David DOUYÈRE, Communiquer la doctrine catholique. Textes et conversations durant le concile Vatican II d’après le journal d’Yves Congar, Genève, Labor et Fides, 2018, 251 p.
1L’ouvrage dont on rend compte ici a paru dans la collection « Enquêtes » dirigée par les sociologues Yannick Fer et Philippe Gonzalez. Son auteur est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Tours et assure la direction de l’unité de recherche Pratiques et ressources de l’information et des médiations (Prim).
2Le titre du livre peut égarer, et il va falloir préciser ce qu’il vise ou condense. Quant au sous-titre, il mérite quelques explicitations pour les lecteurs peu au fait des réalités catholiques. Mais disons-le d’entrée, l’ouvrage est d’un intérêt général, et la perspective qu’il met en œuvre est à la fois originale en ces matières et pertinente.
3Pour commencer donc, le titre : Communiquer la doctrine catholique. Il n’est pas à entendre au sens où une institution, une association, un parti ou autre, aurait à passer un message ou à se faire connaître, ou au sens où une entreprise aurait à placer un produit au gré, justement, d’une politique de communication. Le terme communication ne doit donc pas – l’auteur le précise dès son « Préambule » – « être confondu avec son usage courant le ramenant à une technique de séduction publique » (on peut certes faire l’étude des techniques, supports et images qu’en l’occurrence l’Église catholique mobilise pour communiquer sa vision, ses références ou ses valeurs, mais c’est autre chose que ce qui est ici en jeu), ni « avec une technique relationnelle visant à améliorer l’échange interindividuel ou avec un groupe » (un champ qui peut lui aussi être objet d’études spécifiques, et assurément instructives, mais, là encore, ce n’est pas ce à quoi s’attache David Douyère). Dit de manière positive, le livre est consacré à la « production » et à la « mise en circulation du sens » qui organise une institution, la pose comme fait de médiation ou lui donne un corps effectif de discours et de pratiques dans un jeu de corps sociaux où elle vient prendre place. Le christianisme se prête tout particulièrement à cet examen en ce qu’il est – qu’il l’assume ou non – tout entier « système de communication », entre humains différents, entre passé et présent, entre cultures et métissages, et même entre le Dieu évoqué et le corps social qu’il assume, un corps inscrit et toujours à réinscrire dans un jeu de réception et d’innovation où ne s’assure rien de moins que de la transmission.
4Le sous-titre dit le dossier d’observation, le concile Vatican II. On est donc en terrain catholique. Et à un moment non négligeable, celui d’un concile, dit œcuménique, non au sens courant d’interconfessionnalité, mais au sens étymologique, de « toute la terre habitée » en distinction de conciles régionaux. De ces conciles, on en compte vingt et un [1], du ive siècle à aujourd’hui, parfois plutôt rapprochés, parfois plus éloignés [2]. Vatican II, un moment non négligeable donc, d’autant moins qu’il a, pour la période contemporaine, révolutionné sur bien des points l’Église catholique et que sa réception détermine de bout en bout le présent.
5Le concile Vatican II se tint de 1962 à 1965, réunissant au premier titre les évêques du monde entier, ainsi que des supérieurs d’ordres monastiques, assortis de théologiens experts, et, bien sûr, d’hommes [3] du pouvoir central, la Curie. Au total, plus de 2 900 personnes convoquées avec droit de vote (à Trente, ils étaient entre 64 et 300 selon les sessions). Et des réunions innombrables, de commissions, sous-commissions, groupes de pression et autres. Pour une production importante de textes formellement adoptés, suite à un processus de rédaction et d’amendements complexe : 16 documents (4 « constitutions », 9 « décrets », 3 « déclarations ») qui, rassemblés en l’une des éditions françaises courantes, donnent 650 pages, typographie serrée [4].
6Vatican II, concile d’aggiornamento dira-t-on, est une vraie mise à niveau du catholicisme au contemporain ; ainsi, emblématique, la « Déclaration sur la liberté religieuse » enfin reconnue et argumentée, qui se tient à l’arrière-plan du refus, de la scission ou de la dissidence, de Mgr Lefebvre et de ceux qu’on appelle aujourd’hui les traditionalistes, repérables au port de la soutane et des messes en latin. Mais Vatican II, c’est d’abord un moment de réélaboration et d’élaboration doctrinale, qu’on en estime les nouveautés bonnes ou mauvaises et qui, bonnes ou mauvaises, sont de toute manière instructives, aux plans religieux et social, comme de leurs interactions ou interdépendances. Et c’est bien ce qui intéresse Douyère, du moins comment cela se discute, advient, se cristallise, faisant alors apparaître quels enjeux, tout particulièrement entre un passé reçu, constitutif, et des exigences nouvelles, avec leurs risques et leurs promesses, y compris pour l’institution en cause, en lien aussi avec ce qui la justifie et la qualifie. J’en expliciterai plus loin quelques motifs spécifiques, mais le phénomène se tient au centre de toute institution.
Le christianisme comme système de communication
7Reprenons et approfondissons la perspective qui veut que le christianisme soit foncièrement « système de communication ». Avant d’être l’énoncé d’une thèse, il y a un fait. La réalité chrétienne se noue et circule autour des notions de « “Parole”, “Écritures”, “témoignage”, “Révélation”, “annonce” » et, poursuit l’auteur, passe par « la médiation du langage, de l’image, du corps, de signes ou de techniques, dans une relation à l’autre ». Le christianisme se donne comme « lieu d’échanges », et il y « fait exister » des figures et des corps signifiants (p. 11s.). Même son Dieu est inclus dans cet échange, y est « rendu visible » ou y est « révélé » (Vatican II va même sanctionner que Dieu est en lui-même communication).
8Le diagnostic porté est correct à mon sens. Il cerne un trait qui peut se retrouver, au moins partiellement et alors selon des agencements propres, dans d’autres religions, mais non en toutes, et de loin, sauf à les imaginer, fautivement, sur le modèle chrétien, ce qu’on a beaucoup fait en modernité, mais dont on est aujourd’hui heureusement revenu. Le christianisme est la « régulation » d’un « imaginaire, socialement structurant », et en vit.
9Le champ de Douyère est donc « un ensemble de pratiques, d’objets et de théories qui, nommés “communication”, [sont] investigués dans la façon dont l’Église catholique les a pensés, élaborés, mis en œuvre, vérifiés, conservés », par-delà une « dispersion » d’objets divers pouvant être étudiés pour eux-mêmes. On s’y attache à ce qui fait l’« “intermédialité” chrétienne », passant par ce qui, sur ce plan, en organise les figures (p. 16-18). À quoi s’ajoute que, dans l’Église chrétienne, ici catholique, ce jeu entre dans « l’élaboration dogmatique ». L’Église pense en effet ce qu’elle est, ce qui la constitue et commande à son effectivité, en même temps « pratiquement » et « doctrinalement » – y résolvant des forces en tension, voire antagonistes –, même si ce n’est pas sans déni, les justifications qu’elle se donne et met en avant relevant de références propres – de fait, d’autoréférences –, non sans renvoyer en outre à un « Saint-Esprit » comme principe et « force communicationnelle » (p. 27s.).
10On perçoit sans peine que l’étude de ce champ institutionnel propre ne peut que rejaillir sur la compréhension du même fait de « communication » – du même jeu de structuration et de fonctionnement – dans le champ plus global du social et du politique.
La fabrication d’un concile, entre tradition et innovations
11Annoncé dans le sous-titre de l’ouvrage, le travail de Douyère a pris pour base le journal d’Yves Congar [5], tenu au fur et à mesure des sessions du concile Vatican II, non destiné à publication (c’est moins de la rédaction synthétisée que des points de repère, souvent laconiques, assortis de jugements fréquents et bien profilés) mais, vu l’intérêt historique, publié à titre posthume par des tiers. Congar (1904-1995), dominicain français, était le théologien-expert de l’un des évêques, à ce titre introduit dans tous les groupes requis et conversations improvisées, d’autant que son travail de théologien valait ici référence. Congar fut en effet l’un des animateurs de ce qu’on a appelé la « nouvelle théologie », des années 1930 à 1950, date de sa condamnation romaine, une théologie faisant rupture avec la néoscolastique qui avait marqué la théologie catholique accréditée depuis le concile de Trente de la Contre-Réforme, qui se tenait derrière Vatican I, célèbre pour sa promulgation de l’infaillibilité pontificale et qui avait commandé la condamnation du modernisme en 1907, voire surplombé le traumatisme qui s’ensuivit. La rupture opérée le fut sous la forme d’un « retour » aux théologies patristiques ayant pris corps dans l’Antiquité tardive, souvent grecques de langue et de culture – philosophie comprise – et romaines de fait, institutionnel et politique. Condamné en 1950, avec d’autres, Congar sera le ou tout au moins l’un des théologiens du Concile. L’histoire connaît bien des retournements de ce type, sur terrain religieux ou plus largement (et plus souvent qu’on ne le pense spontanément), mais rarement, me semble-t-il, sur si peu de temps (douze ans !).
12Acteur de la « nouvelle théologie », Congar avait beaucoup écrit sur les phénomènes de réformes, toujours présentes dans l’histoire, nécessaires et exposées à divers risques, une question qui sera au cœur du concile. Il était par ailleurs ecclésiologue, alors que la question de la forme de l’Église, tant de son organisation interne – entre pouvoir romain et « Églises locales », ou entre clercs et laïcs aux statuts à redéfinir –, de sa liturgie et de sa sacramentalité, que de son rapport au monde, occupa décisivement le même concile, qu’on dit d’ailleurs volontiers de « pastoralité » justement, et non dogmatique (sur le fond, séparer les questions de pastorale et d’organisation d’une part, celles de la doctrine de l’autre, est bien sûr piégeant, à divers titres, et ne peut qu’indiquer ici une intention ou un « intérêt ») [6]. La question du rapport aux autres confessions chrétiennes, orientales ou protestantes, fut également centrale au concile, et Congar étant aussi œcuméniste, il fut actif et écouté à ce titre encore.
13Sur la base du Journal de Congar, Douyère montre comment le concile va prendre forme, entre réunions en commissions, en groupes de travail, en plénières, mais tout autant au cœur de « réseaux », de « rencontres » et d’« échanges informels », de « rumeurs » et de « contre-rumeurs » aussi, et d’« intrigues » (p. 65-81). Le concile n’est rien sans un « milieu » (p. 87s.), quasiment d’incubation. Mais il y a aussi à produire de l’écrit – requérant un travail spécifique, p. 113-173 –, qui archive et qui norme, où la question du titre de chaque document va en outre apparaître tout sauf négligeable (p. 126-128). C’est là une production de type juridique, bien sûr, mais pas seulement : elle réclame une forme et un style appropriés à l’objectif, celui d’être, en fin de compte, reçu et opérant.
14À pénétrer au cœur de cette gestation et de ce travail de production qui font le concile, on voit qu’est visé un « ressourcement », passant par « dépoussiérage », et que l’ensemble se pense sur le fond d’une conscience historique et, liée, d’une volonté d’insertion dans le monde (p. 33-35). Le geste à l’œuvre est celui d’une réforme, assumée et voulue, mais où se fait voir le souci d’éviter l’excès de nouveauté, ou son unilatéralité (p. 121s.). Laissée en son état, l’institution perdrait toute substance sociale et se déliterait ; mais, déliée d’un rapport fort à un passé, à une provenance et à de l’attestation passée – d’où un jeu d’allégations de « références », de modes et de registres divers (p. 156s.) –, elle ne saurait pourvoir à son travail de structuration au cœur de l’humain et du monde, n’étant plus assurée dans une consistance propre, féconde parce que différente. Et c’est là le défi, l’enjeu aussi – su ou non su –, de toute institution inscrite dans le jeu de corps faisant une société, autre donc qu’une pure addition d’individualités juxtaposées, sans pour autant tomber dans le modèle d’un universalisme homogène de type républicain ni dans celui d’un corps communautaire devant intégrer en totalité [7]. Il y a d’ailleurs, et c’est visible au cœur du concile, à jouer des différences, à les prendre en compte, à en dépasser l’opposition, mais sans la nier. On dira plus tard que ce sont les traces de ce jeu qui rendent l’herméneutique de Vatican II compliquée (p. 160), mais c’est là un caractère obligé, que connaît, par définition, toute institution.
15Enfin, j’y reviens, est clairement présent à la conscience des acteurs qu’il sera fondamental d’être « entendu », « reçu », « accueilli », qu’on ait donc « rejoint » l’homme et la société d’aujourd’hui (p. 114, p. 121, p. 172). C’est qu’on a affaire à « une réforme communicationnelle » (p. 114) d’un « système de communication ». On peut même estimer que l’ensemble se déploie dans une matrice « dialogique », « plus en “relation” que ciblée », voire « “altérisée” », étant sorti d’un « enclos » qui serait sans rapports décisifs à un extérieur (p. 163, p. 114). Cela rejaillit sur une attention au « style » – quasiment à un « art de faire », pour emprunter un vocabulaire ultérieur de Michel de Certeau, voire à une « poétique religieuse » pouvant se lier à du « désir », l’alimenter ou le susciter – et à des « formules » à bien ciseler (p. 123s., p. 144, p. 150, p. 165s.). Le « ton » ne saurait être indifférent (p. 148, p. 152-154) – il devra être « concret » (p. 144) et jouer de résonances connues (et faire ici entendre un « “parler chrétien” », p. 143) –, pas plus que ne sont indifférents le plan et la disposition, bien sûr (p. 132). C’est qu’au total, il convient de mettre en place une « dynamique spirituelle » (p. 153). D’où « profondeur, densité, précision, “souffle” » (p. 148).
16Douyère fait enfin plus spécifiquement état de deux thèmes. Celui de la Vierge Marie d’abord, dont Congar dénonce une inflation et une extension – une « enflure », dit-il (p. 38 ; p. 75, p. 180) – ainsi qu’une autonomisation théologiquement à récuser. Les pages 187-193 méritent le détour. Elles attestent de la véhémence du débat – tout y a passé, lobbying, accusations, calomnies –, en lien avec le combat de Congar, finalement victorieux, contre la proposition de faire de Marie l’objet d’un texte conciliaire séparé, alors qu’il convenait à son sens d’en intégrer la figure à la constitution sur l’Église, ce qui fut fait.
17Le second thème touche au rapport au judaïsme, dont le lexique de « peuple déicide » (p. 38, p. 180). Disons-le d’entrée, le terme fut supprimé, mais ce fut à l’issue de débats tout sauf paisibles, et où la conscience des répercussions au plan de la politique internationale fut particulièrement forte, notamment chez les chrétiens arabes et en Israël, à quoi il convient d’ajouter les Églises orthodoxes. Il y eut aussi des interférences directes. À vrai dire, au long des débats, Congar se montra hésitant – on a pourtant affaire à une aberration théologique [8] –, sur le fond, sur les manières de dire, sur divers textes d’accompagnement possibles. Mais il y toucha du doigt un antisémitisme chrétien qui le révulsait, et cela joua dans son ralliement à la suppression du terme dans la déclaration Nostra Aetate. Suite à un pamphlet d’extrême droite qui parlait entre autres choses d’un « droit de résistance, fondé dans le droit de légitime défense contre la juiverie internationale », Congar conclut : « Ces feuilles stupides, qui veulent convaincre de refuser la Déclaration […], montrent simplement à quel point celle-ci était et demeure nécessaire ». Et Congar de déclarer, suite à son adoption : « on doit l’imprimer le plus tôt possible » (sur le déroulement, cf. p. 194-201). Aujourd’hui, on sait que les intégristes s’en prennent toujours au texte promulgué, notamment à l’abandon du terme déicide qu’il sanctionne.
Retour critique
18Aux réformes actées – une refonte de l’ecclésiologie, tant dans ses données internes que dans son rapport au monde ; la reconnaissance de principe de la liberté religieuse ; de nettes avancées œcuméniques ; la place accordée à la figure de Marie mettant un terme aux tentatives de l’autonomiser ; le retrait du terme déicide pour le peuple juif et de ce qui l’avait accompagné –, il me paraît opportun d’ajouter trois thématiques, instructives (la première est présente dans l’ouvrage de Douyère, non les deux autres, sauf à la marge). C’est qu’elles font système, entre elles et avec ce qu’on a relevé jusqu’ici. Ces thématiques sont à inscrire dans une interrogation critique qui historise un concile tenu il y a environ 75 ans, un concile qui participa pleinement de son époque, plus optimiste que la nôtre qui doit faire face à d’autres données et défis, alors inconnus. La prise de distance est ici nécessaire à l’encontre de déclarations désopilantes de chrétiens de bonne volonté répétant qu’on n’a pas fini de recevoir le concile. Sauf à subrepticement prendre ces textes pour vrais en et pour eux-mêmes, une vraie « réception » ne peut en effet que passer par une mise en contexte et une appréciation critique, même si l’on n’a bien sûr aucune envie de donner des armes aux réactionnaires ici à l’œuvre.
19Premier thème, la sanction donnée à une compréhension de Dieu comme auto-communication. Ce motif s’inscrit dans une donne née avec le romantisme des premiers temps du xixe siècle qui, se décalant tant des Lumières que la néoscolastique, tentait de valider non un énoncé métaphysique, mais la réalité d’un corps social se déployant historiquement. Il est central chez Karl Rahner (1904-1984), par ailleurs très actif au concile, de même qu’il était décisif chez le protestant Karl Barth (1886-1968). Il est largement accrédité dans les théologies reçues (mais non dans l’évangélisme qui, sous communication, entend plutôt une transmission externe d’informations sur Dieu, qui il est et ce qu’il a fait). Le motif de l’auto-communication de Dieu, inscrivant les humains dans un ensemble d’échanges où aussi bien Dieu qu’eux-mêmes sont directement et comme tels en jeu, supprime tout arrière-plan d’inconnaissabilité. C’est à la fois typique (les mondes prémodernes vivaient d’une posture contraire, ce qui commandait un symbolique) et problématique (une appropriation du sujet en principe sans reste) [9].
20Deuxième thème, la suppression – la modification, dira-t-on pudiquement – de l’extrême-onction, vue comme trop « magique » et liée à un « pouvoir sacré » du prêtre, au profit d’un sacrement des malades ressortissant plus à une pastorale personnalisante. Deux générations plus tard, on ne peut pas ne pas y voir un trait typique de l’époque, désertant le moment de la mort et, par-delà, les lieux-frontières où se marquent les limites de l’humain, avec ce qui, de manière irréductible, s’y profile et en sourd de provocation.
21Troisième thème, l’innovation doctrinale disant l’Église être elle-même sacrement (elle avait été portée par Rahner et les théologiens des débuts du xixe siècle évoqués ci-dessus). L’intention était de ne pas autonomiser – et du coup de ne pas sacraliser – les sept sacrements reconnus, spécifiques, pour les restituer à un ensemble plus large, pastoral à nouveau, qui les porte. Mais, et c’est le risque, s’en trouve dissout le caractère propre du sacrement, prenant place à l’articulation des réalités humaines et de ce qui peut y être marqué d’une hétérogénéité. Plus gravement, se trouve ouverte une voie où se perd la différence entre ordre humain de la « création », général, et ce que l’Église marque en propre, qu’elle dit relever d’un « salut ». Perdre cette différence a des effets pervers touchant le rapport au monde, tout se passant comme si les réalités du monde, parce que reconnues positives, avaient à être intégrées dans une orbite chrétienne. Perte de sens critique à l’endroit du monde, et tentation indue de se l’approprier [10]. Que le concile ait dit l’Église sacrement d’une « unité de tout le genre humain », et en ce qu’il importerait « que la communauté humaine, toujours plus étroitement unifiée par de multiples liens sociaux, techniques, culturels, puisse atteindre également sa pleine unité dans le Christ » (je souligne), ne peut que donner à réfléchir. Aujourd’hui, on dirait plutôt qu’il convient, à tous niveaux, de mettre en place et en œuvre une productivité des différences.
22Pierre Gisel
23Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne (Suisse) Courriel : <pierre.gisel@unil.ch>
Pascal GLEMAIND, L’Économie sociale et solidaire. De ses fondements à son « à venir », Rennes, Apogée, 2019, 117 p.
24Ce petit livre de vulgarisation présente l’économie sociale et solidaire (ESS). Il en donne la définition suivante : « une analyse scientifique d’une altérité ou bien d’une alternative à l’économie capitaliste et une réalité politique issue d’initiatives citoyennes au service d’un modèle de développement territorial socialement soutenable, économiquement viable et respectueux de l’environnement » (p. 10-11). Trois chapitres composent cet ouvrage. Le premier, historique, s’intitule « Les fondements de l’économie sociale et solidaire. D’où vient l’ESS ? ». Il retrace l’histoire de l’ESS de 1773 (date de la première apparition du terme « économie sociale ») à la loi de juillet 2014. Le second chapitre – « Les organisations d’économie sociale en France. Ce qu’elle est » – décrit, de manière classique, les différentes familles de l’ESS : coopératives, mutuelles, associations et fondations. Mais ce chapitre, de manière plus originale mais néanmoins tout à fait justifiée, parle aussi d’autres familles parfois un peu oubliées : les unions d’économie sociale et les groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification. Le troisième et dernier chapitre offre, comme son titre l’indique – « L’à venir de l’économie sociale et solidaire. L’ESS : où va-t-elle ? » – un regard prospectif sur les tendances émergentes de l’ESS, ce qui permet à l’auteur de clarifier les différents types d’entreprise sociale. Clarification nécessaire car, derrière ce terme flou, se retrouvent des logiques solidaires mais aussi, et surtout, des logiques caritatives ou capitalistes fort éloignées des valeurs défendues aujourd’hui par les acteurs de l’ESS. Une bibliographie fort bien faite complète utilement ce livre très pédagogique.
25Ce livre offre donc un accès facile au monde complexe de l’ESS. Il est écrit dans un langage simple et présente de très nombreux tableaux et schémas qui facilitent la compréhension. Surtout, il invite à utiliser le vocable « d’organisation d’ESS » (plutôt que celui, trop usité, « d’entreprise de l’ESS »), parce que derrière ces organisations « se cachent également des réalités plurielles d’entreprises, ainsi que des institutions à dimension plus politiques […] » (p. 38). Ce livre est donc à recommander à toutes les personnes désireuses de se faire une première idée de l’économie sociale et solidaire. Néanmoins, pour offrir une présentation simple, ce livre repose sur des partis pris parfois critiquables. Par exemple, le premier chapitre insiste sur le catholicisme social comme matrice de l’ESS, mais oublie la racine anarchiste de l’ESS avec le père du mutualisme, Proudhon. De même, le chapitre deux présente des chiffres qui donnent la mesure de l’ESS, mais insiste beaucoup trop sur la nécessité d’avoir des comptes satellites spécifiques, question qui passionne les gestionnaires et les économistes mais qui intéresse beaucoup moins le lecteur lambda. Enfin, le chapitre trois présente les entreprises sociales comme l’avenir probable de l’ESS mais aurait pu ouvrir l’espace des possibles un peu plus largement en parlant du commerce équitable, des zones de gratuité ou des tiers lieux. Si le spécialiste n’y retrouve donc pas tous ses petits, cet ouvrage, qui s’adresse au grand public, reste une très bonne porte d’entrée pour connaître cette économie sociale et solidaire qui est présente partout et pourtant invisible médiatiquement.
26Éric Dacheux
27Communication et sociétés, Clermont Auvergne université
28Courriel : <eric.dacheux@uca.fr>
Ronan LE ROUX, Une histoire de la cybernétique en France (1948-1975), Paris, Classiques Garnier, 2018, 803 p.
29Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2010 à l’École des hautes études en sciences sociales, ce livre est appelé à devenir indispensable à tout chercheur français soucieux de situer ses activités par rapport au contexte institutionnel et scientifique de l’après-guerre. Ronan Le Roux a entrepris de retracer la manière dont notre pays a accueilli la cybernétique, cette discipline née en 1948 qui, aux États-Unis, a émergé de la conjonction de pratiques interdisciplinaires de modélisation. L’histoire qu’il raconte est celle de l’interdisciplinarité, au cours des Trente Glorieuses, sur un sol qui a couvé le positivisme, développé une organisation bureaucratique de la recherche et qui a privilégié avec obstination l’hyperspécialisation des chercheurs. Comment la cybernétique s’est-elle introduite dans le monde français de la recherche et en quoi y a-t-elle changé les pratiques et les représentations ? Ce livre s’attache à répondre à ces questions, avec une formidable érudition et une composition tout à fait convaincante : il s’agit pour une grande part de la biographie d’une interdiscipline importée des États-Unis, jalonnée par le nom des scientifiques les plus en vue de la période mais aussi par la présence d’acteurs auxquels l’histoire des sciences ne rend pas souvent justice. Norbert Wiener est évidemment le personnage-clé de cette saga, mais Jacques Laffite, Louis Couffignal, Jacques Riguet, Benoît Mandelbrot, Pierre Ducassé et quantité d’autres sont loin d’avoir joué les seconds rôles. Ronan Le Roux les situe avantageusement sur la scène des laboratoires, des cercles d’études, des organismes de recherche ou des commissions gouvernementales qui ont fabriqué la science des trois décennies florissantes, au cours desquelles la France se reconstruisait et affirmait son ambition de ne pas s’en laisser conter par l’Amérique. Le livre dresse l’état des lieux, pas toujours glorieux, d’un pays qui n’a pu profiter de la guerre pour « booster » son potentiel technoscientifique et qui est resté empêtré dans le formalisme et l’académisme qui devaient d’abord le rendre indifférent aux audaces interdisciplinaires et au génie de l’innovation. Le CNRS ne fait pas exception au diagnostic de frilosité de cet état des lieux : il en est certes venu à prêcher la mise en synergie des disciplines, mais en réalité, il est resté coincé par ses commissions de recrutement et les impératifs de ses évaluations obsessionnelles.
30Cependant, cette histoire de la cybernétique ne vise pas à régler des comptes ni à ironiser sur une indigence nationale. Elle cherche à apercevoir les raisons qui ont conduit certains scientifiques à développer un goût pour la modélisation, en vue de permettre la convergence de spécialités et à encourager la propension à marauder dans le jardin des autres pour affronter de nouvelles questions. C’est en effet cela, l’esprit de la cybernétique à l’œuvre au sein des conférences Macy : à partir de la mise en œuvre de quelques concepts opératoires (celui de message, d’information ou de rétroaction négative, par exemple), l’exploitation de la découverte du pouvoir heuristique des machines pour la recherche fondamentale. La France a longtemps freiné, en optant plutôt pour l’automatique au titre d’une stricte spécialité d’ingénieur, peu encline à importer des préoccupations de sciences humaines ou sociales ou bien à déranger le travail des chercheurs fondamentalistes. La cybernétique a été d’abord suspecte de n’être qu’une mode et de n’offrir d’autre perspective que celle d’une vulgarisation déstructurante. Ronan Le Roux ne se contente pas de décrire les stratégies de contournement mises en place par l’establishment français ; il est allé interroger les francs-tireurs qui ont transgressé les critères d’appartenance disciplinaire, sans toujours en avoir l’air (cf. les mathématiciens René Thom ou Jean-Pierre Aubin, ou encore l’ingénieur frotté à la psychologie et à la physiologie Alain Berthoz, le neurophysiologiste Bernard Calvino, etc.), il a retrouvé la trace d’audaces épistémologiques parfois payées cher par leurs auteurs au sein de la communauté scientifique (celles d’Henri Laborit, par exemple), le verbatim de discussions ou les correspondances épistolaires qui ont contribué à frayer de nouvelles voies (notamment celles entre W. Ross Ashby et Jacques Riguet), il consacre aussi de vraies monographies aux grandes figures trop oubliées (celle de Louis Couffignal, spécialiste des machines à calculer, en est l’illustration). Cette Histoire de la cybernétique en France est formidablement documentée : sa bibliographie de 60 pages, ses annexes et ses index en font une œuvre de référence propice à orienter de futures recherches sur le dispositif (et non pas l’épistémé façon Foucault ou le paradigme kuhnien) qui a ouvert à la France l’horizon des technosciences. Les lecteurs du grand livre de Jérôme Segal, Le Zéro et le Un. Histoire de la notion scientifique d’information au xxe siècle (Paris, Syllepse, 2003), gagneront à compléter leur culture avec l’encyclopédie de Ronan Le Roux. Ils y apprendront comment la cybernétique (à la française) a fait sa jonction avec la théorie de la décision statistique (et les jeux de stratégie), comment elle a séduit la biologie en lui présentant le vivant comme un système de circuits rétroactifs, comment elle s’est aventurée aux pays des économistes, comment elle a dicté à la théorie de l’information ses concepts et sa référence à la thermodynamique, comment, enfin, elle a conduit la neurophysiologie à aborder le système nerveux comme une machine dotée de circuits neuronaux « bouclés ». Le philosophe Gilbert Simondon qui définissait la cybernétique comme « une technologie interscientifique » apparaît, dans cette histoire, comme particulièrement clairvoyant, tandis que Claude Lévi-Strauss ne tire pas l’essentiel de sa rencontre avec Wiener, ni Jacques Lacan qui perçoit néanmoins le pouvoir suggestif de la machine cybernétique pour étayer l’autonomie de « la chaîne signifiante » et le rôle du langage dans « l’ordre symbolique ».
31Ronan Le Roux décrit le résultat de ses recherches et enquêtes comme « un travail de contextualisation et de constructions d’hypothèses ». Il ajoute que son but « n’était pas d’être méthodique, mais authentique » : « Un peu à la façon d’un carnet de naturaliste, écrit-il (p. 15), ce livre exhibe des modèles comme des spécimens rapportés de diverses explorations ». La lecture de son Histoire satisfait assurément la gourmandise et l’attrait pour le voyage qui signalent les bons chercheurs.
32Jean-Michel Besnier
33Sorbonne Université
34Courriel : <jean-michel.besnier@sorbonne-universite.fr>
Frédérique VIANLATTE, Pour résister au capitalisme : faisons la sieste, Paris, L’Harmattan, coll. « Des Hauts & débats », 2019, 92 p.
35Voici trente-cinq brefs conseils pour vivre heureux, entourés d’une introduction (qui précise que « Résister veut dire, à l’origine, “Ne pas céder sous l’effet d’une force” ») et d’une conclusion (qui résume la philosophie du livre : « il s’agit d’épicer nos vies »). Le ton est donné, ce sont des textes-slogans qui visent à décomplexer en attribuant à la transgression sa vertu émancipatrice. L’auteur adopte un pseudonyme plutôt facile à décrypter : Frédérique comme Frédéric Dard (qui lui-même signait certains de ses livres San Antonio), Vianlatte comme Boris Vian et Alexandre Vialatte. Le prénom féminin est-il une ruse pour un homme souhaitant affirmer son féminisme ou bien d’une femme se dotant de deux parrains masculins écrivains ? Nous ne le saurons pas. Néanmoins, l’on devine derrière ce pseudonyme un auteur préoccupé par la question de la communication, qui cite même Dominique Wolton à la page 59. Toutefois, les références littéraires montrent un auteur éclectique, qui mentionne aussi bien François Mauriac (qu’on ne lit plus trop) qu’Aldous Huxley, Charles Baudelaire, les frères Goncourt, Patrick Modiano, Rémy de Gourmont, Alain, Sartre, Camus, Nietzsche, Borges, Cavanna, Morin et quelques autres, et là les hommes triomphent, comme si les femmes d’esprit n’existaient pas ! Ces trente-cinq sourates d’un coran libertaire plaident pour le farniente, la lenteur, le jeun, le rap, la danse, le mauvais goût, le retard, la nudité… Un thème domine les autres, le sexe : « Glissons des doigts mouillés dans toutes les muqueuses. Embrassons-nous à langue déployée. Debout, assis ou allongé, dans la cuisine, la douche ou la salle à manger, dans un fauteuil, sous un lit ou sur la machine à laver, à l’envers, à l’endroit, seul, à deux ou à plusieurs, livrons-nous corps éperdus aux joies du sexe » (p. 29) ou « Emprunter joyeusement les sentiers non explorés de la sexualité, ce n’est pas rechercher la jouissance à tout prix. Non, il s’agit, au contraire, de s’éloigner de l’injonction de la performance, de la jouissance vite faite mal faite qui régnait déjà au temps de Sarah Bernhardt, “l’amour c’est un coup d’œil, un coup de reins et un coup d’éponge.” » (p. 69). Voilà un petit guide aux propos menés tambour battant, qui secoue les certitudes des conformistes et appelle à s’en libérer afin de jouir de tout, sans cesse, sans jamais se soumettre à un quelconque dogme en la matière, en expérimentant tout ce que la vie nous offre… Un mot d’ordre : « Jouir c’est vivre, vivre c’est résister. » Avec un petit bémol néanmoins, « résister » certes, mais pas à ce qui s’annonce comme une promesse de bonheur !
36Thierry Paquot
37Philosophe
38Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>
Octave DEBARY, De la poubelle au musée. Une anthropologie des restes, préface de Philippe Descola, Paris, Creaphis, 2019, 176 p.
39Professeur à l’université Paris Descartes, Octave Debary construit, de livre en livre, une œuvre singulière et particulièrement originale en explorant le proche le moins valorisé : le déchet. Certes, ce terme dérive du verbe « déchoir » et désigne tout ce qui « chute » de l’atelier de l’artisan ou de la machine de l’usine. Pourtant, ces « restes » permettent à des ouvriers déqualifiés par le taylorisme de se maintenir au niveau de leur savoir-faire en confectionnant des objets de la vie de tous les jours à partir d’eux. Au Creusot, chez Schneider, les ouvriers fabriquent des petits riens avec les restes, des bricoles. Ailleurs, dans d’autres professions, on parle de « perruque », de « bousille », de « pinaille », de « casquette »… La bricole n’est pas du vol, mais une sorte de recyclage, qui permet à l’ouvrier de se montrer à lui-même, et aux autres à qui il offre l’objet créé, qu’il possède encore les ficelles d’un métier, ficelles confisquées par la machine-outil qu’il ne fait qu’alimenter. Lui qui ne sert pas à grand-chose, à ses yeux, bricole de quoi être fier. Robert Kosmann, dans Sorti d’usines, la « perruque » un travail détourné (Syllepse, 2018) donne à voir de nombreuses réalisations, dont certaines témoignent de l’incroyable dextérité et de l’ingéniosité du travailleur. Lors de son enquête sur l’écomusée du Creusot, un ingénieur dit à Octave Debary : « Tout Creusotin qui fout le camp de l’usine sans rien rapporter croit qu’il a oublié quelque chose. » Avec deux fois rien, une bricole, il n’oublie pas qu’il n’a pas oublié son savoir-faire et donc un peu de sa dignité… L’auteur constate que « la bricole est un déchet auquel on a redonné vie. Ce pouvoir de résurrection dépend d’une capacité à réutiliser des matériaux restants. Une capacité à fabriquer des souvenirs de ce qui reste de l’histoire. » L’usine (une des plus grandes d’Europe au temps de sa splendeur) est devenue un écomusée (ce qui est un peu tiré par les cheveux, car l’écologie en est bien éloignée…) où l’on conserve des « restes » du passé afin de se souvenir d’une économie industrielle qui enveloppait la moindre activité des Creusotins. Un autre lieu qui entretient la vie d’objets ayant déjà vécu, ce sont les vides-greniers. Là, soit l’on disperse des objets d’un mort, soit l’on se sépare de ce qu’on n’utilise plus. Dans les deux cas, l’objet n’a pas rendu son âme. Il change de main et par là-même retrouve de la valeur. Il perd une histoire – celle qui le liait à son premier utilisateur – mais en acquiert une autre, parfois même en changeant de rôle : une bouteille devient un pied de lampe. Au vide-grenier, on joue au client et au marchand, chacun connait sa tirade et accepte la mise en scène… « Les prix sont rarement affichés, observe l’auteur. Cette absence oblige à prendre la parole, à “parler des prix”, au sens de les négocier. La transaction qui s’engage met à l’épreuve la capacité de l’acheteur à énoncer sa connaissance de l’objet ou son désir de vouloir le reprendre. Le prix est à entendre comme accord sur la transmission de l’objet. » Octave Debary aurait pu ici s’attarder sur la communication et/ou l’incommunication qui s’établissait entre le vendeur et l’acheteur, tous deux amateurs en marketing, qui cherchent peut-être avant tout un échange, une écoute, une parole ? L’objet d’occasion n’est-il pas avant tout une occasion de rencontres ? C’est ce que le théâtre relate mieux qu’un exposé théorique ; ainsi Christian Carrignon rend-il hommage dans ses spectacles à « Emmaüs, bureau des Mémoires perdues », tandis que l’artiste Loxias (du grec loxos, « oblique »), cet « inventeur de l’art coucou » (« art qui se fait dans le nid des autres »), vous guide dans un musée en commentant tout ce qui n’y est pas exposé expressément, mais une douille sans ampoule au plafond, une grille d’une aération, une dégoulinure de peinture, etc. Cette traversée « oblique » des salles d’exposition donne à voir et aussi à ressentir autrement le musée, son double insoupçonné, en quelque sorte… Jochen Gerz créé des « anti-monuments » sur lesquels les passants interviennent (Octave Debary lui a consacré La Ressemblance dans l’œuvre de Jochen Gerz, Créaphis, 2017), Christian Boltanski fragilise les monuments afin de toujours les réinterpréter et d’accompagner éventuellement leur disparition, Sophie Calle consigne toutes les traces pour affirmer que l’histoire a bien été celle-ci, malgré les effacements, les oublis, les pertes, son « travail de ménage » consiste justement à ranger ce qui dérange…
40Octave Debary commence par analyser l’écomusée du Creusot, dès 1996, pour aboutir au musée « généraliste », qui « accueille un temps dont on ne peut se débarrasser autrement qu’en le conservant », attitude qu’il apparente au don, étudié par Maurice Godelier dans L’Énigme du don (Fayard, 1996). Le « don patrimonial » s’avère une modalité de transmission, un dépôt en quelque sorte dans une vitrine d’un musée d’ethnographie. L’objet est comme laïcisé, le sacré qu’il possédait, et non pas seulement représentait, demeure dans le lieu dont il a été extrait. Il devient un conducteur de culture et non pas sa manifestation directe, sans intermédiaire. Il conduit le visiteur au-delà de ce qu’il montre de lui. Le visiteur se fait alors flâneur et aussi dans une certaine mesure glaneur, en musardant dans un musée, comme un flâneur dans un passage, il emprunte un peu de temps d’ailleurs… Le monde des objets est un musée hors-les-murs qui, lorsqu’on croit que tout a été dit, nous en dit encore.
41Thierry Paquot
42Philosophe
43Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>
Notes
-
[1]
Huit pour le premier millénaire, 10 pour la première moitié du second millénaire, 3 pour sa seconde moitié.
-
[2]
À la fin du Moyen Âge : 4 sur deux siècles, entre 1311 et 1517 ; pour les Temps modernes : trois siècles sans concile, entre Trente terminé en 1564 et Vatican I s’ouvrant en 1869.
-
[3]
D’hommes seulement : dans l’Église catholique, les femmes n’accèdent pas à la prêtrise ; s’y ajoute que le pouvoir est exercé par les prêtres, les évêques au premier chef, dont celui de Rome, le pape, tenu aussi, jusqu’il y a environ 10 ans, pour le patriarche d’Occident.
-
[4]
Vatican II. Les seize documents conciliaires, Montréal, Fides, 1967 ; notons l’inflation de la production de textes régulant l’institution (l’Église connaît sur ce point la même évolution que les autres institutions, étatiques notamment : les textes des 3 derniers conciles ont grosso modo le même nombre de pages que ceux des 18 précédents).
-
[5]
Mon Journal du Concile (É. Mahieu éd.), Paris, Cerf (2 vols), 2002.
-
[6]
Le point est bien sûr lié au fait, là aussi significatif à divers titres, que Vatican II fut le premier concile à ne pas connaître de déclarations d’hérésie consécutives aux formulations doctrinales promulguées (Jean XXIII, initiateur du concile, l’avait ainsi voulu et annoncé d’entrée).
-
[7]
J’ai problématisé cet ensemble dans Sortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2019.
-
[8]
En principe, c’est l’homme qui, emmuré dans ses auto-enfermements, « crucifie », et si cela est raconté sur la scène juive, cela peut tout autant se passer – et se passe – sur la scène romaine, française, etc.
-
[9]
À ce propos, J.-M. Tétaz, « La disparition du Dieu caché. Réflexions sur l’actualité d’un thème luthérien et sur la problématique de ses destins modernes », in P. Gisel et J.-M. Tétaz (dir.), Revisiter la Réforme. Questions intempestives, Lyon, Olivétan, 2017, p. 128-164.
-
[10]
Pour plus, cf. mes textes « Statut et place de l’Église, en compréhension interne et face à la société. Regard critique sur le motif de l’Église comme sacrement », in C. Theobald (dir.), Pourquoi l’Église ?, Paris, Bayard, 2014, p. 197-217 ; « La famille, un ordre de la création ? Mise en perspective problématisante », à paraître (Rome, université du Latran).