de réseaux et de distances habitables. Écrire, c’est bien sûr ne jamais oublier la solitude du corps et sa détresse. Mais écrire, c’est aussi survivre. La poésie, c’est le regard par la fenêtre, la contemplation qui annule la différence entre le percevant et le perçu et donne de devenir tout ce qu’on croirait hors de soi. Rassembler sur soi veut dire être plusieurs, s’articuler multiple. La richesse vient du retournement. Voir de loin, c’est approcher le principe de nécessité intérieure. Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter la confusion. Mais voir signifie aussi que cette séparation est devenue rencontre. La poésie suppose dès lors une disponibilité, un accueil aux choses : « ça change la vie, la vision, l’importance des choses. Le moindre petit caillou que l’on met dans votre main compte beaucoup : le contact avec un concret qui n’est pas celui de la maladie. Mais aussi de ce concret-là, se servir pour susciter des, comme dit Rimbaud, des Hallucinations » (L’Incertain). Cette compagne, la mort, qui donne une vision horizontale permet aussi de conférer aux objets les plus minces une singulière présence. Comme un horizon grâce auquel on mesure la violente beauté de certaines situations ou de certaines choses (Nu(e)). Une déchirure ontologique détruit la rêverie mais, par les failles, laisse entrevoir la beauté et la poésie de Marie-Claire Bancquart, conçue dans la souffrance et la lucidité terrible du précaire, contient, malgré tout, le caractère miraculeux de toute rencontre. Rencontre de l’arc-en-ciel non exilé du tableau (Rituel), des oranges primevères dans la fête du monde (Rituel), de la peinture, de la musique ou de la poésie. Dans un état d’accueillance, de disponibilité intérieure, tout peut devenir événement jusqu’à la chambre et le drap, le pain, la mousse, le renard, les herbages qui déteignent, la nudité des labours, la prune offerte dans une main. Telle est la beauté de l’ormeau solitaire. Telle est la couleur assourdie dans la floraison des bruyères, telle une douceur violette sur le violet sombre du fruit, la fleur fade du tilleul. Tels sont les oiseaux et les portes. Telle est la tendresse du bourgeon, la beauté des vieux jardins, le feuilletage de la terre. Traces, signes multiples, intermittents, convergeant vers l’affirmation d’une présence. Tout, malgré la mort, reste émouvant lien à la vie. La parole rend compte d’un commencement, d’une présence au monde. Cette rencontre merveilleuse, c’est aussi et avant tout celle des mots et des livres. C’est aussi la rencontre des choses destinées à disparaître sous leur forme actuelle et qui partagent notre sort précaire entre la présence et l’absence, toujours en dérive d’être et c’est en cela qu’elles sont précieuses. L’expérience éphémère peut aussi être ressentie comme une fête, la fête de la vie : « Le jasmin fleur, alors, c’est autre chose ; pour la première fois de ma vie j’ai senti son odeur dans un cloître en Sicile, elle reste mêlée de chaleur et de volupté » (L’Incertain). La poésie est ainsi liée au plaisir, à la joie car elle est là. La poésie permet un rapatriement pour l’exilé, elle donne habitation, tiédeur du corps et des sens. Et puis le corps a tellement représenté la fermeture, l’incarcération qu’il en est devenu porosité, ouverture  : « Le corps, il circule, souple » (L’Incertain). S’ouvrir fermée. Dès lors que l’on devient l’accueil, tout nous accueille. Plotin disant « Je m’efforce de faire remonter ce qu’il y a de divin en moi à ce qu’il y a de divin dans le tout » exprimait déjà cette symphyse entre macrocosme et microcosme qui devient, dans la poésie de Marie-Claire Bancquart, l’immanence débordante d’un vers-pli élargi à la dimension du monde. Et la poète va réenchanter le monde. Le malaise d’être est compensé par toutes les relations au monde organique : plantes, feuilles, lièvres. La poésie devient une certaine façon d’échanger avec le monde. Écrire, c’est aussi s’effacer derrière la voix du monde. Le véritable effacement permet d’être un transmetteur, un passeur. Fluidité générale de l’univers, échange permanent. La moindre chose renvoie au cosmique. D’où, malgré la souffrance et la mort, le bonheur de ce lien à toutes choses réunies joyeusement au courant général. Par la porosité, l’intervalle se réduit, les formes du monde se déplacent sans arrêt l’une vers l’autre, l’une dans l’autre, et nous parcourons le monde prêts à la vie éparse. Partage du corps avec les animaux, avec le monde minéral ou végétal. Fusion comme symbiose avec le monde. La poète s’ouvre au monde et aux éléments cosmiques. On ne voit plus les frontières nettes et figées qui partagent les royaumes de la nature. Il y a transmutation de certaines formes en d’autres, dans l’éternel inachèvement de l’existence. Il n’existe pas de cloison entre les règnes, la poète participe de tous les éléments et elle est mêlée au monde. Le corps de la poète est un corps-monde élargi aux dimensions de l’univers, zone de passage, zone passagère, en-suspens, point d’équilibre, de déséquilibre, tension entre ciel et terre. Un corps traversé de tensions, un corps élémentaire, d’air, d’eau, de feu et de terre. Novalis écrit : « pour devenir, l’arbre se change en flamme qui fleurit, l’homme en flamme qui parle, l’animal en flamme qui marche ». Immergée dans le tissu des choses et des êtres, la poète se sent contenir un infini. L’inspiration, c’est alors le sens de l’univers, le sentiment de la phusis, l’expérience du Tout. Le rituel d’ensevelissement s’est transformé en rite funéraire initiatique, porteur d’une seconde naissance, toujours acceptant la mort mais comme pour mieux affirmer la vie.

Les références sont empruntées à :

  • La revue Autre Sud, avec pour fronton Marie-Claire Bancquart, 2000.
  • La revue Nu(e), numéro 14, consacrée à Marie-Claire Bancquart, 2001.
  • Bancquart, M.-C., Rituel d’emportement, poèmes, 1969-2001, Obsidianes et Le Temps qu’il fait, Sens et Mazères, 2002
  • Bancquart, M.-C., Explorer l’incertain, Coaraze, L’Amourier, 2010.
Béatrice Bonhomme
Béatrice Bonhomme a reçu en 2016 le prix de poésie Léopold Sédar Senghor, prix francophone de poésie décerné par le Cénacle européen, du fait de son rayonnement dans le monde de la littérature et de la poésie en France et à l’étranger, en tant que poète, directrice de revue et critique littéraire. Le prix Vénus Khoury-Ghata lui a été décerné en 2019 pour son livre Dialogue avec l’anonyme. Son travail de recherche a notablement contribué à la reconnaissance de la poésie contemporaine. Elle a fondé en 1994 la revue Nu(e), revue de poésie et d’art, reconnue désormais sur le plan international, qui a consacré à ce jour 65 dossiers à l’œuvre des poètes contemporains. Elle préside la Société des lecteurs de Pierre Jean Jouve et a créé un axe de recherche dédié à la poésie, POIEMA.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0229
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